Juin 1926
- Le poète tibétain Milarépa, ses crimes, ses épreuves, son
nirvana.
Traduit du Tibétain avec une introduction par Jacques Bacot, quarante bois de Jean Buhot, d’après une iconographie tibétaine de la vie de Milarépa (Bossard).
Voici un ouvrage qui nous change singulièrement des travaux de simple érudition dans lesquels se confinent d’ordinaire les orientalistes. Cela, d’ailleurs, ne devra pas étonner ceux des lecteurs des Cahiers du Mois qui connaissent la réponse de M. Bacot, l’une des meilleures certainement, à l’enquête des Appels de l’Orient(*), et qui ont déjà pu voir par là combien il est loin de partager les préjugés ordinaires de l’Occident et d’accepter les idées toutes faites qui ont cours dans certains milieux.
Le texte qu’a traduit M. Bacot est une biographie de Milarépa, magicien d’abord, puis poète et ermite, qui vécut au xie siècle de l’ère chrétienne, et qui a encore aujourd’hui des continuateurs, héritiers authentiques de sa parole transmise oralement par filiation spirituelle ininterrompue. Cette biographie a la forme d’un récit fait par Milarépa lui-même à ses disciples, alors qu’il était parvenu à la sainteté et à la fin de sa vie d’épreuves. Tous les événements qui y sont rapportés, même les moins importants en apparence, ont un sens mystique qui en fait la véritable valeur ; et d’ailleurs, comme le remarque très justement le traducteur, « l’interprétation mystique donnée à un fait n’en infirme pas l’authenticité ». Les détails mêmes qui paraîtront les plus invraisemblables au lecteur ordinaire n’en peuvent pas moins être vrais ; il est certain, par exemple, que « les macérations auxquelles peut se livrer un ascète tibétain dépassent de beaucoup ce que conçoit comme possible l’imagination européenne ». D’une façon générale, « il est regrettable que l’esprit de formation occidentale soit si prompt à déclarer absurde ce qu’il ne comprend pas, et à rejeter comme fable tout ce qui ne s’accorde pas avec sa propre crédulité ». On ne devrait pas oublier la distance considérable qui sépare un homme tel que Milarépa et un Occidental, surtout un Occidental moderne, soit sous le rapport intellectuel, soit en ce qui concerne des faits exigeant des conditions irréalisables dans le milieu européen actuel.
Nous venons d’emprunter quelques phrases à l’introduction tout à fait remarquable dont M. Bacot a fait précéder sa traduction, et dans laquelle il fait preuve d’une compréhension vraiment exceptionnelle. Nous ne saurions mieux dire, en effet, et ce qu’il exprime coïncide parfaitement avec ce que nous avons toujours exposé nous-même ; nous sommes particulièrement heureux de constater cet accord. C’est ainsi que M. Bacot insiste sur « l’écart qui existe entre le sens oriental et le sens occidental de chaque mot », et qu’il note que « rien n’est fallacieux comme cette transposition de termes d’une religion à une autre, d’une pensée à une autre : un même vocabulaire pour des notions différentes ». Ainsi, le mot de « mysticisme », si l’on tient à le conserver, ne peut avoir ici le même sens qu’en Occident : le mysticisme oriental, ou ce qu’on appelle de ce nom, est actif et volontaire, tandis que le mysticisme occidental est plutôt passif et émotif ; et, « quant au principe même de la méditation où s’absorbe Milarépa durant la plus grande partie d’une longue vie, il ne s’ajuste encore à aucune de nos méthodes et de nos philosophies ».
Nous ne pouvons résister au plaisir de reproduire encore quelques extraits, portant sur des points essentiels et d’ordre très général : « Ce qui étonne, c’est que, sans se réclamer d’une révélation, sans appel au sentiment, l’idée pure ait séduit des peuples innombrables et qu’elle ait maintenu sa séduction au cours des siècles… La pitié bouddhique n’a aucune relation avec la sensibilité. Elle est tout objective, froide et liée à une conception métaphysique. Elle n’est pas spontanée, mais consécutive à de longues méditations. » Des enseignements comme ceux de Milarépa « n’ont pas la valeur sociale ni l’opportunité de notre “saine philosophie”, qui sont une force à nos yeux d’Européens pratiques, et une faiblesse à des yeux orientaux, une preuve de relativité, parce qu’ils voient dans les nécessités sociales une très pauvre contingence ». D’ailleurs, bien que cela puisse sembler paradoxal à ceux qui ne vont pas au fond des choses, « l’idéalisme oriental est plus avantageux moralement, plus pratique socialement, que notre réalisme. Il suffit de comparer la spiritualité, la douceur des peuples héritiers de l’idéal indien (car les enseignements dont il s’agit ici, malgré ce qu’ils ont de proprement tibétain, sont inspirés de l’Inde), avec le matérialisme et l’incroyable brutalité de la civilisation occidentale. Les siècles ont éprouvé la charité théorique de l’Asie. Participant de l’absolu, elle ne risque pas cette rapide faillite où se perd la loi de l’amour du prochain, loi ignorée entre nations, abolie entre classes d’individus dans une même nation, voire entre les individus eux-mêmes. » Mais tout serait à citer, et il faut bien nous borner…
Quant au texte même, on ne peut songer à le résumer, ce qui n’en donnerait qu’une idée par trop incomplète, sinon inexacte. Il faut le lire, et le lire en ne perdant jamais de vue que ce n’est point là un simple récit d’aventures plus ou moins romanesques, mais avant tout un enseignement destiné, comme l’indique expressément le titre original, à « montrer le chemin de la Délivrance et de l’Omniscience ».