Septembre 1920

1 vol. in-8o, 226 pp., F. Alcan, Paris, 1918.

Cet ouvrage comprend, en premier lieu, un exposé de l’intuitionnisme bergsonien ; et l’auteur doit être félicité d’avoir su mener à bien cette partie de sa tâche, car il est fort difficile de donner une idée claire et précise de ce qu’il caractérise très justement comme « une doctrine fuyante à l’extrême, estompant sans cesse ses thèses et atténuant ses affirmations, se donnant comme constituée simplement par une série de probabilités croissantes, c’est-à-dire comme capable d’améliorations et de progrès indéfinis ». Il y a même ceci de remarquable, que M. Bergson, tout en affichant un certain mépris théorique de l’analyse, est aussi loin que possible de s’en dégager en fait, et que sa philosophie, qui insiste tant sur la simplicité irréductible de l’acte intuitif, se développe en aperçus d’une prodigieuse complexité. Mais nous n’insisterons pas ici sur l’exposition de la doctrine, et nous signalerons de préférence les principaux points de la critique qu’en fait ensuite M. Penido, et qui constitue la seconde partie de son livre : critique assez sévère parfois, tout en s’efforçant de rester sympathique, surtout au sens de cette « sympathie divinatrice » qui permet, d’après M. Bergson lui-même, de pénétrer « dans la mesure du possible », en s’y « insérant », la pensée du philosophe.

D’abord, qu’est-ce au juste que l’intuition bergsonienne ? On ne peut sans doute « exiger une définition de ce qui, par hypothèse, est indéfinissable », mais on peut s’étonner d’en rencontrer des descriptions tout à fait diverses, et il est fort contestable que M. Bergson soit parvenu, comme l’affirme un de ses disciples, à « donner à la notion d’intuition un contenu rigoureusement déterminé ». Après s’être appliqué à distinguer différentes intuitions, M. Penido constate que chacune d’elles prise à part « semble coïncider parfaitement avec l’intuition bergsonienne », qui « est, par nature, vague, diffuse, éparpillée » ; et, si l’on veut aller plus au fond, on s’aperçoit que la méthode « nouvelle » se ramène surtout à l’intuition « infra-rationnelle », qu’elle est tout simplement « un phénomène d’imagination créatrice ou dynamique », très voisin de l’invention artistique. S’il en est ainsi, M. Bergson ne se distingue guère des autres philosophes qu’en ce qu’il « s’abandonne entièrement à son imagination », au lieu de la contrôler par la raison.

Ensuite, la « philosophie nouvelle » paraît extrêmement préoccupée d’échapper au relativisme : il faut donc examiner si elle rend possible le « passage à l’objectif ». Or, non seulement la valeur attribuée à la « perception pure » est fort arbitraire, mais encore l’aboutissement logique de la doctrine est « une sorte de monisme psychologique », où « l’intuition n’est plus connaissance, elle est création ». On risque donc d’arriver ainsi au « solipsisme », et alors « le moi en s’atteignant lui-même atteindrait aussi le réel total, mais ce serait au prix du phénoménisme le plus radical » ; telle n’est peut-être pas l’intention de M. Bergson, mais il « trouvera quelque jour un Schelling pour pousser son système jusqu’aux limites extrêmes qu’il comporte ».

Une autre objection porte sur la façon dont sont envisagés les rapports de l’intuition et de l’intelligence : la méthode proposée semblait devoir naturellement exclure l’intelligence de la philosophie, après l’avoir « vidée de tout contenu spéculatif, par un pragmatisme radical s’il en fût jamais » ; mais l’attitude de M. Bergson a été « plus imprévisible, donc plus intuitive », et « il n’a exaspéré l’opposition entre deux modes de connaissance que pour mieux les unir ensuite ». En effet, non seulement « la philosophie prolonge et complète la science », mais, « sans le concours de l’intelligence, l’intuition est impossible, car M, Bergson insiste beaucoup sur l’absolue insuffisance d’une métaphysique dépourvue de bases scientifiques », encore qu’on ne puisse savoir au juste comment se réalise pour lui « le passage du discursif à l’intuitif » ; il va même « jusqu’à faire dépendre la valeur de l’intuition de son accord avec la science », qu’il regarde pourtant comme essentiellement symbolique et relative. Liée à l’état actuel de la science, la philosophie pourra, suivant les époques, conduire à des « résultats inverse » ; et s’il en est ainsi, est-ce bien la peine de s’infliger des « torsions » douloureuses et contre nature ? Et l’auteur cite des exemples que M. Bergson fait constamment de la dialectique, de l’analyse et du raisonnement par analogie, sans parler de ces « comparaisons qui tiennent lieu de raisons », et de ces images qui amènent à se demander « si le maître est sûr de se comprendre lui-même ». Il résulte de tout cela que le bergsonisme est, au fond, un système comme les autres, parlant comme eux d’« un fait très gros » (expression de M. Bergson), qui est la perception de la durée, et que l’intuition, « livrée à elle-même, ne semble pas pouvoir servir de méthode philosophique, tout au moins dans l’état actuel de l’humanité ».

Le côté négatif de l’œuvre de M. Bergson, c’est-à-dire sa critique des autres doctrines, est beaucoup plus net que le côté positif, et aussi plus solide malgré tout ce qu’on peut y trouver à reprendre. La critique bergsonienne a le mérite de dénoncer des erreurs réelles, mais elle est allée trop loin en se transformant en « anti-intellectualisme » ; « elle vaut, non pas contre tout intellectualisme, mais contre un certain intellectualisme » (nous dirions plutôt rationalisme), et ses arguments impliquent de multiples confusions. C’est ainsi que M. Bergson confond toujours le concept avec l’image ; mais nous ajouterons que son empirisme psychologique ne lui permet pas de faire autrement, et que c’est précisément parce qu’il est empiriste qu’il parle « en nominaliste absolu ». M. Penido insiste fort justement sur la différence de nature qui existe entre l’idée et l’image, et il estime que M. Bergson ne nous a donné qu’une « caricature » de l’intelligence, pour laquelle il prend ce qui n’est en réalité que l’« imagination statique » ou reproductrice. L’opposition entre intuition et intelligence se ramènerait donc à l’opposition entre imagination dynamique et imagination statique : cela est peut-être vrai en fait, sinon en principe ; on pourrait y répondre que M. Bergson, quand il parle de l’intelligence, veut la faire synonyme de raison, mais nous dirons encore qu’il ne comprend de la raison que ce que l’empirisme peut en atteindre. Quoi qu’il en soit, l’intuition de M. Bergson nous paraît surtout « anti-rationaliste », et M. Le Roy peut rester fidèle à sa pensée tout en corrigeant son langage, lorsqu’il déclare que l’intuition n’est ni « anti-intellectuelle » ni même « extra-intellectuelle », parce qu’il se rend compte que l’intelligence ne doit point être réduite à la seule raison.

Cette réflexion nous conduit à une autre remarque, qui est pour nous d’une importance capitale : M. Penido parle bien à plusieurs reprises d’« intuition intellectuelle », et il semble même pressentir la distinction de l’intellect pur et de la raison ; mais il n’a pas dégagé les caractères de la véritable intuition intellectuelle ou métaphysique, essentiellement « supra-rationnelle », donc opposée à l’intuition « infra-rationnelle » du bergsonisme. L’intellectualisme vrai est au moins aussi éloigné du rationalisme que peut l’être l’intuitionnisme bergsonien, mais exactement en sens inverse ; s’il y a un intuitionnisme métaphysique qui est cet intellectualisme, il y a aussi un intuitionnisme antimétaphysique, qui est celui de M. Bergson. En effet, tandis que la métaphysique est la connaissance de l’universel, la « philosophie nouvelle » entend s’attacher à l’individuel, et elle est ainsi, non pas « au delà », mais bien « en deçà de la physique », ou de la science rationnelle, connaissance du général ; maintenant, si les bergsoniens confondent l’universel avec le général, c’est au moins un point sur lequel ils se trouveront d’accord avec leurs adversaires rationalistes. D’autre part, il est vrai que « le tort de M. Bergson est, en somme, d’identifier psychologie et métaphysique », mais cette identification avec l’anthropomorphisme qu’elle entraîne fatalement est la négation même de la métaphysique véritable, comme l’est aussi la conception qui place toute réalité dans le « devenir ». Une philosophie qui prend pour objet la vie et une science qui prend pour objet la matière sont tout aussi étrangères et indifférentes l’une que l’autre à la métaphysique ; et s’il n’y a, comme nous le pensons, que de la « pseudo-métaphysique » dans tous les systèmes de la philosophie moderne, le bergsonisme ne fait point exception.

Peut-être M. Penido met-il quelque ironie dans sa conclusion, où il déclare que « c’est encore être bergsonien, dans le sens le meilleur du mot, que d’abandonner le bergsonisme de fait pour chercher au delà une pensée plus synthétique et qui le dépasse » ; en tout cas, selon nous, ce serait perdre son temps que de chercher dans le même sens, à moins qu’on ne veuille se borner à faire de la psychologie pure et simple. Il est vrai que toute intuition est essentiellement synthétique, comme la raison discursive est essentiellement analytique ; mais la métaphysique est une synthèse d’ordre transcendant, sans aucun rapport avec l’immanentisme de l’« élan vital ».

Ajoutons encore que M. Penido a particulièrement bien vu les tendances, à la fois mystiques et expérimentalistes, qui apparentent le bergsonisme, dans la pensée contemporaine, aux courants théosophiques et spirites. N’est-il pas même à craindre que ces affinités aillent en s’accentuant, lorsqu’on voit M. Bergson, dans un de ses plus récents écrits, trouver que « ce serait beaucoup que de pouvoir établir sur le terrain de l’expérience la possibilité et même la probabilité de la survivance de l’âme » ? La question, ainsi posée, serait au contraire d’importance tout à fait négligeable aux yeux d’un métaphysicien.