Novembre-décembre 1921

1 vol. in-16o, 350 pp., P. Lethielleux, Paris, 1920.

Sous ce titre, qui n’est peut-être pas très heureux, sont réunis des aperçus souvent intéressants, mais dont le défaut général est un manque de clarté assez regrettable. Ce défaut ne tient pas uniquement à ce que, comme le reconnaît l’auteur, il y a là des notes trop brèves, insuffisamment développées et coordonnées ; il est dû aussi, en partie, à l’emploi d’une terminologie un peu singulière, qui rend parfois la lecture pénible. La même observation pourrait d’ailleurs être faite à propos de bon nombre d’ouvrages philosophiques, et nous ne pouvons que souscrire à une déclaration comme celle-ci, qui dénote du moins la conscience de cette imperfection : « Le langage philosophique aurait besoin d’un dictateur en fixant le sens avec précision ; bien des discussions à côté seraient évitées, car, si une langue bien faite n’est pas la science, elle contribue à l’acquérir et témoigne de notions cohérentes déjà acquises. » Si l’accord est difficilement réalisable en pareille matière, chacun pourrait du moins, pour son propre compte, s’efforcer d’éviter toute complication inutile et de définir exactement les termes dont il se sert ; et nous ajouterons qu’il faudrait aussi définir et distinguer les points de vue auxquels on se place, afin de déterminer par là le sens et la portée de questions qui appartiennent souvent à des ordres fort divers. C’est ce qui a lieu pour l’ouvrage dont il s’agit : parmi les multiples questions qui y sont traitées plus ou moins complètement, certaines relèvent simplement de la philosophie scientifique, tandis qu’il en est d’autres qui, par leur nature, pourraient se rattacher à la métaphysique ; mais encore faudrait-il ne pas chercher, entre des ordres de connaissance qui doivent être profondément séparés, un rapprochement illusoire qui ne peut produire que des confusions. Enfin, pour la clarté d’un exposé quelconque, il y a peut-être avantage à ne pas vouloir mettre trop d’idées dans un même volume.

Cependant, on aurait grand tort de s’en tenir ici à une impression d’ensemble, car il est des chapitres et des paragraphes qui nous paraissent tout à fait dignes d’intérêt. D’abord, il y a des critiques fort justes de certaines théories, en particulier du transformisme, et ces critiques ne sont pas purement négatives : ainsi, à propos de cette question du transformisme, l’auteur formule, sur les notions de l’espèce et de l’individu, des remarques qui auraient assurément besoin d’être complétées, mais qui, telles qu’elles sont, semblent très propres à provoquer la réflexion. D’autre part, sur la liberté et le déterminisme, sur les rapports du temporel et de l’intemporel, sur la corrélation de la quantité et de la qualité, et sur beaucoup d’autres points encore, il y a des vues qui dépassent certainement le niveau des spéculations philosophiques courantes ; il est à souhaiter que l’auteur ait quelque jour le loisir de les reprendre pour les développer d’une façon plus nette et plus précise.

Ce qui pourrait prêter à bien des objections, c’est le rôle primordial qui est attribué partout aux rapports corrélatifs de ressemblance et de différence ; peut-être est-ce là qu’il faut voir ce que la pensée de l’auteur a de proprement « systématique »… Il y a aussi des inconvénients à se servir trop fréquemment de termes comme ceux d’« abstrait », et de « concret », qui sont fort équivoques, du moins dès qu’on s’écarte de leur acception technique rigoureuse. Dans certains passages, il semble que cette opposition de l’abstrait et du concret soit prise comme synonyme de celle du possible et du réel ; cela prouve que l’une et l’autre auraient également besoin d’être précisées. D’ailleurs, pour nous, la distinction du possible et du réel n’est valable que dans des domaines particuliers, et elle n’a plus de signification quand on se place au point de vue métaphysique, c’est-à-dire universel ; il ne faut jamais oublier que, comme le dit très justement le Dr Devillas, « notre monde » n’est pas « l’Univers ».

Nous devons encore signaler un autre ordre d’idées qui n’est pas le moins intéressant : c’est un essai d’interprétation ou, si l’on veut, d’adaptation de certaines conceptions théologiques, comme celles de création et de chute, qui sont appliquées d’une façon fort ingénieuse à une théorie des lois naturelles. Suivant cette théorie, les lois multiples et hiérarchisées supposeraient dans le milieu un élément dysharmonique, et leur sens serait celui de restrictions ou d’obstacles garantissant contre la dysharmonie totale ; l’« ordre légal », relatif, doit donc être distingué essentiellement de l’« Ordre pur » et absolu. À la hiérarchie des lois, qui définit le monde de l’expérience, correspond, comme expression dans la connaissance humaine, la hiérarchie des sciences techniques ; et cette dernière, ainsi envisagée, donne lieu à des considérations tout à fait originales et même imprévues. D’un autre côté, et comme complément de la même théorie, l’action du surnaturel est conçue comme l’introduction dans le monde d’un élément d’harmonisation ; la grâce est surajoutée à la nature, mais elle ne lui est point contraire. Il y a là l’indication d’un rapprochement possible entre le point de vue de la religion et celui de la philosophie et de la science ; mais un tel rapprochement, pour être valable, doit laisser subsister la distinction entre des modes de pensée qui, pour présenter peut-être certains rapports, ne s’en appliquent pas moins à des domaines différents. Nous ferions donc volontiers quelques réserves, car il y a des idées qu’on ne peut « rationaliser » sans risquer de les amoindrir et de les déformer ; et cela, qui est vrai pour les idées théologiques, l’est plus encore pour les idées proprement métaphysiques ; mais, bien entendu, « supra-rationnel » ne veut point dire « irrationnel ». La distinction des points de vue, à laquelle nous faisions allusion précédemment, serait de la plus haute importance pour mettre de l’ordre dans certaines tendances de la pensée actuelle, que l’on peut appeler « traditionalistes », et qui sont précisément celles que représentent des ouvrages comme celui du Dr Devillas.

Préface par A. Lalande (1 vol. in-8o, VII-122 pp., G, Bridel, Lausanne, et Fischbacher, Paris, 1920).

Nous avouons que l’intérêt d’une certaine « psychologie religieuse », qui semble fort à la mode aujourd’hui, nous échappe en grande partie : traiter la religion comme un « fait psychologique » pur et simple, c’est la confondre avec la religiosité, qui est à la religion, entendue dans son sens propre, à peu près ce que l’ombre est au corps. Cette réflexion, d’ailleurs, vise plutôt Höffding que M. de la Harpe qui s’est borné à faire de ses théories une étude extrêmement consciencieuse, comportant, d’une part, un exposé analytique, et, d’autre part, un examen génétique et critique.

Pour Höffding, « la religion se réduit au principe de la conservation de la valeur dans la réalité, elle se ramène tout entière à la ferme volonté de maintenir les valeurs de la vie au delà de la limite dans laquelle la volonté humaine peut agir à leur égard ». Pour pouvoir préciser le sens de cet « axiome de la conservation de la valeur », il faut d’abord considérer les concepts de « réalité » et de « valeur » qu’il présuppose. M. de la Harpe s’est efforcé d’établir aussi nettement que possible l’enchaînement des divers points de vue qu’il a rencontrés chez le philosophe danois, sans se laisser rebuter par la subtilité excessive de ses analyses, non plus que par les difficultés d’un langage terriblement compliqué.

Mais la partie qui, dans ce travail, nous paraît la plus claire et la plus intéressante, c’est l’« étude génétique de la pensée de Höffding », c’est-à-dire en somme sa biographie intellectuelle, où sont fort bien démêlées les principales influences qui ont agi sur lui, notamment celles de Spinoza et de Kant. Pour ce qui est du dernier chapitre, intitulé « étude critique », M. de la Harpe n’y discute point, comme on aurait pu s’y attendre, le fond même des idées qu’il vient d’exposer ; il s’en tient, ainsi qu’il le dit lui-même, à une « critique de cohérence », dans laquelle il conteste surtout à Höffding le droit de se dire « moniste ». La portée de ce reproche a été, du reste, bien atténuée à l’avance par M. Lalande, qui a montré dans sa préface combien sont relatives des dénominations comme celles de monisme, de dualisme et de pluralisme, à tel point que, suivant qu’il s’agira de questions différentes, on pourra parfois s’en servir tour à tour pour caractériser une même doctrine : elles « n’ont un sens précis et plein que si on les applique aux diverses solutions de problèmes particuliers, et non à l’ensemble d’une philosophie ».