Novembre 1932

Atlantis consacre la plus grande partie de son numéro de juillet-août à l’Humanisme ; rien de bien sensationnel mais nous constatons là une fois de plus combien les sens qu’on attribue à ce mot s’écartent souvent de celui qui lui appartient en propre, et que sa dérivation même fait pourtant apparaître avec une parfaite évidence. — M. paul le cour s’avise d’écrire, à propos de notre article sur Hermès(*), que nous ne nous étions « jamais occupé jusqu’ici de rapprochements verbaux », alors qu’il s’en rencontre en abondance dans presque tous nos livres ! Il ne nous est d’ailleurs jamais venu à l’idée de revendiquer la propriété de ceux que nous indiquons, pour la simple raison que nous les savons vrais, et que seules l’erreur ou la fantaisie peuvent appartenir en propre aux individus. Que M. paul le cour prenne un brevet pour un rapprochement comme celui de Sibylle et de Cybèle (comme si les lettres s et k avaient jamais pu être équivalentes !), ou pour son Iberborée et autres « berbérismes », rien de mieux ; mais une réelle communauté de racine entre deux mots peut être constatée par quiconque veut en prendre la peine ; et, sérieusement, se croit-il donc l’inventeur du nom de Quetzalcohuatl, que nous ne voyons vraiment pas moyen, avec la meilleure volonté du monde, de traduire autrement que par « oiseau-serpent » ? Quant à la question de l’hermétisme, sur laquelle il revient encore, il croit pouvoir nous objecter (en confondant d’ailleurs « trinité » avec « ternaire ») qu’« une idée métaphysique est à sa base » ; nous supposons qu’il a voulu dire « à son principe » ; or nous avons dit et redit en toute occasion que tel était précisément le caractère essentiel de toute science traditionnelle, de quelque ordre qu’elle soit, cosmologique ou autre. Ainsi, nous avons là, en quelques lignes, deux preuves d’une chose que nous soupçonnions déjà depuis longtemps : c’est que M. paul le cour, qui se mêle si volontiers de parler de nos travaux, ne les a jamais lus ; qu’il veuille donc bien commencer par réparer cette regrettable négligence, mais, surtout, en lisant « comme tout le monde », et non pas à la façon, vraiment trop « personnelle », dont il déchiffre certaines inscriptions !

Le Lotus Bleu (no d’août-septembre) publie, sous le titre : Révélations sur le Bouddhisme japonais, une conférence de M. Steinilber-Oberlin sur les méthodes de développement spirituel en usage dans la secte Zen (nom dérivé du sanscrit dhyâna, « contemplation », et non pas dziena, que nous voulons croire une simple faute d’impression) ; ces méthodes ne paraissent d’ailleurs point « extraordinaires » à qui connaît celles du Taoïsme, dont elles ont très visiblement subi l’influence dans une large mesure. Quoi qu’il en soit, cela est assurément intéressant ; mais pourquoi ce gros mot de « révélations », qui ferait volontiers croire à une trahison de quelque secret ?

Die Säule (no 4 de 1932) publie un nouvel article sur le Yi-king, envisagé comme « livre d’oracles », c’est-à-dire au point de vue divinatoire.

— Dans le Symbolisme (no d’août-septembre), deux articles d’Oswald Wirth, dont le premier, intitulé Notre unité spirituelle, vise à faire comprendre que ce n’est pas l’unité administrative qui importe à la Maçonnerie, et que d’ailleurs « uniformiser ne veut pas dire unifier », ce qui est tout à fait exact. Le second, consacré à Cagliostro (à l’occasion du livre récent de M. Constantin Photiadès), résume sa biographie d’une façon quelque peu tendancieuse, prétendant réduire son rôle à celui d’une sorte de charlatan doublé d’un « intuitif » (au sens vulgaire du mot), ce qui nous paraît insuffisant à tout expliquer. — Dans le no d’octobre, l’article du même auteur porte un titre quelque peu inattendu : Montaigne et l’Art royal ; que vient faire là ce « penseur » qui n’exprima jamais qu’une « sagesse » à courte vue et exclusivement « humaine », c’est-à-dire profane ? On nous dit, il est vrai, qu’« il s’est arrêté en route au point de vue initiatique », et que « même son apprentissage n’a pas été poussé jusqu’au bout » ; mais de quelle initiation s’agit-il ? À quelle organisation traditionnelle Montaigne a-t-il bien pu être rattaché ? Nous doutons fort qu’il l’ait jamais été à aucune ; et d’ailleurs nous trouvons là, sur la nature des « épreuves » initiatiques, une confusion due à l’oubli de leur caractère essentiellement rituélique, confusion dont nous avons rencontré d’autres exemples, et sur laquelle nous aurons sans doute l’occasion de nous expliquer prochainement(**). — Sous le titre : Un complément rituélique, Armand Bédarride exprime le vœu qu’on fasse entrer dans les hauts grades maçonniques, sous une forme symbolique, des enseignements tirés des doctrines orientales ; ce n’est certes pas à nous qu’il convient de contester l’excellence de l’intention, mais nous devons pourtant déclarer franchement qu’elle repose sur une conception tout à fait erronée. La Maçonnerie, qu’on le veuille ou non, représente une forme initiatique occidentale, et il faut la prendre telle qu’elle est ; elle n’a pas et n’aura jamais, quoi qu’on fasse, qualité pour conférer l’initiation à des traditions orientales ; même en admettant, chose bien improbable, une réelle compétence chez ceux qui seraient chargés de rédiger les nouveaux rituels (il faut espérer tout au moins qu’ils ne parleraient pas de Christna !), tout cela n’en serait pas moins, au point de vue initiatique, rigoureusement nul et non avenu (et c’est déjà trop, dans cet ordre d’idées, que certain « historien des religions » ait eu la fantaisie de transformer, dans l’Obédience qu’il présidait, un grade hermétique en un prétendu grade « bouddhique ») ; d’ailleurs, l’article que nous consacrons d’autre part à la « régularité initiatique »(***) en donne plus explicitement les raisons, ce qui nous dispense d’y insister davantage.

— Les Études (no du 20 juillet) contiennent un article du P. Lucien Roure intitulé : Le secret de l’Orient et René Guénon ; cet article est du même ordre que celui du P. Allo dont nous avons eu à parler il y a quelques mois, en ce sens que son but principal paraît être de nier l’existence de tout ésotérisme. La négation, ici, est seulement un peu moins « massive » ; ainsi, le P. Roure veut bien admettre qu’il y ait un certain symbolisme, mais à la condition qu’on n’y voie qu’un sens fort plat et terre à terre ; pourquoi faut-il que, ayant « lu l’Évangile », comme il dit, et même fait plus que de le lire, aussi bien que les autres Livres sacrés, nous y ayons trouvé tout autre chose que les banalités morales et sociales qu’on est convenu d’y voir communément, et qui seraient bien loin de nécessiter une inspiration divine ? Et que devons-nous penser de la singulière attitude de ceux qui, voulant se poser en défenseurs du Christianisme, ne savent que faire pour le rapetisser et pour le réduire à des proportions qui n’ont rien de transcendant ni de surhumain ? Notons encore une autre inconséquence non moins bizarre : on prétend nous opposer les assertions des « critiques » orientalistes : « les Écritures védiques forment une collection tardivement compilée, les morceaux dénotent une évolution certaine des croyances et des pratiques », et ainsi de suite ; oublie-t-on donc ce que les confrères de ces « critiques », usant exactement des mêmes méthodes soi-disant « scientifiques », ont fait de la Bible et de l’Évangile ? Quant à nous, nous n’admettons pas plus dans un cas que dans l’autre les conclusions de cette pseudo-science, où nous ne voyons que pures sornettes, et c’est là la seule attitude qui soit logique ; ce n’est pas en aidant à démolir la tradition chez les autres qu’on peut espérer la maintenir chez soi ! Au surplus, le procédé du P. Roure est d’une rare simplicité : il n’a jamais entendu parler du symbolisme de Janus, donc celui-ci n’est que « fantaisie pure » ; le sens profond de certains rapprochements de mots lui échappe, donc ils ne sont que « prestidigitation verbale » ; il ne comprend rien à ce que nous avons écrit sur le symbolisme de l’Arche, et il s’empresse de se déclarer « déçu » ; les égyptologues n’attribuent à la « croix ansée » aucune « valeur mystérieuse », donc elle ne doit pas en avoir ; l’histoire officielle ne reconnaît aux législateurs primordiaux qu’un rôle « public », donc « leur rôle n’a rien de secret » ; il ne connaît que peu de représentations antiques de la croix, donc elle « occupe une place peu importante » et n’apparaît sans doute qu’« à titre d’ornement secondaire » ; dès lors que le mot « croix » ne figure pas expressément dans certains textes, ce dont il est question n’est pas le symbolisme de la croix, etc. Nous prenons des exemples au hasard, et nous nous en voudrions d’insister sur ces enfantillages ; pourtant, il nous faut encore citer une phrase, vraiment admirable de « modernisme », à propos des Rois-Mages : « de nos jours, on s’accorde à y voir plus simplement des sages ou des personnages appliqués à l’étude des sciences » ; sans doute quelque chose comme des professeurs de la Sorbonne ou des membres de l’Institut ! D’autre part, si nous n’avons pas indiqué telles ou telles choses dans nos ouvrages, c’est que cela n’avait rien à voir avec le but que nous nous proposons, et qui n’est pas de satisfaire des curiosités d’archéologues ; nous avons mieux à faire, et nous n’avons pas trop de consacrer tout notre temps à des « réalités » autrement sérieuses et importantes ; mais, malheureusement, nous doutons que le P. Roure puisse le comprendre, en voyant la façon dont il parle à notre propos d’« érudition », qui est bien la chose du monde dont nous nous moquons le plus ; et voudra-t-il même nous croire si nous lui disons que nous n’avons de notre vie pénétré dans une bibliothèque publique et que nous n’en avons jamais éprouvé la moindre envie ? Nous espérons pourtant qu’il nous fera l’honneur d’admettre qu’aucune tradition n’est « venue à notre connaissance » par des « écrivains », surtout occidentaux et modernes, ce qui serait plutôt dérisoire ; leurs ouvrages ont pu seulement nous fournir une occasion commode de l’exposer, ce qui est tout différent, et cela parce que nous n’avons point à informer le public de nos véritables « sources », et que d’ailleurs celles-ci ne comportent point de « références » ; mais, encore une fois, notre contradicteur est-il bien capable de comprendre que, en tout cela, il s’agit essentiellement pour nous de connaissances qui ne se trouvent point dans les livres(1) ? Nous avons le regret de le lui dire en toute franchise : il nous paraît aussi peu apte que possible à ouvrir jamais le moindre arcane, fût-ce parmi ceux que sa propre religion présente en vain aux « exotéristes » exclusifs qui, comme lui, ont « des yeux et ne voient point, des oreilles et n’entendent point »… Nous ajouterons encore une dernière remarque : parce que les occultistes, ces contrefacteurs de l’ésotérisme, se sont emparés de certaines choses qui nous appartiennent légitimement, en les déformant d’ailleurs presque toujours, devons-nous les leur abandonner et nous abstenir d’en parler, sous peine de nous voir qualifier nous-même d’« occultiste » ? C’est exactement comme si l’on traitait de voleur celui qui reprend possession du bien qui lui a été dérobé, ce qui est vraiment un comble ; et, s’il arrive au P. Roure d’exposer un point de dogme catholique que le protestantisme se trouve avoir conservé, serons-nous fondé pour cela à le qualifier de « protestant » ? L’insistance déplaisante, pour ne pas dire plus, avec laquelle il répète ce mot d’« occultiste », contre lequel notre œuvre tout entière proteste hautement, sans même parler de nos déclarations explicites et réitérées, nous donne fort à craindre qu’il n’y ait là, comme dans tant d’autres attaques dirigées contre nous, une application de la maxime trop fameuse : « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose ! »

— Nous avons posé, dans le no de juin, une question au sujet de la mort mystérieuse du « Dr G. Mariani » ; aucune réponse n’étant encore venue, nous pensons qu’il est temps de commencer à donner quelques précisions. Cette mort, à laquelle la R. I. S. S. ne fit qu’une allusion plutôt équivoque, fut annoncée publiquement dans un feuilleton de la Liberté, sorte d’enquête « romancée », suivant la mode du jour, sur les « dessous de l’occultisme contemporain », due à deux auteurs dont l’un au moins, ami intime de « Mariani », connaît parfaitement tous nos ouvrages (on va voir l’intérêt de cette remarque). Dans le numéro du 25 mars, au cours d’un dialogue supposé entre les deux collaborateurs, il est question du « Roi du Monde », qui, dit-on, « rappelle singulièrement le Prince du monde des Évangiles » ; et il nous faut admirer en passant ce tour de prestidigitation : les Évangiles n’ont jamais parlé du « Prince du monde », mais bien du « Prince de ce monde », ce qui est si différent que, dans certaines langues, il y faudrait deux mots entièrement distincts (ainsi, en arabe, « le monde » est el-âlam, et « ce monde » est ed-dunyâ). Vient ensuite cette phrase : « La mort récente d’un garçon qui se consacre à tâcher de découvrir la vérité sur ce point-là précisément, – je parle d’un vieil ami à moi, de Gaëtan Mariani, – prouve que la question est dangereuse ; il devait en savoir trop long ! » L’affirmation est donc bien nette, malgré le lapsus qui fait dire que ce mort « se consacre… », au présent ; par surcroît, pour ceux qui ne sauraient pas qui est « Mariani », une note ajoute qu’il est l’auteur… de notre propre étude sur Le Roi du Monde, dont on a bien soin de préciser que c’est « un livre très rare », et qui en effet est entièrement épuisée ! Il est vrai que, dans le numéro du 18 février, notre Erreur spirite est non moins curieusement attribuée à un personnage imaginaire dénommé « Guerinon » ! Puisqu’il se trouve que nos livres sont signés « René Guénon », la plus élémentaire correction exige que, quand on en parle, on reproduise ce nom tel quel, ne serait-ce que pour éviter toute confusion ; et, bien entendu, s’ils étaient signés… Abul-Hawl (dût le « F/ Fomalhaut » en frémir d’épouvante dans sa tombe), ce serait exactement la même chose. — Ce n’est pas tout : nous fûmes informé que ceux qui répandaient le bruit de la mort de « Mariani » l’attribuaient à un accident d’hydravion survenu en mer, à la fin de décembre dernier, à proximité du port où il avait sa résidence ; mais… nous avions bien quelques raisons pour évoquer à ce propos le souvenir du pseudo-suicide d’Aleister Crowley, que la mer avait, lui aussi, soi-disant englouti dans ses flots… En effet, d’autres informations de source très sûre nous faisaient connaître que la victime (ou plus exactement l’une des deux victimes) de l’accident en question avait effectivement beaucoup de points de ressemblance avec « Mariani » ; même nom à une lettre près, différence d’âge de moins d’un an, équivalence de grade, même résidence ; mais enfin ce n’était point « Mariani » en personne. Il faut donc croire qu’on a utilisé cet étonnant ensemble de coïncidences pour une fin qui demeure obscure ; et nous ne devons pas oublier d’ajouter que, pour achever d’embrouiller les choses à souhait, le corps de la victime ne put être retrouvé ! Ainsi, il ne s’agirait là que d’une sinistre comédie ; s’il en est bien ainsi, fut-elle montée par « Mariani » lui-même ou par… d’autres, et pour quels étranges motifs ? Et la R. I. S. S. fut-elle dupe ou complice dans cette fantasmagorique « disparition » de son collaborateur ? Ce n’est point, qu’on veuille bien le croire, pour la vaine satisfaction de démêler les fils d’une sorte de « roman policier » que nous posons ces questions ; faudra-t-il, pour obtenir une réponse, que nous nous décidions finalement à mettre en toutes lettres les noms des héros de cette invraisemblable histoire ?

P. S. — Nous prions nos lecteurs de noter : 1o que, n’ayant jamais eu de « disciples » et nous étant toujours absolument refusé à en avoir, nous n’autorisons personne à prendre cette qualité ou à l’attribuer à d’autres, et que nous opposons le plus formel démenti à toute assertion contraire, passée ou future ; 2o que, comme conséquence logique de cette attitude, nous nous refusons également à donner à qui que ce soit des conseils particuliers, estimant que ce ne saurait être là notre rôle, pour de multiples raisons, et que, par suite, nous demandons instamment à nos correspondants de s’abstenir de toute question de cet ordre, ne fût-ce que pour nous épargner le désagrément d’avoir à y répondre par une fin de non-recevoir ; 3o qu’il est pareillement inutile de nous demander des renseignements « biographiques » sur nous-même, attendu que rien de ce qui nous concerne personnellement n’appartient au public, et que d’ailleurs ces choses ne peuvent avoir pour personne le moindre intérêt véritable : la doctrine seule compte, et, devant elle, les individualités n’existent pas.