Novembre 1935
— Le Mercure de France (no du 1er juillet) a publié une intéressante étude du professeur Jean Fiolle sur Le machinisme et l’esprit des sciences contemporaines. Nous devons remercier l’auteur de la façon très sympathique dont il nous y cite ; mais, en même temps, nous nous permettrons de lui faire remarquer qu’il semble se méprendre en partie sur les raisons de notre attitude à l’égard de la science moderne : quels que soient les rapports qui existent entre le développement de celle-ci et la disparition de l’esprit métaphysique en Occident (cette question demanderait à être examinée trop longuement pour que nous puissions l’entreprendre ici), il n’en reste pas moins vrai que ce développement constitue en lui-même une anomalie, moins par les conséquences pratiques auxquelles il aboutit, et qui ne sont en somme que logiques dès lors qu’on a admis le point de départ, que par la conception même de la science qu’il implique essentiellement. Au fond, il ne s’agit pas de se prononcer pour ou contre « la science » en général et sans épithète, ce qui ne présente pas pour nous un sens bien défini, mais de choisir entre sa conception traditionnelle et sa conception profane ; si l’on revenait à la première, il y aurait encore des sciences, qui seraient assurément autres, mais qui ne mériteraient même plus vraiment ce nom. Cette distinction capitale des deux sortes de sciences, que pourrait faire attendre un passage de l’article où il est question de pythagorisme, n’apparaît plus du tout par la suite ; et cela est regrettable, car les conclusions auraient pu en être sensiblement modifiées et, en tout cas, en acquérir une plus grande netteté.
— Dans le Mercure de France également (numéro du 15 juillet), signalons un article intitulé L’infidélité des Francs-Maçons, et signé du pseudonyme d’« Inturbidus ». Il y a là des considérations intéressantes, mais qui ne sont pas toujours parfaitement claires, notamment sur la distinction des initiations sacerdotale, princière et chevaleresque, et enfin artisanale, qui en somme correspond à la fois à l’organisation traditionnelle de la société occidentale du moyen âge et à celle des castes de l’Inde ; on ne voit pas très bien quelle place exacte est assignée là-dedans à l’hermétisme ; et, d’autre part, il faudrait expliquer pourquoi la Maçonnerie, en dépit de ses formes artisanales, porte aussi la dénomination d’« art royal ». Sur la question des initiations artisanales ou corporatives, l’auteur cite longuement le Nombre d’Or de M. Matila Ghyka ; malheureusement, la partie de cet ouvrage qui se rapporte à ce sujet est certainement celle qui appelle le plus de réserves, et les informations qui s’y trouvent ne proviennent pas toutes des sources les plus sûres… Quoi qu’il en soit, c’est peut-être beaucoup trop restreindre la question que de prendre l’expression de « Maçonnerie opérative » dans un sens exclusivement corporatif ; l’auteur, qui reconnaît cependant que cette ancienne Maçonnerie a toujours admis des membres qui n’étaient pas ouvriers (ce que nous ne traduirions pas forcément, quant à nous, par « non-opératifs »), ne paraît pas bien se rendre compte de ce qu’ils pouvaient y faire ; sait-il, par exemple, ce que c’était qu’une L/ of J/ ? À la vérité, si la Maçonnerie a bien réellement dégénéré en devenant simplement « spéculative » (on remarquera que nous disons simplement pour bien marquer que ce changement implique une diminution), c’est dans un autre sens et d’une autre façon qu’il ne le pense, ce qui, d’ailleurs, n’empêche pas la justesse de certaines réflexions relatives à la constitution de la Grande Loge d’Angleterre. En tout cas, la Maçonnerie, qu’elle soit « opérative » ou « spéculative », comporte essentiellement, par définition même, l’usage de formes symboliques qui sont celles des constructeurs ; « supprimer le rituel d’initiation artisanale », comme le conseille l’auteur, reviendrait donc tout simplement, en fait, à supprimer la Maçonnerie elle-même, qu’il se défend pourtant de « vouloir détruire », tout en reconnaissant qu’on « romprait ainsi la transmission initiatique », ce qui est bien un peu contradictoire. Nous comprenons bien que, dans sa pensée, il s’agirait alors de lui substituer une autre organisation initiatique ; mais d’abord, celle-ci n’ayant plus aucun rapport de filiation réelle avec la Maçonnerie, pourquoi recruterait-elle ses membres parmi les Maçons plutôt que dans tout autre milieu ? Ensuite, comme une telle organisation ne s’invente pas, humainement du moins, et ne peut être le produit de simples initiatives individuelles, même si elles venaient de personnes « se trouvant dans une chaîne initiatique orthodoxe », ce qui ne suffirait évidemment pas pour légitimer la création par celles-ci de formes rituéliques nouvelles, d’où procéderait cette organisation et à quoi se rattacherait-elle effectivement ? On voit quelles difficultés probablement insolubles tout cela soulève dès qu’on y réfléchit tant soit peu ; aussi nous permettra-t-on de rester sceptique sur la réalisation d’un tel projet, qui n’est vraiment pas au point… Le véritable remède à la dégénérescence actuelle de la Maçonnerie, et sans doute le seul, serait tout autre : ce serait, à supposer que la chose soit encore possible, de changer la mentalité des Maçons, ou tout au moins de ceux d’entre eux qui sont capables de comprendre leur propre initiation, mais à qui, il faut bien le dire, l’occasion n’en a pas été donnée jusqu’ici ; leur nombre importerait peu d’ailleurs, car, en présence d’un travail sérieux et réellement initiatique, les éléments « non-qualifiés » s’élimineraient bientôt d’eux-mêmes ; et avec eux disparaîtraient aussi, par la force même des choses, ces agents de la « contre-initiation » au rôle desquels nous avons fait allusion dans le passage du Théosophisme(*) qui est cité à la fin de l’article, car rien ne pourrait plus donner prise à leur action. Pour opérer « un redressement de la Maçonnerie dans le sens traditionnel », il ne s’agit pas de « viser la lune », quoi qu’en dise « Inturbidus », ni de bâtir dans les nuées ; il s’agirait seulement d’utiliser les possibilités dont on dispose, si réduites qu’elles puissent être pour commencer ; mais, à une époque comme la nôtre, qui osera entreprendre une pareille œuvre ?
— Dans le Grand Lodge Bulletin d’Iowa (no de juin), un article est consacré à la recherche du sens originel de l’expression due guard ; les interprétations diverses qui en ont été proposées sont bien forcées et peu satisfaisantes, et nous en suggérerions volontiers une autre qui nous semble plus plausible : dans la Maçonnerie française, on dit « se mettre à l’ordre », ce qui est évidemment un terme tout différent ; mais, dans le Compagnonnage, on dit, dans un sens équivalent, « se mettre en devoir » ; cette expression due guard ou duguard (car on n’est même pas d’accord sur l’orthographe), qui n’est pas anglaise d’origine et dont l’introduction paraît relativement récente, ne serait-elle pas, tout simplement, une mauvaise transcription phonétique du mot « devoir » ? On pourrait trouver, dans la Maçonnerie même, des exemples de transformations plus extraordinaires, ne serait-ce que celle de Pythagore en Peter Gower, qui intrigua tant jadis le philosophe Locke…
— Dans le Symbolisme (no d’août-septembre), Oswald Wirth parle du Travail initiatique, ou plutôt de l’idée très peu initiatique qu’il s’en fait ; il avoue d’ailleurs lui-même que « cela manque de transcendance, puisqu’un objectif moral est seul en cause » ; ce n’est pas nous qui le lui faisons dire ! Mais il en prend prétexte pour partir de nouveau en guerre contre un fantôme qu’il décore du nom de « métaphysique », et qui, en fait, représente tout ce qu’il ne comprend pas ; nous disons bien un fantôme, car il nous est impossible d’y reconnaître le moindre trait de la véritable métaphysique, qui ne peut pas « raisonner dans le vide » ni dans autre chose, puisqu’elle est essentiellement « supra-rationnelle », et qui n’a assurément rien à voir avec les « nuages » ni avec les « abstractions » qu’elle abandonne aux philosophes, y compris ceux qui se vantent de n’avoir que des « conceptions positives » : se proclamer « disciples de la Vie, qui répare le mal passager, pour assurer le triomphe ultime du Vrai, du Bien et du Beau », voilà de bien belles abstractions, voire même d’authentiques « abstractions personnifiées », et qui, en dépit des majuscules dont elles s’ornent, n’ont certes rien de métaphysique ! — Notons d’autre part un article d’un ton quelque peu énigmatique, intitulé Les Châteaux de cartes, par Léo Heil ; il y est dit que « la civilisation contient peut-être en elle le principe de sa perte », car « elle a tué l’idéal » ; il faudrait préciser qu’il s’agit là seulement de la civilisation occidentale moderne, et nous dirions, plus « positivement », qu’elle a détruit l’esprit traditionnel… Pour parer à ce danger, ou pour sauver ce qui peut l’être, on formule le souhait de voir se constituer « une association très fermée » qui, sauf que la question de sa régularité initiatique n’est même pas envisagée, nous fait quelque peu songer, en plus vague encore, à la nouvelle organisation projetée par « Inturbidus » ; mais du moins l’auteur reconnaît-il que « nous sommes en plein rêve », et alors, si ce ne peut pas être bien utile, ce n’est pas bien dangereux non plus !