Novembre 1937

— L’American Review (no d’été 1937) publie un important article de M. Ananda K. Coomaraswamy, intitulé Is Art a superstition or a way of life ? L’auteur s’élève contre la conception « esthétique » propre aux modernes, d’après laquelle une œuvre d’art doit être seulement « sentie » (c’est ce qu’indique le sens même du mot « esthétique ») et non pas « comprise », et n’a d’autre but que de procurer un certain plaisir spécial, ce qui en fait un simple objet de luxe, sans signification réelle et sans utilité vitale. De là résulte l’existence d’une industrie entièrement séparée de l’art, réduite à une activité purement mécanique, et dans les produits de laquelle la qualité est sacrifiée à la quantité ; de là aussi, d’autre part, l’idée erronée que les choses ont toujours été ainsi, que les artistes ont toujours formé une catégorie spéciale d’hommes, dont le travail n’avait rien à voir avec la fabrication des choses nécessaires à l’existence, alors que la vérité est, au contraire, que la distinction entre « artiste » et « artisan » est toute récente et opposée à la vue « normale » et traditionnelle selon laquelle l’art est inséparable du métier, quel que soit d’ailleurs celui-ci. Là où cette vue « normale » existe et où chacun suit sa « vocation » propre, c’est-à-dire exerce le genre d’activité qui correspond le mieux à ses aptitudes naturelles, « il n’y a aucune nécessité d’expliquer la nature de l’art en général, mais seulement de communiquer une connaissance des arts particuliers à ceux qui doivent les pratiquer, connaissance qui est régulièrement transmise de maître à apprenti, sans que le besoin “d’écoles d’art” se fasse aucunement sentir ». En outre, dans une société traditionnelle, il n’y a rien qui puisse être proprement appelé « profane » ; aussi tout ce qui n’est considéré aujourd’hui que comme « ornementation » ou « décoration » a-t-il toujours une signification précise ; l’opération de l’artiste n’en est pas moins libre, non pas certes en tant qu’il invente les idées à exprimer, mais en tant que, les ayant faites siennes par assimilation, il les traduit d’une façon conforme à sa propre nature. L’art traditionnel est essentiellement symbolique, et c’est de là qu’il tire sa valeur spirituelle ; les symboles ne sont point affaire de convention, mais constituent un langage aussi précis que celui des mathématiques, et, « lorsqu’ils sont correctement employés, ils transmettent de génération en génération une connaissance des analogies cosmiques » ; c’est pourquoi « les arts ont été universellement rapportés à une source divine, la pratique d’un art était au moins autant un rite qu’une occupation commerciale, l’artisan devait toujours être initié aux “petits mystères” de son métier, et son œuvre avait toujours une double valeur, celle d’un outil d’une part et celle d’un symbole de l’autre ». Dans les conditions actuelles où il ne subsiste plus rien de tout cela, l’art, ayant perdu sa raison d’être tant au point de vue de l’utilité pratique qu’à celui de la connaissance et de la spiritualité, et ne servant donc plus réellement ni à la vie active ni à la vie contemplative, n’est proprement qu’une « superstition » au sens étymologique de ce mot.

— La revue Action et Pensée, de Genève (no de septembre) inaugure une partie consacrée à la « philosophie hindoue moderne », sous la direction de M. Jean Herbert ; ce dont il s’agit, dans la mesure où il est « philosophie », et aussi dans la mesure où il est « moderne », ne peut plus être vraiment « hindou », et représente simplement le produit d’une influence occidentale ; mais il faut dire aussi qu’on retrouve encore ici la confusion que nous signalons d’autre part, à propos des conférences de M. Herbert. Shrî Râmakrishna, dont il est surtout question cette fois, n’a en effet rien d’un « philosophe », pas plus que les méthodes de « réalisation » spirituelle, qui sont bien ce qu’il y a de plus étranger et même contraire à l’esprit « moderne », ne constituent une « philosophie pratique » ; et que dire de l’avertissement de la rédaction, qui tend à assimiler ces méthodes à celles de la psychologie contemporaine, à laquelle la revue est plus spécialement consacrée, y compris la « psychanalyse », et à identifier avec l’« inconscient » ce qui est en réalité le « superconscient » ? Ce qu’il y a de plus intéressant c’est la traduction d’extraits des paroles de Shrî Râmakrishna ; mais, quel dommage que le centenaire de celui-ci ait pu servir de prétexte aux déclamations humanitaires de M. Romain Rolland ! D’autre part, une petite note de M. Masson-Oursel (qui, remarquons-le en passant, semble éprouver une curieuse répugnance à employer le mot « hindou ») montre surtout qu’il ne comprend pas comment certaines choses peuvent être des voies de « réalisation », notamment l’exercice des arts et des métiers, qu’il s’étonne au surplus de voir ne faire véritablement qu’un ; il est à souhaiter qu’il ait connaissance de l’article de M. Ananda K. Coomaraswamy dont nous venons de parler, et qui pourrait l’éclairer quelque peu sur ce sujet, sur lequel d’ailleurs, sans même qu’il soit besoin de sortir du monde occidental, le plus illettré des Compagnons en sait assurément beaucoup plus long que lui !