Avril 1939

— Dans l’Art et les Artistes (no de janvier), M. Albert Gleizes, sous le titre Tradition et modernisme, expose des vues intéressantes sur la tradition considérée par rapport à l’art, et aussi au métier, car pour lui l’un et l’autre sont inséparables. Il oppose la tradition au « classicisme », qui aboutit à l’« esthétisme » ; cette opposition est aussi celle de l’« homocentrisme » et de l’« humanisme » ; l’homme de formation classique ou humaniste « ne peut atteindre l’objet, lui qui n’est entraîné qu’à disserter du sujet… C’est l’homme qui fait qui doit enseigner l’homme qui dit, car l’homme qui fait est l’homme traditionnel, quand l’homme qui dit, aujourd’hui, ce n’est que l’individu… La tradition, qui est connaissance vraie de l’univers, se traduit et se transmet par une série de modalités expérimentales qui vont de la réalité inférieure de l’homme jusqu’à sa réalité finale transcendante en passant par sa réalité intermédiaire, celle du mouvement dirigé où s’opère la transformation… D’où l’importance des métiers à la base de cette conquête par l’homme de son authentique réalité ; d’où les petits mystères du Compagnonnage, qui sont comme les préludes constants à l’initiation des grands ». Aussi « renouer avec l’humanisme, c’est une marche en arrière, quand repartir de l’homocentrisme, c’est une marche en avant » ; et « le dernier mot reviendra à la tradition invariante, centrée sur l’homme… L’artiste se régénérera tôt ou tard en redevenant un artisan, un ouvrier possédant à fond tous les secrets de son métier, en songeant moins à l’Art qu’à la perfection de tout ce qu’il accomplit dans sa vie ».

Action et Pensée (no de décembre) termine la publication du chapitre de Shrî Aurobindo intitulé Ce que la Gîtâ peut nous donner ; l’auteur y fait remarquer que, là même où il est fait allusion à des choses qui « semblent à première vue être purement locales et temporaires », il n’y en a pas moins toujours « une vérité et un principe plus profonds impliqués dans la texture de la pensée, même s’ils ne sont pas expressément énoncés par les mots », ce qui est, au fond, l’idée même du Sanâtana Dharma, dont toutes les institutions traditionnelles ne sont que des adaptations plus ou moins particulières. Il insiste aussi sur le caractère essentiellement « synthétique » de l’enseignement de la Bhagavad-Gîtâ, où « le Sânkhya et le Yoga ne sont que deux parties convergentes de la même vérité vêdântine, ou plutôt deux voies concurrentes menant à sa réalisation », et où toutes les conceptions du Divin trouvent leur place et s’intègrent dans la vérité totale. « La Gîtâ, dit-il, n’est pas faite pour servir d’arme au cours d’une dispute dialectique ; elle est une porte ouverte sur le monde entier de la vérité et de l’expérience spirituelles ; la vue qu’elle permet embrasse toutes les provinces de cette suprême région ; elle en trace la carte, mais ne la découpe pas en fragments et ne construit ni murs ni haies pour limiter notre vision ».

— Dans les Cahiers Astrologiques (no de mars-avril), M. K.-E. Krafft, dans un article intitulé Astrologie traditionnelle et traditions astrologiques, soutient la thèse parfaitement juste que « l’astrologie traditionnelle est perdue », et qu’elle n’avait rien de commun avec les soi-disant « traditions astrologiques », qu’il vaudrait d’ailleurs mieux appeler, comme il le dit, « astromantiques », puisqu’elles se limitent exclusivement au seul point de vue « divinatoire ». Malheureusement, la façon dont il soutient cette thèse laisse fort à désirer, et il y manque trop évidemment une connaissance effective des doctrines traditionnelles en général ; il est tout à fait exact que les anciennes sciences cosmologiques n’étaient pas constituées à l’aide de méthodes analytiques et empiriques, qui ne sont que celles de la science profane, mais l’intuition « supra-humaine » dont elles procédaient, en tant qu’application des principes transcendants, n’avait certes rien à voir non plus avec des visions de « sujets médianimiques » ! D’autre part, il n’y a pas de « double origine des traditions » ; il y a seulement, d’un côté, les traditions orthodoxes et régulières, qui dérivent toutes d’une unique source primordiale, et, de l’autre, tout ce qui n’en est qu’amoindrissement ou déformation à un degré ou à un autre, et aussi, dans les temps modernes, contrefaçon pure et simple. Quant à l’« inversion » intentionnelle, qui existe aussi, mais qui est fort loin de se trouver partout où M. Krafft semble croire la découvrir, il serait en tout cas bien excessif d’y rattacher les prétendues « traditions astrologiques », qui, en fait, sont tout simplement des débris d’une connaissance traditionnelle perdue en grande partie et désormais incomprise ; il est d’ailleurs curieux de remarquer, à ce propos, que tous les ouvrages astrologiques connus appartiennent à des périodes de décadence traditionnelle, que ce soit la fin de l’antiquité gréco-latine ou l’époque de la Renaissance. Laissons de côté certaines considérations linguistiques par trop fantaisistes, et disons seulement que des séries de parallèles et d’oppositions comme celles que l’auteur veut établir risquent bien souvent de ne représenter que de fausses symétries ; au surplus, la part de vérité qu’elles contiennent s’explique presque toujours par le double sens que les symboles présentent dans leur interprétation la plus strictement orthodoxe, et c’est là encore un point sur lequel l’auteur ne semble guère se douter de ce qu’il en est réellement.

— Dans le Symbolisme (no de février), G. Persigout achève son étude sur Le Centre du Monde et de l’Être ; il est très vrai qu’« en toutes ses parties l’Univers porte le sceau de la dualité », puisque la polarisation de l’Être est la condition préalable et nécessaire de toute manifestation ; mais pourquoi qualifier cette dualité de « maléfique », et pourquoi la concevoir toujours sous l’aspect si spécial, et tout à fait secondaire, d’une opposition du « bien » et du « mal » ?