Mai 1940
— The Art News (no du 17 février, consacré aux « arts du moyen âge ») publie un article de M. Ananda K. Coomaraswamy sur « la nature de l’art médiéval », montrant que celui-ci, pas plus que l’art oriental, ne peut être compris par aucune des façons dont l’esprit moderne envisage l’art, que ce soit le point de vue du « réalisme » ou celui de l’« esthéticisme ». Au moyen âge, « l’art était un genre de connaissance en conformité avec laquelle l’artiste imaginait la forme ou le dessin de l’œuvre à faire, et par laquelle il reproduisait cette forme dans une matière appropriée ». Il n’y avait pas alors de distinction comme celles que font les modernes entre « beaux-arts » et « arts appliqués », entre « art pur » et « art décoratif » ; toute œuvre parfaite en son genre, quelle que fût sa destination, était par là même une œuvre d’art, et cette perfection n’impliquait jamais l’adjonction d’« ornements » inutiles à la fonction que l’objet devait remplir pour répondre à un besoin spirituel ou matériel. Pour comprendre l’art du moyen âge, il faut avant tout comprendre l’esprit de cette époque, c’est-à-dire l’esprit du Christianisme lui-même ; « si l’art a pu être appelé un langage universel, ce n’est pas parce que les facultés sensibles de tous les hommes leur permettent de reconnaître ce qu’ils voient, mais à cause de l’universalité du symbolisme adéquat par lequel s’exprime sa signification », et dont le symbolisme chrétien ne représente qu’un cas particulier, de sorte qu’on est conduit par là, en dernière analyse, jusqu’à la « Tradition universelle et unanime », dont saint Augustin a parlé comme d’« une Sagesse qui n’a pas été faite, mais qui est maintenant ce qu’elle a toujours été et sera toujours ».
— Dans la Nouvelle Revue Française (no de février), M. Jean Grenier publie des Réflexions sur la pensée indienne, à propos de quelques livres récents ; elles sont, comme ces livres eux-mêmes, d’esprit très « universitaire », et présentent comme un « raccourci » des réactions des milieux de ce genre vis-à-vis de l’Inde. On conçoit que, pour des gens pénétrés d’« historicisme », il doive être « décourageant », et nous dirons même irritant, « de penser que les plus grands hommes et les plus grands faits de l’Inde soient inconnus ou flottent dans un intervalle de plusieurs siècles » ; est-ce pour réduire ce « flottement » qu’ils s’efforcent toujours d’en diminuer l’antiquité le plus qu’ils peuvent ? Il paraît que « ce sont des Européens, travaillant depuis un siècle seulement, qui ont appris aux Hindous quels étaient leurs grands hommes et leurs grandes œuvres » ; pour ce qui est des « grandes œuvres », la prétention est plutôt extravagante ; quant aux « grands hommes », les Hindous non « modernisés » en laissent volontiers la superstition aux Occidentaux, incapables de comprendre la valeur de l’« anonymat » traditionnel. N’insistons pas sur les réflexions concernant les doctrines, qui équivalent souvent à un aveu d’incompréhension pure et simple (par exemple : « la Vacuité, c’est le Néant, à nos yeux », ou encore l’identification du Brahma neutre à « l’Être ») ; mais notons encore, à titre de curiosité, que l’auteur croit que les théosophistes, « pour se rapprocher des Hindous, cherchent à suivre leur chemin », alors que, en réalité, leur mentalité n’est pas moins typiquement occidentale que celle des orientalistes les plus « officiels »… Il y a pourtant, au milieu de tout cela, une déclaration que nous ne pouvons qu’enregistrer avec satisfaction : c’est que, bien que « l’Inde n’ait été bouddhiste que durant très peu de siècles de sa longue histoire » (et encore conviendrait-il de dire qu’elle ne l’a jamais été entièrement), « l’Europe a jusqu’ici connu surtout le Bouddhisme et l’a très mal connu à travers toutes sortes de déformations, depuis Schopenhauer jusqu’à Deussen » ; il est vraiment temps qu’on commence à s’en apercevoir !
— Le no de mars d’Atlantis est consacré au Graal, et il y a lieu de féliciter M. paul le cour de commencer cette fois par dire une chose sensée : c’est que, « le Graal étant essentiellement un symbole, il ne faudrait pas laisser croire qu’il exista matériellement un “sainct vessel” que des fouilles pourraient remettre au jour ; comme tous les calices en sont la figuration, le fait de retrouver un calice antique ne saurait faire présumer qu’il s’agit du Graal ». Où les choses se gâtent un peu, c’est quand il affirme que c’est dans l’Atlantide que « prit naissance la tradition spirituelle de notre terre », et que c’est de là que partit le symbole du vase sacré pour se répandre partout, non pas seulement en Amérique et chez les Celtes, ce qui peut être soutenable, mais aussi dans l’Inde et en Chine ; voilà une façon bien particulière d’envisager la filiation des différentes traditions… — D’autre part, M. paul le cour a découvert la raison de son insuccès du côté du scoutisme : c’est que celui-ci est « faussé par son rattachement à l’animalisme » (sic) ; mais il ne paraît pas se douter que la soi-disant « totémisation » scoutiste n’est en fait qu’un simulacre parfaitement dérisoire, tout comme le serait d’ailleurs, dans le même scoutisme, l’imitation préconisée par lui d’un « Ordre du Temple » ou d’une chevalerie quelconque ; les réalités traditionnelles n’ont rien de commun avec des jeux d’enfants, et, si ceux-ci se plaisent à contrefaire les actions des grandes personnes, ce n’est pas une raison pour qu’on soit obligé de les prendre au sérieux.
— Dans les Cahiers Astrologiques (no de janvier-février-mars-avril), nous notons un article signé Raoul Fructus, et intitulé Astrologie, Carrés magiques et Grande Pyramide ; cette association peut paraître assez singulière, mais il paraît que ces trois choses « forment un Tout inséparable où se trouve l’Univers Cosmique ou Solaire et tous les détails qui le composent sans oublier les causes secondes et leurs effets possibles » ; voilà qui, tout au moins, manque quelque peu de clarté… Les « carrés magiques » ont assurément leur intérêt dans un ordre spécial, comme application de la science des nombres, mais il y a loin de là à vouloir tout y trouver : « les sciences mathématiques, physiques, mécaniques, astronomiques, astrologiques, ésotériques, occultes », et aussi « les cycles planétaires, interplanétaires, humains, sociaux, individuels » ! Et, à un autre point de vue, pourquoi l’auteur, en indiquant le calcul de la somme des nombres contenus dans un carré, donne-t-il comme « formule empirique » ce qui n’est que l’équivalent, sous une forme légèrement différente, de la formule exacte qu’il vient d’énoncer ? Quant à la « Grande Pyramide », nous ne voulons certes pas entrer dans la discussion de tout ce qu’on prétend y découvrir au moyen de mesures dont certaines sont fort hypothétiques ; mais, quand on veut à toute force lui faire prédire les événements de l’époque actuelle, et cela en faisant appel à des données tirées de la tradition judaïque, la fantaisie dépasse tout de même les bornes permises ; cette obsession de la « Grande Pyramide » est vraiment une chose bien étrange ! Citons encore l’affirmation, plutôt curieuse dans sa précision, que « l’âge d’or doit commencer en l’an 2242 de notre ère » ; comme il ne peut forcément s’agir que de l’« âge d’or » d’un autre cycle, et que par conséquent le cycle actuel doit tout d’abord finir avant qu’il arrive, que peut-il bien avoir à faire avec les dates de « notre ère » ?
— Le Compagnon du Tour de France (nos de janvier et mars) contient un bon article sur L’Outil, par le C/ Georges Olivier, dont nous extrayons ces quelques considérations fort justes : « L’outil engendra le métier ; le métier, les arts ; au moyen âge, métier et art ne faisaient qu’un… L’outil est à la mesure de l’homme ; il porte en lui, sur lui, la personnalité de son maître… Dans l’atelier, l’outil prend aux yeux de l’initié la valeur d’un objet sacré. L’atelier n’est-il pas un temple où l’on médite, où l’on étudie, où l’on accomplit un travail : une part de l’œuvre universelle ?… De tout temps, sans doute, l’outil fut considéré comme un symbole… On trouve dans nos musées des bannières brodées du saint portant l’outil et la devise du corps de métier : vestiges et témoins d’une époque où se compénétraient intensément la vie économique et la vie spirituelle, où le travail matérialisait la foi, et où la foi spiritualisait le travail. Symboles aussi, et à différents points de vue, l’équerre et le compas des Compagnons, qui, en y ajoutant l’outil distinctif de la profession, ont voulu y voir l’union de l’intellectuel et du manuel dans un même ouvrier : l’Artisan. » Il serait à souhaiter que ces réflexions tombent sous les yeux de ceux qui prétendent soutenir la supériorité du « spéculatif » sur l’« opératif », et qui croiraient volontiers que le symbolisme est l’apanage des seuls « spéculatifs » ! Nous ne ferons de réserves que sur un point : il n’est pas exact de dire que la machine est un « outil perfectionné », car, en un certain sens, elle en est plutôt le contraire : tandis que l’outil est en quelque sorte un « prolongement » de l’homme, la machine réduit celui-ci à n’être plus que son serviteur, et, s’il est vrai que « l’outil engendra le métier », il ne l’est pas moins que la machine le tue ; mais, au fond, c’est peut-être bien là, malgré tout, la véritable pensée de l’auteur lui-même, puisqu’il dit ensuite que, « de nos jours, la machine supplantant l’outil, l’usine l’atelier, la société laborieuse se scinde en deux classes par l’intellectualisation du technicien et la mécanisation du manœuvre, qui précèdent la décadence de l’homme et de la société. »
— Dans le Grand Lodge Bulletin d’Iowa (nos de janvier et février), il est question du symbolisme des clefs dans la Maçonnerie ; un point assez curieux à noter, c’est que la clef a été prise comme représentant la langue, rapprochement qui est expliqué ici par la forme des anciennes clefs égyptiennes ; en outre, la clef est ordinairement un symbole de pouvoir et aussi de secret ; tout cela est exact, mais ce qui est plus important, c’est qu’elle est avant tout et essentiellement, comme nous le disons d’autre part, un symbole « axial ». — Dans le second article, il s’agit de « clefs » d’une autre sorte, celles des alphabets cryptographiques qui sont ou ont été en usage dans la Maçonnerie ; ce qui est intéressant, c’est que des alphabets similaires, et construits sur le même principe, existent non seulement en hébreu (un tel alphabet, employé par les Kabbalistes, se trouve indiqué dans la Philosophie Occulte de Cornélius Agrippa), mais aussi en arabe ; cela donnerait à penser qu’il y a là quelque chose dont l’origine remonte fort loin, et que la dénomination de « clef du chiffre de Salomon » pourrait bien, après tout, n’être pas aussi purement « légendaire » que les modernes sont enclins à le supposer.
— Dans le Symbolisme (no d’octobre-novembre-décembre), Gaston Moyse proteste contre l’opinion vulgaire « qui s’obstine à voir entre la Franc-Maçonnerie et les Sociétés dites de “Libre-Pensée” une étroite parenté » ; il remarque avec raison que le « libre-penseur intégral », se proclamant l’ennemi de tous les rites, doit logiquement être par là même un adversaire de la Maçonnerie, et il déclare nettement qu’« il n’existe chez les Sociétés de Libre-Pensée qu’une caricaturale contrefaçon de la Franc-Maconnerie » ; on ne saurait mieux dire, et nous ajouterons que cette « contrefaçon » présente bien tous les caractères sinistres de celles que nous avons souvent dénoncées comme constituant un des symptômes les plus inquiétants de la dégénérescence de notre époque. — Un article intitulé La « Loi » d’Analogie, par J. Corneloup, porte la marque d’un esprit assez profane : l’auteur confond visiblement analogie avec ressemblance, et, s’il n’a pas tort de s’élever contre certains abus, tout cela n’a rien à voir avec la véritable analogie, dont il ne dit pas un seul mot ; ceux qui invoquent les théories de la physique moderne à l’appui de leurs propres vues ne sont d’ailleurs, quoi qu’il en pense, ni symbolistes ni métaphysiciens ; et, quant à l’affirmation que « la psychologie est le vrai domaine de l’initiation », il serait assurément difficile d’être plus loin de la vérité ! — G. Persigout envisage Les trois Renoncements du Myste comme symbolisés par le « dépouillement des métaux », la « toilette d’introduction » et la « rédaction du testament » ; à côté de certaines vues intéressantes, il y a encore là bien des confusions ; pour ne pas y insister outre mesure, nous dirons seulement que la « voie royale » ne concerne proprement que le « Héros », et non point le « Sage » ni le « Saint », et aussi, dans un autre ordre d’idées, que c’est pour le moins un procédé un peu sommaire que de chercher des parentés de sens entre des mots hébreux en ne tenant compte que de leur seule lettre initiale ; quant à vouloir « traduire en termes hermétiques » la pensée de certains philosophes contemporains, nous trouvons que c’est faire à ceux-ci un honneur vraiment bien immérité.