Octobre-novembre 1945

— Il nous faut encore revenir sur la question des Templiers, car nous avons eu connaissance, très tardivement d’ailleurs, de toute une série d’articles publiés sur ce sujet, dans le Mercure de France, par MM. J.-H. Probst-Biraben et A. Maitrot de la Motte-Capron : 1o Les Templiers et leur alphabet secret (no du 1er août 1939) ; 2o Les idoles des Chevaliers du Temple (no du 15 septembre) ; 3o Les coffrets mystérieux des Templiers (no du 1er novembre) ; 4o Les Templiers et les Gardiens du Temple (no du 1er décembre) ; 5o Le roi de France et les Templiers (no du 1er janvier 1940). — 1o L’authenticité de l’« alphabet secret » nous paraît bien douteuse : il semble que personne n’ait vu réellement les manuscrits anciens où il se trouverait, et toute cette histoire ne repose en somme que sur les assertions de l’abbé Grégoire et de Maillard de Chambure ; nous ne voyons d’ailleurs pas en quoi le second peut être estimé « plus sérieux » que le premier, car, si l’abbé Grégoire reçut ses informations des « Néo-Templiers », Maillard de Chambure était lui-même membre de cette organisation ; la « source » est donc la même, et elle est assurément bien peu digne de foi. En outre, la croix de forme compliquée qui sert de « clef » à l’alphabet en question est bien celle des « Néo-Templiers », mais il ne semble pas qu’elle ait jamais été en usage chez les véritables Templiers ; et il y a encore au moins un détail fort suspect : c’est la distinction de l’U et du V, tout à fait inconnue au moyen âge, et nous nous étonnons que les auteurs n’en aient pas fait la remarque, alors qu’ils s’inquiètent de la présence du W, qui, après tout, pourrait peut-être se justifier plus facilement. Dans ces conditions, il est permis de se demander s’il est bien utile de se livrer à des « spéculations » hypothétiques sur le symbolisme de cet alphabet, qui a sans doute tout juste autant de valeur que la collection de « reliques » de Fabré-Palaprat ; il est d’ailleurs bien probable, s’il est d’invention moderne, que les irrégularités dans l’ordre de formation des lettres n’ont rien d’ésotérique, mais ont pour unique raison d’être de rendre le déchiffrement moins facile ; en tout cas, pour ce qui est du sens de rotation où l’on veut voir « une influence orientale très marquée », il se trouve malheureusement que, s’il s’agit de l’Orient islamique, ce devrait être justement le sens contraire de celui-là. À un autre point de vue, il est singulier que les auteurs paraissent s’efforcer de réduire tout le mystère de l’Ordre du Temple à une question d’opérations financières, ce qui serait fort peu ésotérique ; ne vont-ils pas jusqu’à écrire, dans l’article suivant, que « la véritable idole des Templiers fut la puissance financière internationale » ? Signalons aussi deux inexactitudes historiques : Jacques de Molay n’est pas mort en 1312, mais en 1314, et il n’y eut jamais de décision papale supprimant l’Ordre du Temple, qui fut seulement suspendu « provisoirement » par le Concile de Vienne. — 2o Au sujet des prétendues « idoles », les témoignages obtenus au cours du procès, dans des conditions ne permettant d’ailleurs guère de les regarder comme valables, sont tous contradictoires entre eux ; il se peut que certaines histoires de « têtes » se rapportent tout simplement à des reliquaires ; en tout cas, il va de soi que, quoi qu’ait pu en penser l’ignorance occidentale, des idoles quelconques ne pourraient en aucune façon avoir été empruntées à un milieu islamique ; sur tout cela, nous sommes bien d’accord avec les auteurs. Quant au fameux « Baphomet », dont le nom a donné lieu à tant d’hypothèses aussi peu satisfaisantes les unes que les autres, nous pouvons, incidemment, donner l’explication du soi-disant Bahumid de von Hammer : il est bien exact que ce mot n’existe pas en arabe, mais il faut en réalité lire bahîmah, et, si cela ne se traduit pas par « veau » (interprétation qui fut peut-être influencée par l’énigmatique « tête de veau » des Druses, bien plutôt que par « le bœuf Apis ou le Veau d’or »), c’est du moins la désignation générale de toute sorte de bestiaux ; maintenant, s’il est peu probable en fait que « Baphomet » vienne de l’arabe bahîmah, que les interrogateurs du procès ne devaient pas connaître, il se pourrait fort bien, par contre, qu’il vienne de son équivalent hébreu, c’est-à-dire du Behemoth biblique, et peut-être n’y a-t-il pas besoin de chercher plus loin la solution de cette énigme… Pour ce qui est des quatre statues qui, d’après le même von Hammer, se trouvaient dans le cabinet de Vienne (mais que sont-elles devenues depuis 1818 ?), on ne voit pas ce qui permet de les considérer comme des « Baphomets » ; et, franchement, que penser de ces statues dont, d’après leur physionomie, une est qualifiée de « romaine », une de « pharaonique », et les deux autres de « persanes », bien que toutes portent également des inscriptions arabes, d’un fort mauvais arabe d’ailleurs si le déchiffrement indiqué est bien exact ? Il faut reconnaître qu’il y a dans tout cela quelque chose qui sent la supercherie, peut-être plus encore que dans le cas des coffrets dont il va être question tout à l’heure… Nous ne nous attarderons pas à discuter en détail l’interprétation des phrases arabes, dont la lecture même est fort douteuse ; nous nous bornerons à relever une erreur de fait : il est exact que kenîsah (et non pas kensen) désigne exclusivement une église chrétienne (encore un musulman se sert-il de ce mot tout aussi bien qu’un chrétien quand il veut parler de cette église, car il n’en existe pas d’autre pour la désigner) ; mais nous ne pouvons comprendre qu’on dise que « Maulana n’est jamais usité », car, dans beaucoup de pays islamiques (il y en a d’autres que le Maghreb), c’est au contraire l’appellation qu’on emploie couramment en s’adressant aux souverains, et même à d’autres personnages respectables. — 3o Il s’agit ensuite des deux fameux coffrets qui figurèrent dans la collection du duc de Blacas (par quelle malchance semble-t-il qu’eux aussi aient été perdus ?) ; comme pour les prétendus « Baphomets », rien ne prouve qu’ils aient jamais eu le moindre rapport avec les Templiers ; de l’avis des auteurs, il s’agirait simplement de « boîtes à thériaque » employées par des médecins grecs et arabes. Cette explication n’a en elle-même rien d’invraisemblable ; nous n’examinerons pas ici l’interprétation des figures sur laquelle elle s’appuie, interprétation qui dans son ensemble en vaut bien une autre, même si elle n’est pas correcte dans tous ses détails (ainsi, on ne voit pas bien pourquoi un même signe indiquerait dans un endroit un nombre d’ingrédients et dans un autre un nombre de mois ou d’années). Ce qui est plus curieux, ce sont les questions qui se posent au sujet du couvercle d’un des coffrets ; son symbolisme est nettement alchimique (pourquoi certains ont-ils voulu que la figure principale, qui est en réalité un Rebis, soit encore un « Baphomet » ?), et, là aussi, il y a des inscriptions qui, si elles ont été transcrites exactement, sont rédigées en un arabe inimaginable, ce dont il n’y aurait du reste pas lieu de trop s’étonner si l’on admet l’hypothèse des auteurs, car, d’après eux, ce couvercle, ajouté après coup, aurait été fabriqué par des alchimistes occidentaux vers la fin du moyen âge ou le commencement de la Renaissance ; les raisons de lui attribuer cette date tardive ne sont d’ailleurs pas clairement indiquées, pas plus que celles de l’affirmation qu’« on ne voit pas en quoi un Templier pouvait s’intéresser à l’alchimie » ; tout à fait indépendamment de la question des coffrets, on pourrait tout aussi bien dire qu’on ne voit pas pourquoi il ne s’y serait pas intéressé ! — 4o Dans l’article suivant, il s’agit surtout des relations possibles des Templiers avec les Ismaéliens, désignés ordinairement sous le nom d’« Assassins » ; les auteurs se donnent une peine bien inutile pour expliquer qu’il faudrait écrire Assacine, ce qui ne représente pas une meilleure transcription (l’introduction de l’e muet, notamment, n’est qu’une concession assez bizarre à la prononciation française), et ce qui n’empêche pas que c’est bien de là qu’est venu le mot « assassin » et qu’il ne s’agit pas d’un simple « rapprochement par assonance » ; cette dérivation, bien entendu, n’indique pas ce qu’étaient réellement les Ismaéliens, mais seulement l’opinion vulgaire des Occidentaux à leur sujet. À la fin de l’article, il y a bien des assertions contradictoires : pourquoi dire que les Templiers « n’étaient pas initiés », parce qu’il est peu vraisemblable qu’ils aient reçu l’initiation des Ismaéliens, et comme s’ils n’avaient pas pu avoir leur initiation propre, surtout si l’on admet qu’ils étaient « johannites » ? Il est dit aussi qu’il y avait chez eux « une connaissance profonde du symbolisme, de l’ésotérisme proche-oriental et méditerranéen », ce qui ne s’accorde guère avec l’absence d’initiation, ni avec les préoccupations toutes profanes qui leur sont attribuées par ailleurs ; quant à chercher les preuves de cette connaissance dans l’alphabet « néo-templier », ce n’est peut-être pas une argumentation très solide, en dépit du souci qu’ont les auteurs de ne pas « dépasser les bornes permises par la critique historique ». — 5o Enfin, le dernier article semble viser à justifier tout le monde : le roi de France, le pape, les Templiers et les juges, dont chacun aurait eu raison à son propre point de vue ; nous n’y insisterons pas, et nous nous contenterons de noter que maintenant les Templiers sont présentés comme possédant non pas seulement un secret financier, mais aussi un secret « synarchique », ce qui est tout de même un peu moins grossièrement matériel (mais est-ce bien « se placer dans l’ambiance du xive siècle » que de parler ici d’une « affaire laïque » ?) ; quoi qu’il en soit, ce qui nous paraît ressortir surtout de ces longues études, c’est qu’il est vraiment bien difficile de savoir au juste à quoi s’en tenir sur tout cela !

— Dans les Cahiers du Sud (no de mars 1940), M. Jean Richer publie une étude sur Jules Romains et la Tradition occulte ; à vrai dire, nous ne savons trop ce que peut être une « tradition occulte », mais nous pensons qu’on veut sans doute dire « ésotérique », encore que cela même ne soit pas très exact ici, car c’est surtout de l’Inde qu’il est question. Il est assurément possible que M. Jules Romains ait lu quelques livres concernant les doctrines hindoues, mais nous ne voyons pas qu’il en ait tiré grand’chose, car les rapprochements indiqués sont plutôt vagues et ne se rapportent en tout cas qu’à des choses d’un ordre très superficiel. Réduire les différents états dont il est question dans le Vêdânta à des « régimes de conscience », c’est-à-dire à quelque chose de purement psychologique, c’est bien peu comprendre de quoi il s’agit en réalité ; et, pour ce qui est du Yoga, si l’auteur de l’article déclare avec raison que « ses fins sont spirituelles », il semble pourtant que M. Jules Romains n’en ait retenu que certains effets « psycho-physiologiques » plus ou moins extraordinaires, ce qui n’a d’ailleurs rien d’étonnant, car les Occidentaux, même sans être « littérateurs », ne s’intéressent généralement à rien d’autre qu’à ce côté « phénoménique » et tout à fait contingent. Ce qui est plutôt stupéfiant, c’est que, à propos de ce genre de « dédoublement » que les occultistes ont dénommé bizarrement « sortie en astral » (et qui n’a absolument rien de commun avec l’état de samâdhi), on puisse écrire qu’« il s’agit bien de ce que les anciens connaissaient sous le nom de Mystères ou d’Initiation » ; voilà de bien étranges imaginations, et on ne saurait être plus loin de la vérité ! Nous trouvons aussi, dans une note, la curieuse assertion que « la Franc-Maçonnerie doit beaucoup à l’Égypte » ; s’il est vrai que certains « systèmes » particuliers ont été basés sur cette théorie fantaisiste (et d’une façon qui ne montre que trop le caractère artificiel de ce rattachement et l’ignorance de leurs auteurs en fait d’« égyptologie »), il est impossible de trouver dans la Maçonnerie proprement dite quoi que ce soit qui porte la marque d’une origine égyptienne ; et, si l’on peut établir des comparaisons sur certains points, par exemple entre la légende d’Hiram et le mythe d’Osiris, ce sont là des choses dont l’équivalent se retrouve dans les traditions les plus diverses, et qui ne s’expliquent point par des « emprunts » ni par une filiation plus ou moins directe, mais bien par l’unité essentielle de toutes les traditions.

— Dans le Grand Lodge Bulletin d’Iowa (no d’avril 1940), une note est consacrée à la question des globes céleste et terrestre qui sont parfois placés sur les deux colonnes ; il semble bien évident que ce n’est là qu’une innovation toute moderne, non point en raison d’une prétendue ignorance que certains se plaisent à attribuer aux anciens, mais tout simplement parce que de tels globes ne figurent dans aucun symbolisme traditionnel. Quant à les faire dériver du globe ailé égyptien, c’est là une hypothèse fort peu vraisemblable, car leur position et leur duplication seraient alors tout à fait anormales et ne s’accorderaient aucunement avec la signification de ce globe ailé. Nous devons relever, d’autre part, une erreur linguistique assez grave : le préfixe ya, en hébreu comme en arabe, est simplement la marque de la troisième personne du futur des verbes, et il n’a aucun rapport avec le nom divin Yah.

— Dans le Symbolisme (no de janvier-février-mars 1940), G. Persigout étudie L’Antre, synthèse obscure des trois Mondes ; bien qu’il nous cite à diverses reprises et qu’il s’appuie d’autre part sur des analogies alchimiques, nous ne sommes pas très sûr qu’il ait entièrement compris le symbolisme de la caverne initiatique, tant il y mêle de considérations étrangères au sujet. Le symbolisme traditionnel du diamant n’a sûrement rien à voir avec les théories de la chimie moderne sur le carbone, ni celui de la lumière avec des hypothèses biologiques sur l’« origine de la vie ». Certaines analyses de mots hébraïques sont assez fantaisistes ; il faudrait en tout cas, si l’on veut dire des choses exactes à cet égard, prendre bien garde de ne pas confondre le he avec le heth ! Nous avons été surpris de voir, dans une note, attribuer à Éliphas Lévi la Clef de la Magie noire ; vérification faite de la citation, c’est de la Clef des Grands Mystères qu’il s’agit en réalité. — Dans un article sur L’Art divinatoire, « Diogène Gondeau » paraît confondre l’intuition avec l’imagination ; de plus, il ne fait pas la moindre allusion au fait que certains « arts divinatoires » ne sont pas autre chose que des débris plus ou moins informes d’anciennes sciences traditionnelles, ce qui est pourtant, au fond, le seul côté réellement intéressant de la question. — François Ménard, dans un court article sur Le Rameau d’olivier, n’en expose le symbolisme que bien incomplètement ; il parle avec raison du rôle de l’huile, dans divers rites, comme support de la « force spirituelle » ; mais le reste n’est guère qu’un éloge un peu trop exclusif du « climat méditerranéen ».

— Dans Atlantis (no de mai 1940), M. paul le cour oppose l’un à l’autre Siegfried et Perceval, dans lesquels il veut voir les expressions respectives de l’esprit germanique et de l’esprit celtique ; cette interprétation se prête évidemment à des développements faciles, surtout dans les circonstances présentes, mais elle est vraiment un peu « simpliste ». À ce propos, il revient encore sur son idée d’une prétendue restauration de l’Ordre du Temple, incarnant l’esprit celtique comme l’Ordre Teutonique incarnait l’esprit germanique, et il désigne même, comme son centre futur, le Mont Saint-Michel, qu’il oppose à ce titre à Marienburg, ancienne résidence des Grands-Maîtres de l’Ordre Teutonique ; mais le Mont Saint-Michel a-t-il jamais eu la moindre relation historique avec l’Ordre du Temple ? À part cela et la réédition de quelques fantaisies linguistiques déjà connues, il n’y a là rien de particulièrement important à signaler.

— La revue Folklore, organe du « Groupe andois d’études folkloriques » (no d’avril-juin 1940), donne une étude Sur un plat cathare de Raguse, où figure comme symbole principal la licorne, mais prise, si l’interprétation proposée est exacte, dans un sens « maléfique », comme représentant « la mort qui toujours poursuit la race humaine et désire s’en emparer » ; cette signification aurait sa source dans une parabole de « l’homme et la licorne » qui se trouve dans certaines versions de la légende des saints Barlaam et Josaphat, laquelle est généralement regardée comme d’origine bouddhique, mais aurait subi, au cours de sa transmission d’Orient en Occident, des influences manichéennes. Il y a là quelque chose qui peut paraître assez étrange, car, dans le symbolisme orthodoxe tout au moins, il semble bien que la licorne soit toujours prise exclusivement dans un sens « bénéfique », ce qui s’accorde avec la valeur « axiale » de sa corne unique, renforcée encore par son association habituelle avec l’« Arbre de Vie ». Sur le plat dont il s’agit, d’ailleurs, l’arbre figure bien aussi auprès de la licorne, mais la singulière inclinaison de cet arbre, ainsi que l’attitude même de la licorne, donnent assez manifestement une impression de « chute » ; faut-il rappeler à ce propos que certains ont considéré l’inclinaison même de l’axe terrestre comme une conséquence de la chute de l’homme, ce qui peut avoir tout au moins une justification symbolique, en rapport avec les révolutions cycliques du temps ? C’est précisément aussi par le fait des phases alternantes de la succession temporelle, figurées ici par deux rats, l’un blanc et l’autre noir, qui rongent les racines de l’arbre, que la vie représentée par cet arbre aboutit à la mort ; il y a donc là, somme toute, un sens plausible sous un certain aspect, mais l’hétérodoxie, si hétérodoxie il y a, ne consisterait-elle pas à employer les symboles axiaux, qui sont essentiellement liés à l’idée d’immutabilité, d’une façon qui les fait participer eux-mêmes à la mutation des choses, ce qui, si l’on veut aller au fond de la question, pourrait impliquer une conception plaçant plus ou moins expressément toute réalité dans le « devenir » ? Une telle conception est d’ailleurs une conséquence inévitable de tout « dualisme » du genre de celui qu’on attribue aux Manichéens, car, pour qui ignore l’unité principielle, on ne voit pas bien où pourrait résider l’immutabilité ; et donner à certains symboles une position déviée, n’est-ce pas aussi méconnaître ce qui, en eux, indique une expression ou un reflet de l’unité ?