Janvier-février 1946

Zalmoxis, « revue des études religieuses » dirigée par M. Mircea Eliade, a donné deux numéros, ou plutôt deux volumes, datés respectivement de 1938 et 1939, mais qui en réalité ont paru un peu plus tard. Le Tome I contient l’étude de M. A. K. Coomaraswamy sur The Philosophy of Mediaeval and Oriental Arts, dont nous avons parlé en son temps (numéro de juin 1939), et qui est tout ce que nous avions connu alors de cette publication. — Dans le même volume, M. Raffaele Pettazzoni étudie Le corps parsemé d’yeux, c’est-à-dire les cas assez nombreux, et appartenant à des traditions très diverses, de divinités ou de personnages mythiques figurés avec des yeux multiples. Il reconnaît justement que ce symbolisme est lié à « l’idée de l’omniprésence et de l’omniscience de Dieu » ; cependant, il semble n’y voir en définitive qu’une représentation du « ciel nocturne », les yeux étant identifiés aux étoiles ; mais alors, même en admettant cette explication, il resterait encore à se demander ce que symbolise le « ciel nocturne » lui-même… Ajoutons tout de suite, pour n’avoir pas à revenir sur ce sujet, que, dans le Tome II, une note de M. Coomaraswamy met parfaitement les choses au point : il fait remarquer avant tout que les formes divines dont il s’agit sont toutes « solaires », ce qui indique qu’en réalité les yeux correspondent aux rayons du Soleil ; « du point de vue de notre multiplicité, le Soleil est au centre d’une sphère cosmique, vers les limites de laquelle ses innombrables rayons s’étendent dans toutes les directions », et « c’est par le moyen de ces rayons qu’il connaît les formes exprimées vers lesquelles ils s’étendent », ce qui permet de les assimiler à autant d’yeux ; il ne faut d’ailleurs pas oublier que « c’est un être unique qui a des yeux multiples, le nombre dépendant de notre point de vue, et non pas de l’être lui-même ». M. Coomaraswamy relève aussi une erreur assez singulière qui, à propos d’un passage du Talmud de Babylone, a fait prendre l’« Ange de la Mort » pour Satan ; il s’agit là de deux « entités » tout à fait distinctes. — Dans un article sur Le culte de l’étendard chez les Scythes et dans l’Inde, M. J. Przyluski remarque que certaines colonnes, qui « étaient probablement en relation avec l’axe cosmique », ont reçu parfois « le nom de dhwaja qui désigne généralement un étendard mobile » ; mais, chose assez étonnante après cette constatation, il ne semble pas se rendre compte nettement que la hampe de tout étendard est effectivement, aussi bien que la colonne (et plus spécialement la colonne isolée), un symbole axial. Quant à la question des « étendards fixes » et des « étendards mobiles », elle nous paraît en somme assez claire : l’étendard fixe, dressé habituellement auprès d’un temple et assez haut pour « le dominer à la façon d’un minaret », était un mât exactement comparable à celui d’un stûpa (et nous pourrions dire aussi à celui d’un char ou d’un navire, car le symbolisme est le même dans tous les cas) ; l’étendard mobile (dont la hampe était le plus souvent une lance, autre symbole axial bien connu) n’était au fond qu’un « substitut » de l’étendard fixe, destiné à accompagner les armées en campagne, ce qui évidemment ne lui enlevait pas davantage son caractère de symbole de l’« axe cosmique » que le déplacement d’un sanctuaire également mobile et suivant les pérégrinations d’un peuple nomade, comme dans le cas du Tabernacle des Hébreux, n’enlevait à ce sanctuaire son caractère d’image du « Centre du Monde ». — Nous noterons simplement un article de M. Carl Hentze sur Le culte de l’ours et du tigre et le T’ao-tié, sans y insister pour le moment, car nous nous proposons de revenir prochainement sur la question du symbolisme du T’ao-tié et des autres figurations similaires(*).Buddha and the Sun God, par M. Benjamin Rowland, fait ressortir, à propos d’une peinture découverte en Afghanistan, le caractère « solaire » de Bouddha, rendu particulièrement sensible par l’iconographie, ainsi que M. Coomaraswamy l’a montré dans divers travaux. Il est intéressant de noter que, dans certaines séries de scènes de la vie de Bouddha, la place de la naissance est tenue par une représentation de Sûrya et de son char, ce qui se réfère évidemment à l’idée de l’Avatâra. — Un article de M. Mircea Eliade, intitulé Metallurgy, Magic and Alchemy, n’est guère qu’un recueil de faits de tout genre se rapportant aux sujets indiqués par le titre, et dont il ne se dégage aucune conclusion bien nette ; certains de ces faits, concernant les forgerons, pourraient servir d’« illustration » à ce que nous avons écrit à propos de la métallurgie dans notre récent livre (Le Règne de la Quantité et les signes des Temps, ch. XXII). Nous devons signaler une erreur véritablement extraordinaire, qui est d’ailleurs due, à ce qu’il paraît, à R. Eisler, et qui est de nature à jeter quelque suspicion sur la valeur des travaux de celui-ci : Kaabah est pris pour le nom de la « pierre noire », ce qui n’a aucun sens, car cette pierre n’est nullement cubique ; c’est l’édifice dans l’un des angles duquel elle est enchâssée qui est appelé Kaabah parce qu’il a la forme d’un cube ; et, par surcroît, cette soi-disant « pierre Kaabah » devient ensuite une « déesse Kaabah », laquelle n’a certainement jamais existé ! Il n’est d’ailleurs pas bien difficile de deviner de quoi il s’agit, car on cite à ce propos un ouvrage de R. Eisler intitulé Kuba-Kybele ; malheureusement, c’est là un rapprochement tout aussi fantaisiste que ceux, que nous avons rencontrés ailleurs, de la même Cybèle avec la « Kabbale » et avec une « cavale » ; étymologiquement, Cybèle, comme Pârvatî dans l’Inde, n’est pas autre chose que la « déesse de la montagne » ; et nous ajouterons que, dans le symbolisme, la montagne est toujours représentée sous une forme conique et non pas cubique, ou si l’on veut, en projection verticale, comme un triangle et non comme un carré. — M. Jean Coman consacre un long article à Orphée, civilisateur de l’humanité (nous aurions plutôt dit d’une certaine partie de l’humanité), mais il ne réussit à en donner qu’une idée bien « affadie » et il ne résout aucune question vraiment importante ; même les passages où il est fait allusion aux Mystères et à l’initiation (car enfin, il fallait bien les mentionner malgré tout) ne jettent pas la moindre lueur sur le sens profond de l’Orphisme. Chose curieuse, l’auteur, parlant des « hommes primitifs » civilisés par Orphée, ne paraît pas se douter le moins du monde que ces hommes plus ou moins sauvages (et peut-être y a-t-il tout de même quelque exagération à en faire des « cannibales »), bien loin d’être « primitifs » en réalité, appartenaient déjà à l’« âge de fer » ! — Nous n’insisterons pas sur quelques articles « folkloriques », contenus dans ce volume et dans les suivants, qui n’ont qu’un caractère purement documentaire et un intérêt surtout local.

— Le Tome II de Zalmoxis débute par l’étude de M. Coomaraswamy sur Swayamâtrinnâ : Janua Cœli, dont nous parlons plus amplement par ailleurs. Viennent ensuite deux articles sur le dieu gète Zalmoxis dont le nom sert de titre à la revue : dans le premier, M. Carl Clemen semble vouloir y voir surtout un « dieu de la végétation », conformément aux conceptions « naturalistes » mises à la mode par Frazer. Dans le second article, M. Jean Coman examine la question de savoir s’il s’agit vraiment d’un dieu ou d’un « prophète », et il incline à conclure que Zalmoxis aurait été d’abord un homme et qu’il n’aurait été « divinisé » que par la suite, ce qui nous paraît être en quelque sorte un renversement de la réalité : en fait, il n’y a rien d’étonnant à ce que le « prophète », ou plus exactement le chef suprême qui était à la fois « roi et grand-prêtre », avant la séparation des deux pouvoirs, ait reçu le nom du principe (désigné, suivant l’étymologie la plus vraisemblable, comme le « Seigneur des hommes », ce qu’on pourrait rapprocher, en tant que nom divin, de l’expression identique qui se trouve dans la dernière sûrat du Qorân) dont il était le représentant et qu’il « incarnait » d’une certaine façon dans le monde humain ; ce nom, appliqué ainsi secondairement à un homme, était donc proprement celui d’une fonction, et non d’un individu, et c’est ce qui explique qu’il ait pu y avoir, non pas un seul homme, mais toute une succession d’hommes portant le nom de Zalmoxis. M. Mircea Eliade étudie, à propos d’une publication de M. N. Cartojan, Les livres populaires dans la littérature roumaine ; il y a là, sur les origines du folklore, certaines réflexions qui ne manquent pas de justesse au fond, encore que la façon dont elles sont exprimées ne soit pas à l’abri de tout reproche : parler de « laïcisation » du « fantastique » paraît plutôt étrange, mais, quand on ajoute que cette « laïcisation » est une « dégradation », nous comprenons qu’il s’agit d’une dégénérescence due à la « vulgarisation » de quelque chose qui était primitivement d’un tout autre ordre, ce qui, sans être encore suffisamment précis, est tout au moins conforme à la vérité (toutes réserves faites d’ailleurs au sujet du « fantastique », qui, à vrai dire, ne paraît tel que du fait de l’incompréhension de sa signification symbolique). Ce qui, par contre, est véritablement stupéfiant, pour quiconque possède quelques notions traditionnelles, c’est qu’on puisse taxer d’« infantilisme » des légendes telles que celle du « Bois de la Croix », que nous transcrivons ici parce que son symbolisme assez transparent nous paraît être de nature à intéresser nos lecteurs : « Après qu’Adam eut été enterré avec la couronne sur la tête, de la couronne poussa un arbre, haut et merveilleux, dont le tronc se divisa en trois grandes branches. Celles-ci se réunirent, pour se séparer et s’unir à nouveau, et ainsi de suite jusqu’à sept fois. C’est avec le bois de cet arbre qu’on fit la croix sur laquelle le Sauveur fut crucifié ». Ne retrouve-t-on pas nettement, dans la description de la croissance de cet arbre mystérieux (qui est, cela va sans dire, essentiellement « axial »), les trois nâdîs principales et les sept chakras de la tradition hindoue ? — De M. Mircea Eliade également, des Notes sur le symbolisme aquatique, qui semblent d’ailleurs n’être qu’un début, car il y est seulement question des coquilles et des perles, et de leurs usages rituels basés sur le sens de « fécondité » ou de « fertilité » qui leur est généralement reconnu, et qui est mis en rapport non seulement avec la naissance dans l’acception ordinaire de ce mot, mais aussi avec la « seconde naissance » dans les rites initiatiques, et même, dans les rites funéraires, avec la « résurrection » et par suite avec l’immortalité.