Mars-avril 1946
— Lettres d’Humanité, publication de l’Association Guillaume Budé, contient dans son Tome III (1944) une curieuse étude de M. Paul Maury intitulée Le secret de Virgile et l’architecture des Bucoliques. L’auteur a découvert là en effet une véritable « architecture », presque aussi étonnante que celle de la Divine Comédie ; cela est assez difficile à résumer, mais nous essaierons cependant d’en indiquer tout au moins les traits principaux. Il a remarqué tout d’abord une symétrie entre les églogues I et IX (les épreuves de la Terre), II et VIII (les épreuves de l’Amour), III et VII (la Musique libératrice), IV et VI (les Révélations surnaturelles) ; ces huit églogues forment une double progression, ascendante d’une part pour les quatre premières et descendante de l’autre pour les quatre dernières, c’est-à-dire une sorte de double échelle dont le sommet est occupé par l’églogue V (Daphnis), qu’il appelle « la Bucolique majeure ». Il reste l’églogue X (Gallus), qui s’oppose à l’églogue V « comme l’amour profane à l’amour sacré, l’homme de chair imparfaitement initié à l’idéal de l’homme rénové » ; ce sont « les deux limites entre lesquelles circulent les âmes, entre le globe terraqué et l’Olympe ». Le tout forme alors le plan d’une sorte de « chapelle », ou plutôt d’une « basilique pythagoricienne », dont l’églogue V constitue l’abside, tandis que l’églogue X se place à l’extrémité opposée ; entre les deux, les autres églogues se disposent latéralement de part et d’autre, celles qui sont symétriques se faisant naturellement vis-à-vis. Mais ce n’est pas tout, et les remarques qui viennent ensuite sont encore plus extraordinaires : il s’agit du nombre des vers des différentes églogues, dans lequel se retrouvent d’autres symétries multiples et qui certainement ne peuvent pas n’être pas voulues. À première vue, il est vrai, quelques-unes de ces symétries numériques apparaissent seulement comme approximatives ; mais les légères différences ainsi constatées ont amené l’auteur à déterminer et à « localiser » certaines altérations du texte (vers omis ou ajoutés), peu nombreuses d’ailleurs, et qui coïncident précisément avec celles qui, d’après des considérations purement philologiques, avaient déjà été soupçonnées antérieurement. Cela fait, les symétries deviennent toutes exactes ; il nous est malheureusement impossible de reproduire ici les différents tableaux dans lesquels elles sont indiquées, et sans lesquels elles ne sauraient guère être rendues compréhensibles. Nous dirons donc seulement que les principaux nombres qui y sont mis en évidence et qui s’y répètent avec une insistance significative sont 183, nombre par lequel, d’après un passage de Plutarque, « les Pythagoriciens avaient figuré l’harmonie même du grand Cosmos », 333 et 666 ; ce dernier est aussi « un nombre pythagoricien, nombre triangulaire de 36, lui-même triangle de 8, l’Ogdoade double de la Tétrade » ; nous ajouterons que c’est essentiellement un nombre « solaire », et nous ferons remarquer que le sens qui lui est donné dans l’Apocalypse ne constitue pas un « renversement des valeurs » comme le dit l’auteur, mais représente en réalité une application de l’aspect opposé de ce nombre, qui possède à la fois en lui-même, comme tant d’autres symboles, un sens « bénéfique » et un sens « maléfique ». C’est évidemment le premier de ces deux sens que Virgile avait en vue ; maintenant, est-il exact qu’il ait voulu faire plus spécialement de ce nombre 666 le « chiffre de César », ce que paraîtrait confirmer le fait que, d’après le commentateur Servius, le Daphnis de l’églogue centrale V ne serait autre que César lui-même ? Il n’y a là rien d’invraisemblable, assurément, et d’autres rapprochements assez remarquables viennent encore à l’appui de cette interprétation ; il ne faudrait d’ailleurs pas, ajouterons-nous, ne voir là qu’une application simplement « politique » au sens ordinaire de ce mot, si l’on songe au côté, non pas même uniquement « religieux » (ce que reconnaît l’auteur), mais aussi réellement « ésotérique » du rôle de César. Nous ne pouvons nous étendre davantage sur tout cela, mais nous pensons en avoir dit assez pour montrer l’intérêt de ce travail, dont nous recommanderons particulièrement la lecture à ceux qui s’intéressent au symbolisme des nombres.
— Dans la même publication, d’autres articles, consacrés à Hippocrate, appellent quelques réflexions : on parle beaucoup actuellement, dans les milieux médicaux, d’un « retour à Hippocrate », mais, chose assez étrange, on semble l’envisager de deux façons différentes et même opposées quant aux intentions, car tandis que certains l’entendent, et avec juste raison, dans le sens d’une restauration d’idées traditionnelles, d’autres, comme c’est le cas ici, voudraient en faire tout le contraire. Ceux-ci, en effet, prétendent attribuer à la médecine hippocratique un caractère « philosophique », c’est-à-dire, suivant le sens qu’ils donnent à ce mot, « rationaliste », voire même « laïque » (oublient-ils donc qu’Hippocrate lui-même appartenait à une famille sacerdotale, sans quoi d’ailleurs il n’eût point été médecin ?), et l’opposer à ce titre à l’antique médecine sacerdotale, en laquelle ils ne veulent naturellement voir, conformément à l’habituel préjugé moderne, qu’« empirisme » et « superstition » ! Nous ne croyons pas inutile d’attirer là-dessus l’attention des partisans de l’hippocratisme traditionnel et de les engager, lorsque l’occasion s’en présentera à eux, à remettre les choses au point et à réagir contre cette fâcheuse interprétation ; il serait vraiment regrettable, en effet, de laisser détourner ainsi de son but normal et légitime un mouvement qui, même s’il n’indique encore jusqu’ici qu’une simple tendance, n’est certes pas dépourvu d’intérêt à plus d’un point de vue.