Mai 1946

— Dans The Art Bulletin (1939), M. Ananda K. Coomaraswamy a fait paraître un article intitulé Ornament, dans lequel il montre que « la préoccupation moderne des aspects “décoratif” et “esthétique” représente une aberration qui n’a rien de commun avec les buts originels de l’art ». Si l’on considère l’histoire des différents mots qui ont été employés pour exprimer l’idée d’une ornementation ou d’une décoration, on trouve que la plupart d’entre eux ont désigné tout d’abord, non pas quelque chose de surajouté ou de superflu, mais l’achèvement même de l’objet en vue de son usage propre ; tel est le cas des termes sanscrits alamkâra, bhûshana et âbharana, des termes grecs dérivés de kosmos, et aussi des termes latins decor et ornamentum, qui gardaient encore leur sens premier au moyen âge. Aucun art traditionnel ne peut être compris sans une connaissance de sa véritable signification, et en réalité, qu’il s’agisse de l’ensemble ou des détails, rien n’y est dépourvu de signification ; vouloir en faire l’objet d’une simple appréciation esthétique, c’est se condamner à ignorer complètement ce qui fait toute sa raison d’être.

— Dans la même revue (no de mars 1940), à propos d’un livre de M. Carl Hentze, Frühchinesische Bronzen und Kulturdarstellungen, M. Coomaraswamy insiste surtout sur la question du T’ao-t’ie et, plus généralement, de la « tête du monstre » ; nous ajouterons seulement, aux considérations que nous avons déjà exposées dans notre article sur Kâla-mukha(*), une remarque concernant le Gorgoneion grec. Celui-ci, d’après Roscher, était primitivement une face solaire, d’ailleurs barbue, et n’est devenu que beaucoup plus tard une représentation de la Gorgone féminine. D’autre part, nous avons relevé une référence de Clément d’Alexandrie (Stromata, V, 8, 49, 4), assimilant le Gorgoneion à la Lune ; nous supposons qu’il doit s’agir dans ce cas de la forme féminine, mais ce point mériterait cependant d’être examiné de plus près. — Au sujet d’un autre livre, Carved Jades of Ancient China, par le Dr A. Salmony, il soulève encore une question intéressante au point de vue symbolique : il s’agit d’un motif denté qui se trouve sur les vases funéraires préhistoriques, tant en Europe qu’en Extrême-Orient, et qui paraît se référer aux « mâchoires de la Mort ». Le sens donné par le Tcheou-li, suivant lequel « les dents signifient la guerre », peut fort bien être dérivé de celui-là, et donne lieu, en outre, à un curieux rapprochement avec les mythes grecs dans lesquels le héros « sème les dents du dragon ».

— Dans le Catholic Art Quarterly (1943), M. Coomaraswamy rapproche la maxime des constructeurs du moyen âge, « Ars sine scientia nihil », de l’affirmation de Guy d’Arezzo, « Non verum facit ars cantorem, sed documentum », ainsi que de la façon dont Dante parle de la doctrina cachée dans ses vers ; et il rappelle à ce propos les conceptions de Platon et de saint Augustin sur le caractère essentiellement intellectuel de la véritable « inspiration » considérée comme nécessaire dans toute vue traditionnelle et normale de l’art.

— Dans le College Art Journal (no de mai 1943), un article du même auteur, intitulé : Symptom Diagnosis, and Regimen, précise le caractère anormal de la conception moderne de l’art : on en est arrivé à penser que l’art, au lieu d’« imiter la Nature dans ses opérations », doit simplement imiter ou copier les choses sensibles qui nous entourent, et aussi notre propre individualité ; d’autre part, on a séparé entièrement la question de l’usage d’une œuvre d’art de celle de sa signification. Le seul remède à cette situation serait un changement radical dans les méthodes d’interprétation de l’art employées par les critiques et les historiens : il faudrait renoncer au point de vue « esthétique », qui, comme le mot lui-même l’indique, ne relève que de la sensibilité, et aussi à l’analyse psychologique, qui ne cherche dans une œuvre que l’expression de l’individualité de l’artiste, ce qui est sans aucun intérêt pour sa véritable compréhension.

— De M. Coomaraswamy également dans le Journal of Aesthetics and Art Criticism, un article intitulé Imitation, Expression and Participation, montrant que ces trois termes ne sont que trois attributs définissant la nature essentielle de l’art, et qui s’interpénètrent et coïncident au fond. L’imitation se réfère normalement à un « exemplaire » que l’artiste contemple en lui-même ; l’expression doit s’entendre des idées qu’il s’est assimilées et qu’il a faites siennes (ce qui n’a rien de commun avec l’« expressionnisme » moderne) ; enfin, la participation (qui, quoi qu’en disent les sociologues, n’a en réalité rien de « mystique », mot dont ils semblent d’ailleurs confondre le sens avec celui de « mystérieux ») est une sorte de « présence réelle » du modèle dans l’œuvre d’art, impliquée par le fait même que celle-ci doit être un symbole aussi adéquat que possible de celui-là.