Juin-juillet 1946
— Dans la Review of Religion (no de mai 1940), le Dr Maximilien Beck, ancien directeur des Philosophische Hefte de Prague, a fait paraître une étude On some misinterpretations of the religious and moral experience. Il y dénonce l’absurdité de la méthode que les empiristes veulent appliquer à la religion et à la morale : « Les hommes religieux et moraux affirment une expérience de choses immatérielles ; les soi-disant empiristes nient l’objectivité de ces choses, parce qu’une telle expérience ne peut pas être prouvée par l’expérience des choses matérielles ; c’est comme si quelqu’un niait que les couleurs existent réellement parce qu’elles ne peuvent pas être entendues ! ». Il critique, en particulier, l’explication de la prière et du sacrifice, que ces empiristes prétendent attribuer à la crainte ; il montre que leurs théories sont incapables de rendre compte de choses telles que l’héroïsme et l’optimisme religieux ; et il conclut en établissant, contre ceux qui veulent voir une sorte d’antinomie entre la religion et la moralité, la connexion qui existe au contraire normalement entre ces deux points de vue, « celui qui aide à réaliser le bonheur des hommes aidant aussi par là même à réaliser l’attitude religieuse qui consiste à aimer Dieu dans ses créatures ».
— Dans le Journal of the American Oriental Society (1941), M. A. K. Coomaraswamy étudie le sens du terme sanscrit Lîlâ, qui signifie proprement « jeu », et qui est appliqué notamment à l’activité divine : cette conception est d’ailleurs loin d’être particulière à l’Inde, et on la trouve aussi exprimée très nettement, par exemple, chez Eckhart et Boehme. Platon, s’il ne décrit pas expressément l’activité divine comme un jeu, dit du moins que nous sommes les « jouets » de Dieu, ce qui peut être illustré par le mouvement des pièces du jeu d’échecs, et surtout par le jeu des marionnettes (le fil auquel celles-ci sont suspendues et qui les fait mouvoir étant une image du sûtrâtmâ dont nous parlons par ailleurs(*)). Dans tous les cas, le « jeu » diffère du « travail » en ce qu’il est une activité spontanée, qui n’est due à aucun besoin et n’implique aucun effort, ce qui convient aussi parfaitement que possible à l’activité divine ; et l’auteur rappelle en outre, à ce propos, que les jeux avaient, à l’origine, un caractère sacré et rituel. Il montre ensuite, par des considérations linguistiques, que le prototype symbolique de cette conception se trouve dans le mouvement du feu ou de la lumière, exprimé par le verbe lêlây auquel le mot lîlâ est rattaché ; le « jeu » d’une flamme ou d’une lumière vibrante est un symbole adéquat de la manifestation de l’Esprit.
— Dans le Journal of Philosophy (no du 24 septembre 1942), M. Coomaraswamy revient sur le même sujet dans une note intitulée Play and Seriousness : l’Esprit ou le « Soi » n’est pas affecté par le sort des véhicules de différents ordres par le moyen desquels il se manifeste, et ceci entraîne naturellement, pour celui qui en a conscience, le désintéressement ou le détachement à l’égard de l’action et de ses fruits, au sens où l’entend la Bhagavad-Gîtâ ; mais, si ce désintéressement nous amène à considérer la vie comme un jeu, ce serait une erreur de vouloir opposer cette attitude au « sérieux » qui caractérise le travail. Dans le jeu, il n’y a rien d’autre à gagner que « le plaisir qui parfait l’opération » et aussi la compréhension de ce qui, en réalité, constitue proprement un rite ; mais ce n’est pas à dire que nous devions jouer avec insouciance, ce qui ne s’accorderait qu’avec le point de vue profane et anormal des modernes qui regardent les jeux comme insignifiants en eux-mêmes. Nous jouons un rôle déterminé par notre propre nature, et notre seule préoccupation doit être de le bien jouer, sans égard au résultat ; l’activité divine est appelée un « jeu » parce qu’elle ne peut avoir pour fin une utilité quelconque, et c’est dans le même sens que notre vie peut aussi devenir un jeu ; mais, à ce niveau, le « jeu » et le « travail » ne peuvent plus aucunement être distingués l’un de l’autre.
— Dans cette même revue, nous signalerons aussi un article intitulé The Postulate of an Impoverished Reality et signé Iredell Jenkins, où se trouvent des vues qui concordent d’une façon assez remarquable avec celles que nous avons exposées nous-même : le postulat qui domine l’esprit moderne, c’est celui d’une prétendue « simplicité » de la nature, qui correspond à la conception cartésienne des idées « claires et distinctes », et qui est d’ailleurs commun aux rationalistes et aux empiristes ; l’« appauvrissement de la réalité », qui en est une conséquence, est la réduction de toutes choses au point de vue quantitatif. Ce postulat implique avant tout la négation d’un domaine de l’être distinct de celui du devenir : pour ceux qui l’admettent, le monde physique est un tout complet et se suffisant à lui-même, d’où la conception mécaniste et matérialiste de la nature, et aussi la négation de toute finalité. En s’imposant à la mentalité générale, cette conception a eu pour résultat l’établissement d’un véritable matérialisme de fait, même chez ceux qui admettent encore théoriquement l’existence de quelque chose d’un autre ordre, mais qui le considèrent pratiquement comme inconnaissable et par suite comme négligeable ; l’auteur n’oublie pas d’indiquer la part de la suggestion dans la diffusion d’un tel état d’esprit, bien qu’il n’aille peut-être pas assez loin en ce sens, car il ne paraît pas se demander si ceux qui propagèrent et « popularisèrent » cette conception étroitement bornée de la réalité, et dont il ne met d’ailleurs pas la bonne foi en doute, n’étaient pas eux-mêmes suggestionnés avant de suggestionner les autres à leur tour ; les véritables « architectes de la pensée moderne » ne sont sans doute pas ceux qui se montrent ainsi au dehors… Quoi qu’il en soit, les choses en sont arrivées à un tel point que l’expérience elle-même n’est plus reconnue comme valable que dans la mesure où elle s’accorde avec le postulat de la « réalité appauvrie », dans lequel il est assurément très juste de voir la cause principale de l’incapacité de la pensée moderne à donner une véritable explication de quoi que ce soit. Ajoutons que, si on ne se limitait pas au seul domaine philosophique, on pourrait découvrir encore bien d’autres applications du même postulat, qui toutes confirmeraient et renforceraient cette conclusion ; en effet, cet « appauvrissement », qui tend à vider toutes choses de leur signification, n’est-il pas, au fond et tout d’abord, ce qui caractérise essentiellement le point de vue profane lui-même dans toute sa généralité ?
— Dans la revue Asia and the Americas (no de mars 1943), un article de M. Coomaraswamy intitulé Am I my Brother’s Keeper ? est une excellente critique de la façon dont les Occidentaux modernes prétendent imposer partout ce qu’ils appellent « la civilisation ». Il y dénonce énergiquement, en citant à l’appui un bon nombre d’opinions concordantes, les méfaits de cette « occidentalisation » qui se fait de plus en plus envahissante dans tous les domaines, et qui ne tend qu’à détruire tout ce qui a une valeur réellement qualitative pour y substituer ce qui répond à son propre « idéal » exclusivement quantitatif et matériel, si bien qu’il n’est pas exagéré de la caractériser comme un véritable « meurtre ». Ce n’est certes pas par une « propagande » quelconque, visant à une uniformisation extérieure, qu’un rapprochement réel entre les peuples, et plus particulièrement entre l’Orient et l’Occident, pourra jamais être obtenu, bien au contraire ; c’est seulement par un accord sur les principes, et ce sont précisément les principes qui, à tous les points de vue, font entièrement défaut à la civilisation occidentale moderne.
— Dans la même revue (no de février 1944), M. Coomaraswamy, sous le titre The Bugbear of Literacy, revient plus spécialement sur cet aspect du prosélytisme occidental qui, partant du préjugé suivant lequel la « culture » consiste avant tout à savoir lire et écrire, veut imposer, chez les peuples les plus différents, une certaine sorte d’instruction élémentaire et uniforme qui ne saurait avoir pour eux la moindre valeur, parce qu’elle est, en réalité, étroitement liée aux conditions spéciales de civilisation quantitative de l’Occident moderne. C’est là encore un moyen de détruire les civilisations qui reposent sur de tout autres bases, en faisant disparaître plus ou moins rapidement tout ce qui a toujours fait l’objet d’une transmission orale, c’est-à-dire, en fait, ce qui en constitue tout l’essentiel. Loin d’aider à une compréhension réelle et tant soit peu profonde de quelque vérité que ce soit, l’« éducation » européenne ne fait que des hommes entièrement ignorants de leur propre tradition (et, au fond, c’est bien contre la tradition sous toutes ses formes qu’est nécessairement dirigée toute entreprise spécifiquement moderne) ; aussi, dans bien des cas, est-ce seulement chez les « illettrés », ou ceux que les Occidentaux et les « occidentalisés » considèrent comme tels, qu’il est encore possible de retrouver la véritable « culture » (s’il est permis d’employer ce même mot autrement que dans le sens tout profane qu’on lui donne d’ordinaire) de tel ou tel peuple… avant qu’il ne soit trop tard et que l’envahissement occidental n’ait achevé de tout gâter. L’auteur fait un intéressant rapprochement entre la signification réelle de la transmission orale et la doctrine platonicienne de la « réminiscence » ; et il montre aussi, par des exemples appropriés, à quel point la valeur symbolique et universelle du langage traditionnel échappe aux modernes et est étrangère à leur point de vue « littéraire », qui réduit les « figures de pensée » à n’être plus que de simples « figures de mots ».
— De M. Coomaraswamy également, dans Isis, revue d’histoire des sciences (no de printemps 1943), un article intitulé Eastern Wisdom and Western Knowledge ; comme il s’agit d’une vue d’ensemble de notre œuvre, nous n’avons pas qualité pour en parler, si ce n’est pour exprimer à l’auteur tous nos remerciements pour cet excellent exposé.
— The Arab World, revue trimestrielle paraissant à New-York depuis 1944, a reproduit dans son no 3 Christianity and Islam, traduction anglaise d’un article de notre collaborateur F. Schuon paru autrefois ici-même ; cette traduction avait été publiée tout d’abord dans la revue indienne Triveni.