Septembre 1946
— Nous avons reçu les premiers numéros, datés de novembre et décembre 1945, d’une nouvelle revue italienne intitulée La Porta Magica : il y est beaucoup parlé de « Tradition », mais il serait bien difficile de savoir comment on l’entend exactement, et même les divers collaborateurs ne semblent pas parfaitement d’accord, car il en est parmi eux qui ont visiblement des idées fort modernes, « scientistes » et « progressistes ». D’une façon générale, les « sciences ésotériques » dont il est question là-dedans se réduisent presque exclusivement, en fait, aux arts divinatoires, à la radiesthésie et autres choses du même genre, ce qui est assurément fort peu ésotérique en réalité, si bien que cette revue, dans son ensemble, appartient plutôt au type ordinaire des publications « occultistes ». Pourtant, au milieu de tout cela, il se trouve quelques articles qui traitent de sujets plus sérieux, comme, par exemple, « le symbolisme de la Chine antique » (c’est-à-dire surtout du Yi-king) ; mais pourquoi faut-il que, là encore, il ne soit guère question que du point de vue « magique » et « divinatoire », c’est-à-dire de l’application la plus inférieure de ce symbolisme ? Nous mentionnerons aussi le début d’une série d’articles sur « les emblèmes des grades du Rite Écossais » ; après d’assez bonnes considérations sur la nature du secret maçonnique, l’auteur fait preuve de connaissances historiques d’un caractère vraiment peu banal : ne va-t-il pas jusqu’à attribuer à Ashmole la constitution du système des 33 degrés, ce qui dépasse encore de beaucoup les diverses autres « légendes » que nous avions rencontrées jusqu’ici ? Il entreprend ensuite l’examen des écussons symboliques des différents grades, sans indiquer d’ailleurs d’où il les a tirés ; mais cet examen se borne à une description pure et simple, sans aucun essai d’explication, de sorte que quiconque voit les figures pourrait en somme en faire tout autant ; et encore y a-t-il dans cette description quelques inexactitudes plutôt étonnantes : ainsi, par exemple, comment est-il possible que, dans l’écusson du grade de Maître, on n’ait pas reconnu les trois outils dont Hiram fut frappé successivement ? Si l’on joint à cela l’importance donnée à certaines particularités en quelque sorte « accidentelles » du dessin, on pourrait être tenté de douter de la « qualité » réelle de l’auteur… Nous avons remarqué encore un article sur « les secrets de la Grande Pyramide » ; mais nous devons dire que, fort heureusement, il ne s’agit cette fois que de remarques d’ordre géométrique, sans aucune allusion aux trop fameuses « prophéties » autour desquelles on fit tant de bruit il y a quelques années.
— Dans le New Indian Antiquary (no de décembre 1939), sous le titre The Reinterpretation of Buddhism, M. A. K. Coomaraswamy examine certains des points principaux sur lesquels doit être rectifiée la conception qu’on s’était faite jusqu’ici du Bouddhisme, qui en réalité ne fut d’ailleurs tant admiré en Europe que parce qu’il avait été fort mal compris. Mrs Rhys Davids a contribué par ses récents livres à cette rectification, particulièrement en ce qui concerne l’interprétation d’anattâ, qui n’implique aucunement une négation de l’Âtmâ comme on l’a si souvent prétendu, mais qui ne peut se comprendre véritablement que par la distinction du « Grand Âtmâ » et du « petit Âtmâ », c’est-à-dire en somme du « Soi » et du « moi » (quels que soient les termes qu’on préférera adopter pour les désigner dans les langues occidentales, et parmi lesquels celui d’« âme » est surtout à éviter comme donnant lieu à d’innombrables confusions) ; et c’est du second seulement qu’il est nié qu’il possède une réalité essentielle et permanente. Quand il est dit de l’individualité, envisagée dans sa partie psychique aussi bien que dans sa partie corporelle, que « ce n’est pas le Soi », cela même suppose qu’il y a un « Soi », qui est l’être véritable et spirituel, entièrement distinct et indépendant de ce composé qui lui sert seulement de véhicule temporaire, et dont il n’est point un des éléments composants ; et en cela, au fond, le Bouddhisme ne diffère nullement du Brâhmanisme. Aussi, l’état de l’arhat, qui est libéré du « moi » ou du « petit âtmâ », ne saurait-il en aucune façon être regardé comme une « annihilation » (chose qui est d’ailleurs proprement inconcevable) ; il a cessé d’être « quelqu’un », mais, par cela même, il « est » purement et simplement ; il est vrai qu’il n’est « nulle part » (et ici Mrs Rhys Davids paraît s’être méprise sur le sens où il faut l’entendre), mais parce que le « Soi » ne saurait évidemment être soumis à l’espace, non plus qu’à la quantité ou à toute autre condition spéciale d’existence. Une autre conséquence importante est que, dans le Bouddhisme pas plus que dans le Brâhmanisme, il ne peut y avoir place pour une « prétendue réincarnation » : le « moi », étant transitoire et impermanent, cesse d’exister par la dissolution du composé qui le constituait, et alors il n’y a rien qui puisse réellement se « réincarner » ; l’« Esprit » seul peut être conçu comme « transmigrant », ou comme passant d’une « habitation » à une autre, mais précisément parce qu’il est, en lui-même, essentiellement indépendant de toute individualité et de tout état contingent. — Cette étude se termine par un examen du sens du mot bhû, pour lequel Mrs Rhys Davids a insisté trop exclusivement sur l’idée de « devenir », bien que celle-ci y soit d’ailleurs souvent contenue en effet, et sur celui du mot jhânâ (en sanscrit dhyânâ), qui n’est pas « méditation », mais « contemplation », et qui, étant un état essentiellement actif, n’a rien de commun avec une « expérience mystique » quelconque.