Octobre-novembre 1946
— Le New Indian Antiquary (no d’avril 1940) a publié une importante étude de M. Coomaraswamy, intitulée Akimchannâ : selfnaughting, qui se rapporte encore à un sujet connexe de la question d’anattâ, et traité surtout ici au point de vue du parallélisme qui existe à cet égard entre les doctrines bouddhique et chrétienne. L’homme a deux âtmâs, au sens qui a été indiqué précédemment, l’un rationnel et mortel, l’autre spirituel et qui n’est en aucune façon conditionné par le temps ou l’espace ; c’est le premier qui doit être « anéanti », ou dont l’homme doit parvenir à se libérer par la connaissance même de sa véritable nature. Notre être réel n’est aucunement engagé dans les opérations de la pensée discursive et de la connaissance empirique (par lesquelles la philosophie veut ordinairement prouver la validité de notre conscience d’être, ce qui est proprement antimétaphysique) ; et c’est à cet « esprit » seul, distingué du corps et de l’âme, c’est-à-dire de tout ce qui est phénoménal et formel, que la tradition reconnaît une liberté absolue, qui, s’exerçant à l’égard du temps aussi bien que de l’espace, implique nécessairement l’immortalité. Nous ne pouvons résumer les nombreuses citations établissant aussi nettement que possible que cette doctrine est chrétienne aussi bien que bouddhique (on peut dire que, en fait, elle est universelle), ni les textes précisant plus spécialement la conception d’âkimchannâ sous sa forme bouddhique ; nous signalerons seulement que l’anonymat est envisagé comme un aspect essentiel d’âkimchannâ, ce qui est en rapport direct avec ce que nous avons nous-même exposé (Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. IX, où nous avons d’ailleurs mentionné l’article dont il est question présentement) sur le sens supérieur de l’anonymat et sur son rôle dans les civilisations traditionnelles.
— Dans le New Indian Antiquary également (no de juin 1943), le même auteur, dans un article sur Unâtiriktan and Atyarichyata, montre, par l’étude du sens de ces termes et de l’emploi qui en est fait dans les textes vêdiques, que Prajâpati, comme Producteur et Régent des êtres manifestés, doit être regardé comme « une syzygie de principes conjoints, masculin et féminin », qui sont représentés symboliquement comme un « plein » et un « vide », et qui sont aussi mis en correspondance avec le Soleil et la Lune. Ceci est en rapport, notamment, avec le symbolisme du « vaisseau plein » ou du « vase d’abondance », dont le Graal est une des formes, et dont le caractère « solaire » est plus particulièrement manifeste dans le rituel hindou.
— Dans la Review of Religion (no de novembre 1941), M. Coomaraswamy consacre une note à The « E » at Delphi, qu’il explique en connexion avec les rites initiatiques et avec la question « qui es-tu ? » posée à celui qui se présente à la « porte solaire ». Le « Connais-toi toi-même » (gnôthi seauton) doit être interprété, à cet égard, comme une expression indirecte de cette question posée par Apollon ou le dieu « solaire », et le E, équivalent à ei selon Plutarque, donne la réponse sous une forme énigmatique : « Tu es », c’est-à-dire : « Ce que Tu es (le Soleil), je le suis » ; aucune autre réponse véritable ne pourrait en effet être donnée par quiconque est, comme il est dit dans le Jaiminîya Upanishad Brâhmana (I, 6, 1), « qualifié pour entrer en union avec le Soleil ».
— Dans la même revue (no de janvier 1942), sous le titre Eastern Religions and Western Thought, M. Coomaraswamy, à propos d’un volume publié par Sir S. Radhakrishnan, fait ressortir les concordances qui existent entre toutes les formes de la tradition, qu’elles soient orientales ou occidentales, et qui sont telles que les textes de n’importe quel « dialecte du langage de l’esprit » peuvent être employés pour expliquer et éclairer ceux d’un autre, indépendamment de toute considération de temps ou de lieu. En même temps, il montre aussi, par des exemples portant sur des points précis, que Sir S. Radhakrishnan a malheureusement, « par éducation ou par tempérament, une mentalité beaucoup plus européenne qu’indienne », allant jusqu’à accepter sans hésitation l’idée moderne de « progrès » avec toutes ses conséquences, et à vouloir expliquer des choses telles que l’organisation des castes, non par la doctrine hindoue, mais par les actuelles théories « sociologiques ». Il ne faut pas oublier que ce qui distingue essentiellement l’Orient de l’Occident moderne, c’est que « l’Orient conserve encore consciemment les bases métaphysiques de la vie, tandis que l’Occident moderne est à peu près complètement ignorant de la métaphysique traditionnelle (qu’il confond avec la « philosophie » comme le fait Radhakrishnan lui-même), et est en même temps activement et consciemment antitraditionnel ».
— Dans la même revue encore (no de novembre 1942), On Being in One’s Right Mind, par M. Coomaraswamy également, est une explication du véritable sens du terme grec metanoia, qu’on rend communément et très insuffisamment par « repentir », et qui exprime en réalité un changement de noûs, c’est-à-dire une métamorphose intellectuelle. C’est là aussi, au fond, le sens originel du mot « conversion », qui implique une sorte de « retournement » dont la portée dépasse de beaucoup le domaine simplement « moral » où on en est venu à l’envisager presque exclusivement ; metanoia est une transformation de l’être tout entier, passant « de la pensée humaine à la compréhension divine ». Toutes les doctrines traditionnelles montrent que le « mental » dans l’homme est double, suivant qu’on le considère comme tourné vers les choses sensibles, ce qui est le mental pris dans son sens ordinaire et individuel, ou qu’on le transpose dans un sens supérieur, où il s’identifie à l’hêgemôn de Platon ou à l’antaryâmî de la tradition hindoue ; la metanoia est proprement le passage conscient de l’un à l’autre, d’où résulte en quelque sorte la naissance d’un « nouvel homme » ; et la notion et la nécessité de cette metanoia sont, avec des formulations diverses, mais équivalentes en réalité, unanimement affirmées par toutes les traditions.
— Dans le Harvard Journal of Asiatic Studies (no de février 1942), M. A. K. Coomaraswamy a publié une importante étude, Atmayajna : Self-sacrifice, dont l’idée principale, justifiée par de multiples références aux textes traditionnels, est, comme on aura déjà pu le comprendre par les citations que nous en faisons par ailleurs(*), que tout sacrifice est en réalité un « sacrifice de soi-même », par identification du sacrifiant à la victime ou à l’oblation. D’autre part, le sacrifice étant l’acte rituel par excellence, tous les autres participent de sa nature et s’y intègrent en quelque sorte, si bien que c’est lui qui détermine nécessairement tout l’ensemble de la structure d’une société traditionnelle, où tout peut être considéré par là même comme constituant un véritable sacrifice perpétuel. Dans cette interprétation sacrificielle de la vie, les actes, ayant un caractère essentiellement symbolique, doivent être traités comme des supports de contemplation (dhiyâlamba), ce qui suppose que toute pratique implique et inclut une théorie correspondante. Il est impossible de résumer tout ce qui est dit, à cette occasion, sur l’Agnihostra, sur le Soma, sur le « meurtre du Dragon » (symbolisant la domination du « moi » par le « Soi »), sur la signification de certains termes techniques importants, sur la survivance « folklorique » des rites traditionnels, et sur bien d’autres questions encore. Nous nous contenterons de reproduire quelques passages se rapportant plus particulièrement à la conception traditionnelle de l’action : « Les actes de toutes sortes sont réduits à leurs paradigmes ou archétypes, et rapportés par là à Celui dont procède toute action ; quand la notion que “c’est moi qui suis l’agent” a été surmontée et que les actes ne sont plus “nôtres”, quand nous ne sommes plus “quelqu’un”, alors ce qui est fait ne peut pas plus affecter notre essence qu’il n’affecte l’essence de Celui dont nous sommes les organes ; c’est en ce sens seulement, et non en essayant vainement de ne rien faire, que la chaîne causale du destin peut être brisée… Si le sacrifice est en dernière analyse une opération intérieure, cela n’implique aucune dépréciation des actes physiques qui sont les supports de la contemplation. La priorité de la vie contemplative ne détruit pas la validité réelle de la vie active, de même que, dans l’art, la primauté de l’actus primus libre et imaginatif ne supprime pas l’utilité de l’actus secundus manuel… Il est vrai que, comme le maintient le Vêdânta, aucun moyen n’est capable de faire atteindre à l’homme sa fin ultime, mais il ne faut jamais oublier que les moyens sont préparatoires à cette fin ».
— Dans la même revue (no d’août 1944), une étude de Doña Luisa Coomaraswamy, The Perilous Bridge of Welfare, se rapporte, comme son titre l’indique, au symbolisme du pont, qui se retrouve sous une forme ou sous une autre dans toutes les traditions. Nous nous bornons pour le moment à la mentionner sans y insister davantage, car, ayant l’intention de consacrer à ce sujet un article spécial, nous aurons par là même l’occasion d’y revenir plus amplement(**).
— Le Journal of the American Oriental Society (supplément au no d’avril-juin 1944) a publié deux études de M. Coomaraswamy, dont la première est intitulée : Recollection, Indian and Platonic ; il s’agit de la « réminiscence » platonicienne et de son équivalent dans les traditions hindoue et bouddhique. Cette doctrine, suivant laquelle ce que nous appelons « apprendre » est en réalité « se souvenir », implique que notre « connaissance » n’est que par participation à l’omniscience d’un principe spirituel immanent, de même que le beau est tel par participation à la Beauté, et que tout être est une participation à l’Être pur. Cette omniscience est corrélative de l’omniprésence intemporelle ; il ne saurait donc être question d’une « prescience » du futur comme tel, par laquelle notre destinée serait décrétée arbitrairement, et c’est de cette fausse conception que proviennent toutes les confusions à ce sujet. Il n’y a là pas plus de connaissance du futur que du passé, mais seulement celle d’un « maintenant » ; l’expérience de la durée est incompatible avec l’omniscience, et c’est pourquoi le « moi » empirique est incapable de celle-ci. D’autre part, dans la mesure où nous sommes capables de nous identifier avec le « Soi » omniscient, nous nous élevons au-dessus des enchaînements d’événements qui constituent la destinée ; ainsi cette même doctrine de la connaissance par participation est inséparablement liée à la possibilité de la libération des couples d’opposés, dont le passé et le futur, l’« ici » et le « là » ne sont que des cas particuliers. Comme l’a dit Nicolas de Cusa, « le mur du Paradis où Dieu réside est fait de ces contraires, entre lesquels passe la voie étroite qui en permet l’accès » ; en d’autres termes, notre voie passe à travers le « maintenant » et le « nulle part » dont aucune expérience empirique n’est possible, mais le fait de la « réminiscence » nous assure que la Voie est ouverte aux compréhenseurs de la Vérité. — La seconde étude, On the One and Only Transmigrant, est en quelque sorte une explication de la parole de Shankarâchârya suivant laquelle « il n’y a véritablement pas d’autre transmigrant (samsârî) qu’Îshwara ». Le processus de l’existence contingente ou du devenir, dans quelque monde que ce soit, est une « réitération de mort et de naissance » ; la Délivrance (Moksha) est proprement la libération de ce devenir. Dans la doctrine traditionnelle, il n’est aucunement question de « réincarnation », à moins qu’on ne veuille entendre simplement par là la transmission des éléments du « moi » individuel et temporel du père à ses descendants. La transmigration est tout autre chose : quand un être meurt, le « Soi », qui est d’ordre universel, transmigre (samsarati), c’est-à-dire qu’il continue à animer des existences contingentes, dont les formes sont prédéterminées par l’enchaînement des causes médiates. La Délivrance n’est pas pour notre « moi », mais pour ce « Soi » qui ne devient jamais « quelqu’un », c’est-à-dire qu’elle n’est pour nous que quand nous ne sommes plus nous-mêmes, en tant qu’individus, mais que nous avons réalisé l’identité exprimée par la formule upanishadique « tu es Cela » (Tat twam asi). Cette doctrine n’est d’ailleurs nullement particulière à l’Inde, comme le montrent de nombreux textes appartenant à d’autres formes traditionnelles ; ici comme dans le cas de la « réminiscence », il s’agit d’une doctrine qui fait véritablement partie de la tradition universelle.