Décembre 1946
— On nous a communiqué quelques numéros d’une revue intitulée France-Orient, publiée dans l’Inde, et où, parmi des articles dont la plupart sont purement littéraires ou même politiques, nous avons eu la surprise d’en trouver, sous la rubrique « Lettres orientales », quelques-uns qui présentent un tout autre caractère. Nous voulons parler surtout d’articles signés Alain Daniélou, qui se rapportent aux sciences et aux arts traditionnels de l’Inde, et dans lesquels, sans toucher directement au côté proprement métaphysique de la doctrine, l’auteur fait preuve de connaissances fort intéressantes et s’inspire d’un esprit véritablement traditionnel. Dans La science des symboles et les principes de l’art religieux hindou (no d’octobre 1944), il insiste sur la nécessité, « pour comprendre les bases de l’art traditionnel hindou, de connaître d’abord le sens des symboles qu’il emploie » ; et cette compréhension « implique une connaissance profonde des lois qui régissent l’Univers ». Après avoir expliqué comment la science des symboles « fait partie de l’interprétation cosmologique des textes vêdiques », il donne divers exemples de son application à l’iconographie, parmi lesquels la description de Kâlî, qui est, comme il le dit « l’une des déités hindoues le plus souvent mal comprises ». — Dans La théorie hindoue de l’expression musicale (no de décembre 1944), M. Daniélou, après avoir expliqué l’incompatibilité d’ordre technique qui existe entre la musique modale et la musique harmonique, donne un aperçu des effets qui peuvent être obtenus par la première, y compris son application thérapeutique. « Comme toutes les sciences hindoues, la science musicale est essentiellement l’application au monde des sons d’une théorie métaphysique des nombres et de leurs correspondances ; la théorie musicale hindoue n’est expérimentale que dans ses limitations, jamais dans ses principes ». Viennent ensuite quelques considérations particulièrement dignes de remarque sur la « spirale des sons » et la théorie des shrutis, ainsi que sur le principe des correspondances, par l’utilisation duquel « la science hindoue des sons dépasse de beaucoup la science moderne ». L’auteur paraît d’ailleurs s’être « spécialisé » surtout dans l’étude de la musique orientale, car on annonce d’autre part la publication d’un ouvrage de lui, Introduction à l’étude des gammes musicales, basé sur les mêmes principes traditionnels. La danse classique hindoue (no de février 1945) expose succinctement les principes de cet art d’après le Nâtya-Shâstra et l’Abbinaya-Darpana. — L’alphabet sanscrit et la langue universelle (no d’avril-mai 1945) est peut-être le plus important des articles de M. Daniélou, ou du moins de ceux dont nous avons eu connaissance, car il apporte des données vraiment inédites sur le Mahêshwara-Sûtra et la valeur symbolique des lettres de l’alphabet sanscrit. Nous ne pouvons songer à le résumer ici, et nous nous contenterons de signaler les considérations sur la manifestation de la parole, qui « reproduit le procédé même de la manifestation universelle », et sur le « langage vrai », constitué par « des sons dont les rapports forment une représentation exacte en mode vibratoire de certains principes, de certaines entités cosmiques qui, descendant graduellement dans le manifesté, se subdivisent indéfiniment en “mots”, correspondant exactement aux formes changeantes du monde naturel » ; « ce langage vrai reste toujours l’étalon sur lequel peuvent se mesurer les langues parlées qui en sont les formes plus ou moins corrompues et qui ne sont belles, intelligibles, que dans la mesure où elles restent en accord avec les principes de la langue originelle, que les Hindous identifient à la forme de la “Connaissance Éternelle”, le Vêda ». Il est seulement à regretter que, entraîné par l’idée, d’ailleurs très juste en elle-même, que les mêmes principes sont applicables à toutes les langues, l’auteur ait cru pouvoir, vers la fin de son article, donner quelques exemples empruntés aux langues occidentales modernes, dont certaines sont correctes pour la raison très simple qu’il s’agit de mots ayant réellement, au point de vue étymologique, la même racine que les mots sanscrits correspondants (ce dont il ne semble pas s’être aperçu), mais dont d’autres sont plus que contestables et ne reposent même que sur diverses confusions (par exemple entre les éléments secondaires des mots composés et leur partie essentielle). Si l’on veut se garder de toute « fantaisie », on ne saurait jamais être trop prudent quand il s’agit d’appliquer des principes traditionnels à des langues qui en sont aussi éloignées que celles-là à tous les égards ; mais, bien entendu, cette réserve sur un point particulier ne diminue en rien la valeur du reste de cette remarquable étude.
— Nous mentionnerons aussi, dans cette revue, des articles concernant certaines fêtes : la fête du Holi (no d’avril-mai 1945) et No Roz, le jour de l’an iranien (no de juin 1945) ; bien que n’ayant qu’un caractère descriptif et un intérêt purement documentaire, ils pourraient servir en quelque sorte d’« illustration » à ce que nous avons dit au sujet des fêtes carnavalesques(*). Il est à remarquer que, dans le cas du No-Roz, il s’agit d’une sorte de survivance d’éléments provenant de la tradition mazdéenne, qui, en Perse tout au moins, est complètement éteinte ; on peut donc voir là comme des « résidus » déviés ou plutôt détournés dans un sens parodique, ce qui, à ce point de vue, est particulièrement significatif.
— Dans la même revue également (no de juin 1945) un article publié sous la signature de Shrî Aurobindo nous a causé un pénible étonnement ; nous disons seulement sous sa signature, parce que, jusqu’à nouvel ordre, nous nous refusons à croire qu’il soit réellement de lui, et nous préférons supposer qu’il ne s’agit que d’un « arrangement », si l’on peut dire, dû à l’initiative de quelque disciple mal avisé. En effet, cet article, intitulé La société et la spiritualité, ne contient guère que de déplorables banalités « progressistes », et, s’il ne s’y trouvait çà et là quelques termes sanscrits, il donnerait assez exactement l’impression d’un prêche de quelque pasteur « protestant libéral » imbu de toutes les idées modernes ! Mais, pour dire toute la vérité, il y a déjà longtemps que nous nous demandons quelle peut être au juste la part de Shrî Aurobindo lui-même dans tout ce qui paraît sous son nom…