Décembre 1947

— Dans Psychiatry (no de novembre 1945), M. Coomaraswamy rend compte d’un livre intitulé The Lady of the Hare, « étude sur le pouvoir guérisseur des rêves », par M. John Layard : il s’agit d’une personne qui rêvait d’un lièvre qu’on lui demandait de sacrifier, la victime étant d’ailleurs parfaitement consentante. Comme le reconnaît l’auteur lui-même, bien qu’en d’autres termes, et contrairement à toute interprétation « psychanalytique », ce sacrifice représente en réalité celui de l’« homme extérieur » à l’« homme intérieur », ou de l’être psychophysique au « Soi » spirituel. La seconde partie du livre en question est consacrée à l’étude du symbolisme du lièvre dans les différentes mythologies ; ce qui est particulièrement digne de remarque, c’est que l’auteur déclare expressément qu’« aucun symbole n’a jamais été inventé », et qu’aucun effort artificiel ne peut aboutir à la production de véritables symboles ; cela ne revient-il pas à dire que ceux-ci sont proprement « donnés » ou « révélés » et n’ont en réalité rien de conventionnel ? « Les symboles traditionnels sont, en fait, les termes techniques de la Philosophia perennis, et ils forment le vocabulaire d’un commun “univers du discours”, duquel, aussi bien que de toute compréhension réelle des mythes, quiconque n’est plus capable d’employer ces “figures de pensée” ou, comme les modernes “symbolistes”, se réfère seulement à des analogies basées sur des associations individuelles d’idées, se trouve automatiquement exclu ».

— Une note de M. Coomaraswamy intitulée Primordial Images, dans Pamphlets of the Modern Language Association (juin 1946), insiste encore sur le fait que « l’emploi de symboles inusités et n’exprimant que des associations individuelles d’idées, ou celui de symboles bien connus, mais auxquels est donné un sens inaccoutumé et souvent inapproprié, va à l’encontre de la fonction première de l’œuvre d’art, qui doit être communicative ». Le véritable symbole, qui a une signification intellectuelle précise, n’est pas d’origine subconsciente, mais bien superconsciente, et il implique une compréhension de la doctrine de l’analogie, suivant laquelle « il y a à tout niveau de référence des réalités qui correspondent effectivement à des réalités sur d’autres niveaux de référence, et ces correspondances doivent être connues si nous voulons participer à un commun univers du discours ».

— Dans une étude intitulée What is Civilization ? Albert Schweitzer Festschrift, M. Coomaraswamy prend pour point de départ la signification étymologique des mots « civilisation » et « politique », dérivés respectivement du latin civitas et du grec polis, qui l’un et l’autre signifient « cité ». Les cités humaines doivent, suivant toutes les conceptions traditionnelles, être constituées et régies selon le modèle de la « Cité divine », qui est par conséquent aussi celui de toute vraie civilisation, et qui peut elle-même être envisagée au double point de vue macrocosmique et microcosmique. Ceci conduit naturellement à l’interprétation de Purusha comme le véritable « citoyen » (purushaya, équivalent de civis), résidant au centre de l’être considéré comme Brahma-pura ; nous pensons d’ailleurs avoir l’occasion de revenir plus amplement sur cette question(*).

— Nous avons reçu les deux premiers numéros (décembre 1946 et mars 1947) de la Rivista di Etnografia, publiée à Naples sous la direction du Dr Giovanni Tucci ; ils contiennent surtout des études de folklore faites suivant les méthodes dites actuellement « scientifiques », qui consistent beaucoup plus à enregistrer purement et simplement des faits qu’à en rechercher l’explication. Les travaux de ce genre ne sont certes pas inutiles, mais il est à craindre que ceux qui s’y livrent ne les considèrent comme se suffisant à eux-mêmes et ne pensent même pas qu’on puisse tirer de cette accumulation de matériaux quelque chose de bien autrement valable en tant que connaissance.

— En rendant compte de l’article de M. Henri Sérouya sur La Kabbale (voir no de juin 1947, p. 175), nous y avions relevé, entre autres choses, l’attribution à Lao-Tseu d’un livre intitulé Le Doctrinal ; or, on nous a signalé depuis lors qu’il a effectivement paru sous ce titre, en 1944, un petit volume qui n’est en réalité qu’une traduction anonyme du Tao-te-king, d’ailleurs tronquée en maints endroits. Nous devons donc reconnaître que ce n’est pas M. Sérouya qui est véritablement responsable de cette singularité ; en somme, son seul tort sur ce point a été d’admettre, sans examiner les choses de plus près, un titre qui n’est dû qu’à la fantaisie quelque peu excessive d’un traducteur.

— Le no d’Atlantis de mai 1947 est le premier d’une série consacrée aux Petits et grands mystères ; c’est des « petits mystères » qu’il est question pour cette fois, et c’est là surtout le prétexte à un grand déploiement de fantaisies linguistiques, qui d’ailleurs ne sont pas toutes inédites. Nous retrouvons là entre autres, en effet, les « variations » sur le nom de Cybèle auxquelles nous faisons allusion d’autre part(**), les imaginations de de Grave qui jadis, dans sa République des Champs-Élysées, voulut tout expliquer par le flamand, et surtout, bien entendu, les combinaisons multiformes auxquelles donnent lieu les inévitables Aor et Agni, qui servent à interpréter à peu près tout, y compris les initiales de la désignation des Rose-Croix. Signalons aussi que le Rebis hermétique se trouve transformé en un rébus, ce qui du moins n’est pas trop mal trouvé, et que « le nom de , déesse de la terre, est devenu la lettre G de la Maçonnerie spéculative » ; pourquoi pas aussi de la Maçonnerie opérative ? Relevons d’autre part une affirmation plus que risquée, suivant laquelle « il n’a pas existé d’initiations dans l’Inde » : que signifie donc le mot sanscrit dîkshâ ? Et cette affirmation se complète par celle, qui n’est pas plus exacte, qu’« actuellement l’Islam seul a des écoles ésotériques » ; même en laissant l’Inde de côté, il y a encore le Taoïsme qui n’est tout de même pas si négligeable… Nous sommes encore cité à plusieurs reprises au cours de ce numéro, mais cette fois il n’y a en somme rien à redire, si ce n’est que, d’après la façon dont un de ces passages est rédigé, on pourrait croire que nous avons dit que « Leibnitz était Rose-Croix » ce qui est, certes, bien loin de la vérité.

— Pendant que nous en sommes à Atlantis, il nous faut revenir en arrière pour dire quelques mots d’un autre numéro déjà un peu ancien (juillet 1946), mais dont nous n’avions pas eu connaissance plus tôt. Il y est question du Maître de la Terre, et on y trouve d’abord une analyse du roman que Mgr H. R. Benson publia sous ce titre il y a une quarantaine d’années, et dans lequel il s’agissait en somme de l’Antéchrist ; M. paul le cour regarde ce roman comme « prophétique », et cela donne naturellement lieu à diverses considérations d’« actualité ». Il estime cependant, et avec raison, que le véritable « Maître de la Terre » n’est pas l’Antéchrist ; il parle quelque peu des « légendes de l’Agartha et du prêtre Jean », pour arriver à la conclusion que, depuis l’ère chrétienne, « Jean est le Maître de la Terre et le continuateur de Gê-Poséidon » ; il fallait bien qu’on finisse par retrouver là-dedans le « dieu de l’Atlantide », mais voilà une addition plutôt inattendue à la liste des « saints successeurs des dieux ». — Mais la raison qui nous oblige à parler de ce numéro, c’est que M. paul le cour (qui nous attribue en passant un livre intitulé Qualité et quantité, lequel n’existe pas) y a inséré une sorte de compte rendu de nos Aperçus sur l’Initiation ; comme il sait probablement beaucoup mieux que nous-même ce que nous avons voulu faire, il assure que cet ouvrage « devrait plutôt s’intituler Aperçus autour de l’Initiation » et cela parce qu’« on n’y trouve rien de ce qui concerne la véritable Connaissance qui est essentiellement hermétique » ! Il daigne cependant nous reconnaître « une curieuse préoccupation de ce qu’est l’hermétisme chrétien et de ce que sont les Rose-Croix » ; nous le prions de croire que ce n’est nullement une « préoccupation ». Il y a aussi une fantaisie sur Soufi et Sophia, qui nous fait enfin comprendre pourquoi, comme nous l’avions déjà remarqué en d’autres occasions, la transcription correcte Çûfî a le don de l’exaspérer. Par surcroît, il prétend que nous sommes « passé maintenant chez les Musulmans après avoir cherché la vérité chez les Hindous » ; nous voudrions tout de même bien en finir une bonne fois avec ces assertions grotesques : nous ne sommes jamais « passé » d’une chose à une autre, ainsi que tous nos écrits le prouvent surabondamment, et nous n’avons point à « chercher la vérité » ici ou là, parce que nous savons (et il nous faut insister sur ce mot) qu’elle est également dans toutes les traditions ; mais, comme chacun est porté à juger les autres d’après lui-même, ce pauvre M. paul le cour s’imagine sans doute que nous sommes tout simplement un « chercheur » comme lui…