Janvier-février 1948

Lettres d’Humanité (Tome IV, 1945) contient une longue étude sur Le dieu Janus et les origines de Rome, par M. Pierre Grimal, où se trouvent, au point de vue historique, de nombreux renseignements intéressants et peu connus, mais dont il ne se dégage malheureusement aucune conclusion réellement importante. L’auteur a grandement raison, certes, de critiquer les « historiens des religions » qui veulent tout ramener à des idées aussi « simples et grossières » que celle des « forces de la nature » ou celle des « fonctions sociales » ; mais ses propres explications, pour être d’un caractère plus subtil, sont-elles beaucoup plus satisfaisantes au fond ? Quoi qu’il faille penser de l’existence plus ou moins hypothétique d’un mot archaïque ianus désignant l’« action d’aller » et ayant par suite le sens de « passage », nous ne voyons pas ce qui permet de soutenir qu’il n’y avait à l’origine aucune parenté entre ce mot et le nom du dieu Janus, car une simple différence de déclinaison n’empêche assurément en rien la communauté de racine ; ce ne sont là, à vrai dire, que des subtilités philologiques sans portée sérieuse. Même si l’on admet que, primitivement, le nom de Janus n’ait pas été latin (car, pour M. Grimal, Janus aurait été tout d’abord un « dieu étranger »), pourquoi la racine i, « aller », qui est commune au latin et au sanscrit, ne se serait-elle pas trouvée aussi dans d’autres langues ? On pourrait encore faire une autre hypothèse assez vraisemblable : pourquoi les Romains, quand ils adoptèrent ce dieu, n’auraient-ils pas traduit son nom, quel qu’il ait pu être, par un équivalent dans leur propre langue, tout comme ils changèrent plus tard les noms des dieux grecs pour les assimiler aux leurs ? En somme, la thèse de M. Grimal est que l’ancien Janus n’aurait nullement été un « dieu des portes », et que ce caractère ne lui aurait été surajouté que « tardivement », par suite d’une confusion entre deux mots différents, bien que de forme toute semblable ; mais tout cela ne nous paraît aucunement convaincant, car la supposition d’une coïncidence soi-disant « fortuite » n’explique jamais rien. Il est d’ailleurs trop évident que le sens profond du symbolisme du « dieu des portes » lui échappe ; a-t-il même vu son rapport étroit avec le rôle de Janus en ce qui concerne le cycle annuel (ce qui le rattache pourtant assez directement au fait que ce même Janus ait été, comme il le dit, un « dieu du Ciel »), et aussi en tant que dieu de l’initiation ? Ce dernier point, du reste, est passé entièrement sous silence ; il est bien dit cependant que « Janus fut un initiateur, le dieu même des initiateurs », mais ce mot n’est pris là que dans une acception détournée et toute profane, qui en réalité n’a absolument rien à voir avec l’initiation… Il y a des remarques curieuses sur l’existence d’un dieu bifrons ailleurs qu’à Rome et notamment dans le bassin oriental de la Méditerranée, mais il est fort exagéré de vouloir en conclure que « Janus n’est, à Rome, que l’incarnation d’un Ouranos syrien » ; comme nous l’avons dit souvent, les similitudes entre différentes traditions sont bien loin d’impliquer nécessairement des « emprunts » de l’une à l’autre, mais pourra-t-on jamais le faire comprendre à ceux qui croient que la seule « méthode historique » est applicable à tout ?

— Dans le même volume se trouve un article sur Béatrice dans la vie et l’œuvre de Dante qui ne présente aucun intérêt à notre point de vue, mais qui appelle cependant une remarque : comment est-il possible, après tous les travaux faits sur les Fedeli d’Amore par Luigi Valli et plusieurs autres, qu’on ignore totalement (ou du moins qu’on affecte d’ignorer), quand on s’occupe de Dante, l’existence d’une signification d’ordre ésotérique et initiatique ? Il n’est fait allusion ici qu’à la seule interprétation théologique du R. P. Mandonnet, qui est assurément fort insuffisante, mais qui, bien que tout exotérique, admet malgré tout un sens supérieur au grossier « littéralisme » qui ne veut voir en Béatrice qu’« une femme de chair et d’os ». C’est pourtant ce « littéralisme » qu’on prétend encore soutenir à toute force comme se prêtant à « une explication plus psychologique et plus humaine », c’est-à-dire en somme plus au goût des modernes, et plus conforme à des préjugés « esthétiques » et « littéraires » qui étaient tout à fait étrangers à Dante et à ses contemporains !

— Un collaborateur du Lotus Bleu (no d’août-septembre 1947) ayant pris prétexte du récent livre de notre directeur sur Le Comte de Saint-Germain pour se livrer contre nous à une attaque assez inattendue et plutôt hors de propos, nous devons déclarer formellement qu’il n’y a autour de nous aucune « chapelle », ni petite ni grande, et que, ne reconnaissant que les seules organisations authentiquement traditionnelles, nous sommes plus résolument opposé que quiconque à tous les groupements de fantaisie auxquels un tel mot peut être légitimement appliqué. Au surplus, s’il y a des « sectaires » quelque part, ce n’est point de notre côté qu’il faut les chercher, et nous laissons bien volontiers pour compte aux théosophistes et aux occultistes de tout genre certaines histoires plus ou moins ineptes de « blancs » et de « noirs », d’autant plus que nous n’avons certes pas la naïveté de confondre leurs pseudo-initiations diverses avec la contre-initiation !