Juillet-août 1948

— Dans le Speculative Mason (no de janvier 1948), nous signalerons une série de notes de divers auteurs sur la connexion du symbolisme entre le premier et le second degré ; un article intitulé A psychological and curative view of color, qui en réalité est surtout consacré aux correspondances astrologiques des couleurs et à l’application qu’on peut en faire au point de vue thérapeutique ; et un autre, The Quest in Masonry, fin d’une étude sur le livre d’A. E. Waite The Secret Tradition in Freemasonry.

La Presse médicale (no du 25 octobre 1947) a publié une étude de M. Louis Irissou sur Le Docteur Fabré-Palaprat, Grand Maître de l’Ordre des Templiers (1773-1838), fort consciencieusement faite au point de vue purement historique, mais qui reste malheureusement assez extérieure. Il en résulte que Fabré-Palaprat fut en réalité un médecin distingué, contrairement à ce qu’on a souvent prétendu, mais aussi que son cas présente un côté pathologique qui pourrait expliquer assez bien cette sorte de « mythomanie » dont il paraît avoir été affecté. L’auteur semble pourtant admettre, sans d’ailleurs chercher à approfondir la question, qu’il aurait été réellement affilié, sans doute dès son arrivée à Paris, à un « Ordre du Temple » préexistant, dont il serait devenu Grand-Maître en 1804 ; à vrai dire, ce point est des plus obscurs de toute l’histoire et mériterait d’être examiné de plus près. D’autre part, on pourrait croire, d’après la façon dont les choses sont exposées, que le Johannisme fut une invention de Fabré-Palaprat, alors que si celui-ci s’en recommanda effectivement, il n’y comprit sans doute jamais grand’chose, car sa conception du Christianisme était fort loin de tout ésotérisme authentique et témoignait plutôt de tendances rationalistes qui en sont tout le contraire, et qui expliquent d’ailleurs son alliance momentanée avec « l’Église Catholique Française » de l’abbé Châtel. Enfin, il est à regretter que M. Irissou n’ait pas pensé à mentionner tout au moins quelques-uns des personnages que Fabré-Palaprat avait réussi à grouper autour de lui ; il est même étonnant que, à l’exception de son successeur Sydney Smith, il n’ait pas trouvé l’occasion d’en nommer un seul.

— Dans la Pensée libre (no 5), François Ménard a fait paraître un article intitulé : Les appels de l’Orient, dans lequel il expose par quelles voies il a été amené à l’étude des doctrines orientales et de la métaphysique traditionnelle ; le titre fait allusion à l’enquête publiée en 1925 dans les Cahiers du Mois(*) et qui joua effectivement un certain rôle en la circonstance. Il ne s’agit évidemment là que d’un « itinéraire » individuel, qui, comme l’auteur a soin de le faire remarquer, « n’est valable que relativement à lui et à ses tendances et facultés intimes » ; mais ce n’en est pas moins un exemple qui peut être utile à d’autres qui voudraient entreprendre des recherches dans le même sens, ne serait-ce qu’en leur épargnant bien des démarches inutiles. Nous ferons seulement une petite observation sur un point particulier : nous avons remarqué, dans une note, une phrase qui pourrait donner à croire que certaines initiations orientales sont extraordinairement faciles à obtenir, et qu’il suffit pour cela de faire un voyage de six mois hors d’Europe, sans avoir aucune autre condition à remplir ; ce n’est pas tout à fait ainsi que les choses se passent en réalité !

— La revue bretonne Kad (qui se double maintenant d’une autre édition intitulée : La Tradition Druidique, rédigée entièrement en français) paraît décidée à se placer à un point de vue beaucoup plus traditionnel que celui que nous y avions constaté précédemment ; elle le déclare d’ailleurs expressément dans une note occasionnée par notre article Influences spirituelles et « égrégores » (voir no d’avril-mai 1947), dont le point de départ était, en effet, une phrase parue dans cette revue. Nous sommes heureux de voir que non seulement on accepte entièrement notre mise au point, mais qu’on approuve aussi, d’une façon toute spontanée, ce que nous avons dit du livre de M. Robert Ambelain intitulé : Au pied des Menhirs (voir no d’octobre-novembre 1947), alors qu’on avait d’abord porté sur cet ouvrage un jugement tout différent. Dans le même no 9, nous notons une longue étude intitulée : Chromatisme planétaire et symbolisme celtique, qui contient beaucoup de vues intéressantes, bien qu’elles ne soient peut-être pas toutes également incontestables, et dont les intentions n’appellent en tout cas aucune réserve. Il y a sûrement quelque chose de changé de ce côté, et nous ne pouvons que souhaiter que cela continue dans ce sens ; on nous assure d’ailleurs que « cet effort ne sera pas interrompu ». Nous devons dire seulement que, jusqu’à nouvel ordre, nous avons toujours des doutes sur la possibilité, à notre époque, d’une transmission régulière de la tradition druidique ; puissent du moins les collaborateurs de Kad se tenir soigneusement en garde contre toute fantaisie pseudo-initiatique !

— La Revue de l’Histoire des Religions (no de janvier-juin 1946) a publié une importante étude de M. Mircea Eliade sur Le problème du chamanisme ; ce que nous y trouvons de plus particulièrement intéressant à notre point de vue, c’est moins la discussion sur la définition du chamanisme et sur l’extension plus ou moins grande qu’il convient de donner à ce terme, que l’affirmation très nette de l’existence, dans le chamanisme proprement dit, d’« un symbolisme universellement valable », et de l’intégration du côté « expérimental » lui-même « dans un ensemble théo-cosmologique bien plus vaste que les diverses idéologies chamaniques ». Nous sommes entièrement d’accord avec l’auteur quand il critique la théorie qui ne veut voir dans le chamanisme que les manifestations d’un état « psycho-pathologique » qui serait propre aux régions arctiques, et quand il estime que la « possession » du chaman, loin d’être un fait original, constitue seulement une dégénérescence par rapport à un état de « contemplation » ; mais ne pourrait-on pas dire cependant que le chamanisme est réellement « arctique » pour une raison toute différente de celle que certains ont imaginée, c’est-à-dire parce qu’il procède en définitive de la tradition primordiale hyperboréenne, comme le prouve précisément ce « symbolisme œcuménique » dont parle M. Eliade ? Celui-ci envisage notamment les rites d’« ascension » ; il indique leur similitude avec ce qui se rencontre dans un grand nombre d’autres traditions, et il insiste tout spécialement sur le rôle qu’y joue la conception du « Centre » et de l’« Axe du Monde », ce qui est en effet ici le point essentiel, car c’est seulement au « Centre » qu’on peut réaliser la « rupture du niveau », le passage entre les différentes « régions cosmiques », c’est-à-dire entre les différents états de l’être. Nous ne pouvons tout résumer, mais nous croyons intéressant de citer tout au moins quelques extraits : « Dans toutes ces cultures (de l’Orient sémitique, de l’Inde et de la Chine), on rencontre d’une part, la conception d’une montagne centrale, qui relie les diverses régions cosmiques ; de l’autre, l’assimilation d’une ville, d’un temple ou d’un palais avec cette “montagne cosmique”, ou leur transformation, par la magie du rite, en un “centre”. Qui plus est, “consacrer” un espace veut dire, en dernière instance, le transformer en un “centre”, lui conférer le prestige d’un Axis Mundi… L’arbre sur lequel monte le chaman sibérien ou altaïque est, en réalité, l’Arbre cosmique, exactement comme le pilier central de la tente est assimilé au pilier cosmique qui soutient le monde. Ce pilier central est un élément caractéristique de l’habitation des populations primitives arctiques et nord-américaines… Le même symbolisme s’est également conservé chez les pasteurs-éleveurs de l’Asie Centrale, mais, comme la forme de l’habitation s’est modifiée, la fonction mythico-religieuse du pilier est remplie par l’ouverture supérieure par où sort la fumée. Chez les Ostyaks, cette ouverture correspond à l’orifice similaire de la “Maison du Ciel”, et les Tchouktches l’ont assimilée au “trou” que fait l’étoile polaire dans la voûte céleste… Il ne faut pas perdre de vue le fait que, dans les cultures arctiques et nord-asiatiques, chaque habitation a son pilier sacré ou son ouverture pour la fumée sacrée, c’est-à-dire des représentations de l’Axis Mundi, de l’Arbre cosmique, etc… L’ascension rituelle du chaman au ciel a été rendue possible parce que le scénario en était déjà impliqué dans la cosmologie et dans l’assimilation de l’habitation au Cosmos. Ce processus d’assimilation des maisons, des temples, des palais, des cités au “Centre du Monde” est un phénomène spirituel qui dépasse les régions arctiques et nord-asiatiques… “consacrer” un espace, en lui conférant la fonction d’un “centre”, revient à dire qu’on lui confère de la réalité ; on n’est pas, ontologiquement, à moins que l’on ne soit “centre”, à moins que l’on ne coïncide avec une des formules symboliques de l’Axis Mundi. Ce “centre” participe à l’espace sacré, “paradoxal” (tous les temples, toutes les cités et même toutes les maisons, quoique séparés dans l’espace profane, se trouvent cependant dans le même “Centre” cosmique), exactement comme les sacrifices se réalisent dans un seul et même moment mythique (tous ayant lieu “dans ce temps-là”, l’instant auroral où le sacrifice a été instauré). » Nous pensons que l’intérêt de ces citations en fera excuser la longueur, et il nous semble qu’il est à peine besoin de souligner leur rapport avec certaines des considérations qui ont été exposées par A. K. Coomaraswamy et par nous-même. Nous ajouterons seulement une remarque en ce qui concerne les « voyages » extra-terrestres du chaman : là où M. Eliade croit voir l’influence d’une « double tradition », nous voyons seulement, en réalité, l’indication de deux « voies » distinctes et nécessairement coexistantes qui sont l’exact équivalent du dêva-yâna et du pitri-yâna de la tradition hindoue.

— Dans le même no de la Revue de l’Histoire des Religions se trouve un article ou plutôt une série de notes de M. Georges Dumézil, intitulée « Tripertita » fonctionnels chez divers peuples indo-européens ; nous nous demandons pourquoi ne pas dire plus simplement « tripartitions », car c’est bien de cela qu’il s’agit en réalité. M. Dumézil paraît d’ailleurs avoir, au point de vue linguistique, des idées assez particulières et qu’il serait difficile d’accepter sans réserves ; mais il n’y en a pas moins dans tout cela des considérations intéressantes. Nous y remarquons plus spécialement ce qui concerne l’usage chez un grand nombre de peuples, en connexion avec une répartition des fonctions sociales en trois catégories, ces trois mêmes couleurs symboliques : blanc, rouge, noir (ou bleu foncé), qui sont précisément, bien que d’ailleurs l’auteur ne l’ait pas indiqué, celles qui correspondent aux trois gunas dans la tradition hindoue.