Janvier-février 1949

— Le Speculative Mason (no de juillet 1948) contient une série d’études sur les divers symboles figurant dans le Tracing Board du 1er degré ; elle est précédée d’un exposé historique, auquel sont jointes quelques indications intéressantes concernant le rituel opératif. De cet exposé, il résulte notamment que la forme adoptée actuellement en Angleterre pour le Tracing Board est en somme assez récente, puisqu’elle ne date que de 1849 ; antérieurement, il semble qu’il y ait eu une assez grande variété dans les dessins employés par les différentes Loges, bien que naturellement les symboles principaux s’y soient toujours retrouvés d’une façon constante. L’auteur déplore avec juste raison que les interprétations purement « moralisantes », qui ont acquis une sorte d’autorité par le fait de leur incorporation aux rituels imprimés, soient devenues par là même un empêchement à toute recherche d’une explication d’ordre plus ésotérique. — Nous mentionnerons aussi le début d’un article intitulé On asking questions ; il ne s’agit pas là de questions à poser extérieurement, mais d’un effort de concentration qui doit nous amener à trouver les réponses en nous-mêmes, car « la semence de la sagesse est en nous et sa croissance s’opère de l’intérieur à l’extérieur », et, comme l’enseigne la Bhagavad-Gîtâ, tout est compris dans la véritable connaissance spirituelle, qui n’est en définitive rien d’autre que la connaissance du « Soi ».

— Nous avons reçu la première année (de septembre 1947 à juin 1948) de la revue Masonic Light, publiée à Montréal ; il s’y trouve surtout des recherches historiques, dont la plupart se rapportent à la question assez obscure et controversée des origines de la Maçonnerie au Canada, mais qui, malgré ce caractère plutôt « local », n’en sont pas moins dignes d’intérêt. Par contre, nous avons remarqué l’absence à peu près complète d’articles touchant plus ou moins directement au symbolisme, et nous nous demandons quelles peuvent bien être les raisons de cette lacune un peu étonnante. D’autre part, les rédacteurs de cette revue constatent avec regret l’ignorance générale de tout ce qui concerne la Maçonnerie des autres pays, et ils se proposent de tâcher de remédier à ce fâcheux état de choses, qui d’ailleurs n’est certes pas particulier au Canada ; ils auront sans doute fort à faire à cet égard, à en juger par des notes diverses et plus ou moins contradictoires, notamment au sujet de la Maçonnerie française, qui donnent l’impression qu’on a bien de la peine à se faire sur celle-ci des idées tant soit peu exactes. À ce propos, signalons, à un point de vue plus général, le grand intérêt qu’il y aurait à étudier d’un peu près la question, que nous trouvons mentionnée ici incidemment, et qui semble d’ailleurs fort difficile à éclaircir complètement, de l’existence de la Maçonnerie en France avant la date communément admise de 1725, et ce que pouvait bien être en réalité un « rite écossais » qui, au dire de certains, y aurait été établi dès 1688 ; cela donnerait peut-être l’explication de certaines particularités des rituels français, qui ne peuvent sûrement pas provenir de ceux qui étaient pratiqués par la Grande Loge d’Angleterre. Notons encore un détail assez amusant : c’est l’étonnement manifesté en apprenant l’existence du Martinisme, qui pourtant n’a jamais été quelque chose de très caché, par la découverte fortuite à Montréal d’un rituel de la branche américaine du Dr Blitz ; et, puisqu’une question est posée à ce propos sur la signification du nom d’Éliphas Lévi, nous pouvons y répondre bien facilement : c’est, non pas une traduction, mais tout simplement une « hébraïsation » par équivalence phonétique approximative, de ses prénoms Alphonse-Louis ; quant à Zahed (et non Zaheb), c’est la traduction de Constant (et non Contant) qui était son nom de famille ; il n’y a donc là rien de bien énigmatique.

— Dans Atlantis (no de septembre 1948), M. Paul Le Cour (il s’est décidé pour cette fois à signer d’une façon « normale »), se mettant À la recherche d’une doctrine, la commence par un prétendu exposé du Brâhmanisme, qui, comme on pouvait s’y attendre de sa part, n’en est en réalité qu’une odieuse caricature ; outre les fantaisies habituelles sur la « race aryanne » ou « arganne » et sur Aor-Agni, il y a là à peu près autant d’erreurs que de mots, et il y en a même par surcroît quelques-unes qui ne se rapportent pas au Brâhmanisme, témoin cette assertion vraiment énorme que « les Soufis sont les tenants du Mazdéisme » ! Le but principal de ce beau travail semble être, non seulement de dénigrer l’Inde une fois de plus, mais plus particulièrement de persuader à ses lecteurs qu’elle a tout emprunté à l’Occident, surtout à la Grèce et… au Christianisme nestorien ; il n’en est évidemment pas à un anachronisme près. Tout cela ne mérite certainement pas qu’on s’arrête à le relever en détail, et ce serait franchement risible si, au fond, il n’était pas plutôt triste de voir s’étaler ainsi tant de haineuse incompréhension. En ce qui nous concerne, nous devons constater que, malgré toutes nos rectifications, il s’obstine à nous attribuer, pour la vingtième fois peut-être, une phrase, toujours la même, que nous n’avons jamais écrite ; dans ces conditions, est-il encore possible d’admettre qu’il le fait avec une entière bonne foi ? Au surplus, nous devons encore lui signifier expressément que nous n’avons jamais entendu nous faire le « propagateur » de quoi que ce soit, et aussi que nous n’avons jamais eu aucun « disciple ». Dans un compte rendu dérisoire du livre de notre collaborateur F. Schuon (il s’est encore amusé, suivant son habitude, à compter les mots de certaines phrases !) il a laissé échapper une affirmation qu’il est bon d’enregistrer : il écrit que « l’intuition intellectuelle, c’est l’esprit d’invention, la technique, l’instinct des insectes, des castors » (combien tout cela est « intellectuel » en effet !), ce qui revient à dire que, en dépit de toutes nos explications précises, il la confond purement et simplement avec l’intuition bergsonienne, ou qu’il confond le supra-rationnel avec l’infra-rationnel ; cela seul ne suffit-il pas à donner assez exactement la mesure de la compréhension dont il est capable ? Voilà quelqu’un qui est vraiment bien qualifié pour dénoncer chez les autres de prétendues « erreurs »… qui n’en sont que pour ceux qui, comme lui, ignorent totalement le véritable sens des doctrines traditionnelles !

— Nous avons reçu les trois premiers numéros d’un bulletin polycopié intitulé Ogam, qui est l’organe des « Amis de la Tradition Celtique » ; cette publication est la conséquence d’une scission survenue parmi les rédacteurs de Kad à la suite de ce dont nous avons parlé récemment (voir no de juillet-août 1948) : ceux d’entre eux qui ont voulu prendre une attitude nettement traditionnelle n’ont pas été suivis par les autres, et ce sont eux qui ont fondé ce nouveau bulletin ; nous leur souhaitons de trouver bientôt les moyens d’en améliorer la présentation un peu « rudimentaire ». Nous y noterons plus particulièrement une étude sur la constitution de l’homme d’après les données de la tradition celtique comparée avec celles de la tradition hindoue, ainsi que des traductions de textes irlandais et le début d’études sur la mythologie celtique qui promettent d’être intéressantes ; mais peut-être, pour ces dernières, s’appuie-t-on avec un peu trop de confiance sur les travaux de M. Georges Dumézil, qui nous paraissent contenir bien des vues assez contestables et ne s’accordant pas entièrement avec le point de vue traditionnel.

— Les Études Carmélitaines ont fait paraître, dans le courant de l’année 1948, un numéro spécial sur Satan ; c’est un gros volume qui comprend exactement 666 pages, nombre qui, en l’occurrence, semble bien avoir été voulu expressément. Il y a là-dedans des choses qui procèdent de points de vue très divers et qui sont d’un intérêt assez inégal ; quand il s’agit de considérations purement théologiques, il n’y a naturellement rien à redire, mais, dans les articles dont le caractère est surtout historique ou exégétique, on sent trop souvent une influence assez marquée de certaines idées modernes. Il en est pourtant un où nous avons trouvé des réflexions très justes sur le matérialisme de fait qui empêche tant de nos contemporains, même parmi ceux qui se disent « croyants », de penser sérieusement à l’existence des choses invisibles, et sur « l’impression de gêne et de désagrément que cause l’idée de l’existence du Diable au commun des hommes d’aujourd’hui », d’où une tendance de plus en plus prononcée à « minimiser » ce sujet ou même à le passer entièrement sous silence ; et ce qui est vraiment curieux, c’est que l’auteur de cet article n’est pas un religieux, mais un professeur de la Sorbonne. — Une étude sur L’adversaire du Dieu bon chez les primitifs contient des renseignements assez intéressants, quoique la classification des civilisations dites « primitives » qui y est adoptée nous paraisse appeler bien des réserves. En tout cas, ce que nous ne pouvons qu’approuver, c’est la façon dont y sont dénoncées les confusions auxquelles donne souvent lieu l’usage ou plutôt l’abus du nom de « diable », qui, correspondant à une notion bien déterminée, ne saurait, même lorsqu’il s’agit réellement d’entités maléfiques, être appliqué indistinctement dans tous les cas. Malheureusement, il n’est pas bien sûr que tous les collaborateurs de la revue soient eux-mêmes indemnes de ces confusions ; les légendes qui ont été mises à certaines illustrations nous font même craindre que quelques-uns d’entre eux n’aillent jusqu’à partager l’erreur grossière des voyageurs mal informés et incompréhensifs qui prennent pour des « diables » les divinités « terribles » du Mahâyâna ! — Signalons aussi une autre étude, Le Prince des Ténèbres en son royaume, qui contient la traduction de curieux textes manichéens ; il nous semble qu’il y aurait surtout intérêt à les examiner au point de vue de leur symbolisme, ce que n’a guère fait l’auteur ; ils sont d’ailleurs fort loin d’être clairs, et on a l’impression que ces fragments ne nous sont parvenus que dans un état bien défectueux et même plutôt désordonné ; au fond, saura-t-on jamais exactement ce que fut en réalité le Manichéisme ? — Nous passerons sur ce qui se rapporte à des « diableries » diverses, procès de sorcellerie, cas de possession et de pseudo-possession ; nous mentionnerons seulement, à titre de curiosité, la reproduction de quelques documents inédits concernant l’abbé Boullan, suivie d’une double étude graphologique et psychiatrique. Mais, à propos de psychiatrie, que dire de la place qu’on a cru devoir faire par ailleurs à la psychanalyse, à tel point qu’on va jusqu’à parler (nous voulons croire du moins que ce n’est qu’en un sens figuré) d’une « psychanalyse du diable » ? Voilà encore une infiltration de l’esprit moderne qui nous paraît particulièrement inquiétante ; et, quand on associe à l’avènement de cette psychiatrie suspecte « le développement de l’esprit critique », avec une intention visiblement bienveillante, cela non plus n’est pas fait pour nous rassurer… Quant aux articles qui touchent à l’art et à la littérature, ils donnent, dans leur ensemble, une impression plutôt confuse, et beaucoup des considérations qu’ils contiennent ne se rattachent à la véritable question du satanisme que d’une façon assez détournée. Une chose qui nous a étonné, c’est que, au sujet de l’action de Satan dans le monde actuel, on n’ait guère trouvé à parler que d’Hitler et du national-socialisme ; il y aurait eu pourtant fort à dire sur l’influence de la contre-initiation et de ses agents directs ou indirects ; mais, à cet égard, nous trouvons seulement, dans une note de la rédaction, quelques lignes consacrées incidemment au sinistre « magicien noir » Aleister Crowley, dont on a annoncé la mort vers la fin de 1947 ; c’est vraiment bien peu… — Ce qui doit retenir davantage notre attention, c’est une longue étude (si longue qu’il semblerait qu’on ait voulu en faire la partie principale de ce volume) intitulée Réflexions sur Satan en marge de la tradition judéo-chrétienne, dont l’auteur, M. Albert Frank-Duquesne, est en même temps un des collaborateurs des Cahiers du Symbolisme Chrétien dont nous avons parlé récemment (no de septembre 1948), et précisément celui qui nous a attribué gratuitement une attitude « aux antipodes de l’esprit chrétien ». Ici encore, tout en nous adressant des éloges quelque peu équivoques et, si l’on peut dire, « à double tranchant », il a éprouvé le besoin de s’en prendre à nous à propos de ce que nous avons dit du symbolisme « ambivalent » du serpent, dont il se donne beaucoup de peine pour essayer de nier l’aspect bénéfique ; il semblerait vraiment qu’il n’ait jamais entendu parler du serpent pris comme symbole du Christ, ni de l’amphisbène qui, dans l’ancien symbolisme chrétien, réunit les deux aspects opposés ; quel dommage que le fâcheux accident survenu à l’édition du Bestiaire de L. Charbonneau-Lassay nous empêche (momentanément, espérons-le) de l’y renvoyer ! Son travail, d’une façon générale, est d’ailleurs fort érudit (il a même voulu y mettre trop de choses, parmi lesquelles nous reconnaissons bien volontiers qu’il en est d’excellentes, comme par exemple la mise au point de la question des « purs esprits »), mais d’une érudition qui n’est peut-être pas toujours parfaitement sûre, ce qu’on ne peut pas, à vrai dire, reprocher trop sévèrement à quelqu’un qui se déclare lui-même « autodidacte quasiment complet »… Mais il a dû lire beaucoup d’ouvrages occultistes, et probablement aussi fréquenter certains milieux de la même catégorie, et il a le tort d’accepter de confiance toutes les informations plus ou moins bizarres qu’il a pu y recueillir. C’est ainsi qu’il attribue aux « Rose-Croix » des théories qui sont tout simplement le fait de quelques pseudo-rosicruciens modernes du genre de Steiner ou de Max Heindel, ce qui n’est certes pas la même chose ; de même, il n’hésite pas à qualifier à maintes reprises de « traditions initiatiques » des fantaisies occultistes et théosophistes qui n’ont assurément rien de traditionnel ni d’initiatique ; il paraît avoir été notamment fasciné par les « Seigneurs de la Flamme » de Mme Blavatsky, et, pour comble de disgrâce, il va même, dans un de ces cas, jusqu’à se référer aux « Polaires » et à leur fantasmagorique Asia Mysteriosa ! Il faut nous borner, mais nous ne pouvons cependant pas nous dispenser de citer encore, dans le même ordre d’idées, un autre exemple tout à fait typique : il assure, sur la foi de quelqu’un dont nous croyons plus charitable de ne pas redire le nom, bien que lui-même l’écrive en toutes lettres, avoir connu « le cas de deux victimes de l’Agartha, foudroyées à distance après avertissements » ; quelle étrange idée ces gens se font-ils donc de l’Agartha, et ne la confondraient-ils pas avec ces « parodies » des plus suspectes qu’on voit surgir de temps à autre et dans lesquelles le charlatanisme se complique souvent de choses bien pires et autrement dangereuses ? En lisant de pareilles histoires, qui ne font que trop bien le jeu des « contrefacteurs » de toute sorte, car ils ne peuvent rien souhaiter de mieux que de voir admettre ainsi leurs prétentions sans fondement, on se croirait presque revenu aux beaux temps de la défunte R. I. S. S. ! On peut d’ailleurs se demander s’il y a vraiment là autant de naïveté qu’il le semblerait à première vue, ou si tout cela ne fait pas plutôt partie intégrante de ces nouvelles confusions qu’on cherche à répandre au sujet de l’ésotérisme et que nous avons dénoncées en ces derniers temps (et nos lecteurs pourront maintenant comprendre encore mieux les raisons que nous avions de le faire). Ce qui est encore plus singulier que tout le reste, et aussi plus nettement significatif au même point de vue, c’est la façon dont l’auteur s’attaque à Metatron, qu’il prétend avoir été « substitué » à Memra et qu’il veut lui opposer, déclarant qu’« il faut choisir » entre les deux, comme s’il ne s’agissait pas de deux principes tout différents et qui ne se situent même pas au même niveau ; il y a là tout un paragraphe qui serait à examiner presque mot par mot si nous en avions le loisir, car c’est certainement celui qui « éclaire » le plus complètement les intentions qui se cachent sous tout cela. La traduction de Sâr ha-ôlam par « Prince de ce monde » est une véritable énormité, contre laquelle nous avons eu bien soin de mettre expressément en garde, et M. Frank-Duquesne ne peut évidemment pas l’ignorer, puisque, quelques lignes plus loin, il cite le Roi du Monde ; mais précisément, cette citation s’accompagne d’une énumération hétéroclite de « sectes secrètes », qui se termine par une mention d’« affiliés de l’Agartha », (c’est décidément une obsession) dont nous voudrions bien savoir à qui ou à quoi elle peut se rapporter en réalité… Nous ne pouvons aucunement admettre ces assimilations et ces insinuations plus que tendancieuses, ni les laisser passer sans protester énergiquement ; ce n’est pas entre Memra et Metatron, mais c’est entre l’ésotérisme et ses contrefaçons plus ou moins grossières qu’« il faut choisir » ; nous savons bien que M. Frank-Duquesne et ses collaborateurs éluderont toujours toute explication nette en disant que « mentionner et citer n’est pas synonyme d’approuver et d’entériner », ce qui les dispense (ils le croient du moins) de laisser voir le fond de leur pensée ; mais tous les gens de bonne foi qui connaissent notre œuvre n’auront sûrement pas besoin de plus de précisions pour savoir à quoi s’en tenir sur de pareils procédés !