Juin 1949

— Dans la revue Études (no de décembre 1948), le R. P. Jean Daniélou a publié un article intitulé Le yogî et le Saint, à propos de différents ouvrages concernant les doctrines hindoues, parmi lesquels les nôtres ; nous devons dire franchement que, d’après ce que nous avions eu l’occasion de voir de lui précédemment sur d’autres sujets, nous nous serions attendu à plus de compréhension de sa part. Il est vrai que, au début, il a soin de marquer une différence entre la doctrine traditionnelle authentique telle que nous l’exposons et « l’hindouisme moderne, nous dirions presque moderniste », que d’autres s’attachent à présenter, et cela est assurément très bien ; mais, par la suite, il ne maintient guère rigoureusement cette distinction essentielle, si bien qu’on ne sait plus toujours très exactement à qui ou à quoi s’adressent ses critiques et ses objections, et qu’en définitive elles aboutissent malheureusement à une méconnaissance complète de l’idée même de la tradition. Il renouvelle la confusion qui consiste à parler de « mystique » au sujet de l’Inde, et il éprouve même le besoin de ressusciter la conception d’une soi-disant « mystique naturelle » lancée jadis par quelques philosophes « néo-scolastiques » dans les Études Carmélitaines, qui elles-mêmes en sont d’ailleurs arrivées maintenant, comme on a pu le voir par ce que nous en avons dit récemment, à adopter une nouvelle attitude assez différente de celle-là… Nous n’entrerons pas dans le détail des erreurs d’interprétation qui, pour la plupart, ne sont que des conséquences plus ou moins directes de cette équivoque : ainsi, pour en donner un exemple, le Yoga n’est nullement assimilable à l’« union mystique », et toute comparaison qu’on prétendra établir en partant d’une telle assimilation sera nécessairement faussée par là même. Nous ne comprenons d’ailleurs pas comment l’auteur, écrivant que « la mystique hindoue est une mystique de l’unité impersonnelle », a pu mettre en note une référence pure et simple à un de nos ouvrages, ce qui risque fort de faire croire à ses lecteurs que nous-même avons dit cela ou quelque chose d’équivalent ; un semblable procédé nous paraît pour le moins étrange, et il est difficilement concevable aussi qu’on puisse pousser l’incompréhension jusqu’à qualifier de « subtil syncrétisme » l’affirmation de l’unité transcendante de toutes les formes traditionnelles ! Mais ce qui est peut-être le plus curieux, c’est ceci : tout ce que le P. Daniélou dit des insuffisances de toute « sagesse humaine » est parfaitement juste en soi, et non seulement nous sommes entièrement d’accord avec lui là-dessus, mais nous irions même volontiers encore plus loin que lui en ce sens ; seulement, nous ne saurions trop protester contre l’application qu’il veut en faire, car, lorsqu’il est question de la tradition hindoue, et d’ailleurs également de toute tradition quelle qu’elle soit, ce n’est aucunement de cela qu’il s’agit, la tradition n’étant précisément telle qu’en raison de sa nature essentiellement supra-humaine. Les intentions les plus « conciliantes », si elles n’impliquent pas la reconnaissance de ce point fondamental, tombent en quelque sorte dans le vide, puisque ce à quoi elles s’adressent n’a rien de commun avec ce qui existe en réalité, et elles ne peuvent même qu’inciter à quelque méfiance ; une allusion à une tentative poursuivie actuellement pour « créer une mystique chrétienne de structure hindouiste » donne en effet à penser que certains n’ont pas renoncé aux visées « annexionnistes » que nous avons dénoncées autrefois. Quoi qu’il en soit, la conclusion qu’il nous faut surtout tirer nettement de tout cela, c’est qu’aucune entente n’est réellement possible avec quiconque a la prétention de réserver à une seule et unique forme traditionnelle, à l’exclusion de toutes les autres, le monopole de la révélation et du surnaturel.

Les Cahiers du Symbolisme Chrétien continuent à nous donner une impression assez « mélangée » ; comme les réserves qu’il y aurait lieu de faire seraient toujours à peu près les mêmes que celles que nous avons déjà formulées précédemment d’une façon générale (voir no de septembre 1948), nous signalerons surtout cette fois les articles qui nous paraissent les plus dignes d’intérêt et les plus conformes au véritable point de vue traditionnel. — Dans le no d’août-septembre 1948, M. Marcel Lallemand expose des considérations « ayant pour but de donner au lecteur une première idée du symbolisme, de lui faire prendre conscience de son importance primordiale », ce qui est certes loin d’être inutile, étant donnée l’ignorance complète de la plupart de nos contemporains à l’égard de tout ce qui se rapporte aux questions de cet ordre ; il le fait d’ailleurs d’une façon très claire et très juste dans l’ensemble ; mais pourquoi a-t-il, par un déplorable abus de langage, intitulé cet article Initiation au symbolisme ? Du même auteur, une étude concernant les Traditions universelles sur la Vierge-Mère contient de nombreux rapprochements intéressants entre les données qui se rencontrent à cet égard dans différentes formes traditionnelles tant orientales qu’occidentales ; et nous ne saurions trop l’approuver quand il dénonce comme une erreur l’opinion moderne suivant laquelle « le culte universel de la Vierge-Mère est d’origine naturaliste ». — Dans le no d’octobre-novembre 1948, nous mentionnerons surtout des Aperçus séphirotiques de M. Paul Vulliaud et une note de M. Marcel Lallemand sur Le symbolisme du point. Dans ce même numéro se termine une étude du Dr J. De Wandel commencée dans le précédent et intitulée Vers une nouvelle synthèse dans les sciences, où, à côté de considérations excellentes et d’esprit nettement traditionnel, il se trouve des vues beaucoup plus contestables, à cause surtout de l’importance vraiment excessive qui y est accordée à une certaine « mythologie scientifique » ; quoi qu’on puisse penser des tendances de la physique la plus récente, dès lors que ce n’est toujours que d’une science profane qu’il s’agit, il ne faut pas se faire trop d’illusions sur la valeur réelle de ses théories ; ce n’est pas entre une conception matérialiste et une autre qui ne l’est plus que réside la séparation la plus profonde, mais entre le point de vue même de la science profane et celui de la science traditionnelle, et c’est faire preuve d’un « optimisme » bien injustifié que de croire que « le moderne d’aujourd’hui » est en train de retrouver « l’antique connaissance du symbole ». — Dans le no de janvier-février 1949, Le symbolisme des nombres chez Pythagore, par M. André D. Tolédano, s’en tient à des considérations peut-être un peu trop élémentaires et insuffisamment précises ; Analogie et symbolisme, par M. Marcel Lallemand, est un excellent exposé des différents genres d’analogie distingués par la philosophie scolastique, mais ne faudrait-il pas dépasser le point de vue de celle-ci pour atteindre réellement le fond de la question ? — À côté de tout cela, il y a malheureusement quelques autres choses d’un caractère plus douteux ou beaucoup moins sérieux, sur lesquelles nous préférons ne pas insister ; mais il nous faut tout au moins noter un phénomène qui nous paraît extrêmement curieux : c’est la place considérable que tiennent, dans les préoccupations de certains, les 153 poissons de l’Évangile ; bien entendu, nous ne voulons pas dire que la chose soit sans aucune importance, car, si ce nombre est expressément spécifié dans le texte sacré, il faut assurément qu’il y ait à cela quelque raison ; mais pourquoi cette question, somme toute très particulière, en arrive-t-elle à prendre ainsi le caractère d’une véritable obsession ?

— À la suite du compte rendu que nous avons fait, dans le no de janvier-février 1949, du volume des Études Carmélitaines sur Satan, nous avons reçu de M. Frank-Duquesne une lettre de huit grandes pages dactylographiées, qui n’est d’un bout à l’autre qu’un tissu d’injures d’une inconcevable grossièreté. C’est là un document « psychologique » peu ordinaire et des plus édifiants ; aussi regrettons-nous vivement de ne pouvoir le reproduire en entier, d’abord à cause de sa longueur excessive, ensuite parce que certains passages mettent en cause des tiers qui sont entièrement étrangers à cette affaire, et enfin parce qu’il en est d’autres qui contiennent des termes trop orduriers pour qu’il soit possible de les faire figurer dans une publication qui se respecte. Cependant, nous en donnerons tout au moins, en les commentant comme il convient, des extraits suffisants pour que nos lecteurs puissent se faire une juste idée de l’étrange mentalité de ce personnage ; ils seront certainement aussi stupéfaits que nous-même qu’une grande revue catholique ait pu faire appel aux services d’un tel collaborateur ! — Voici tout d’abord le début de ce factum, dont nous respectons scrupuleusement le style et même la ponctuation : « La courtoisie… traditionnelle me fait un devoir de vous remercier. De m’avoir initié, à l’idiosyncrasie et aux dimensions intellectuelles et spirituelles de M. René Guénon. Faute d’une tribune – je ne traite pas de mes petites affaires personnelles dans les revues auxquelles je collabore : à chacun ses procédés – je me permets de vous rendre la monnaie de votre pièce grâce à la présente, assuré, d’ailleurs, que vous ne verrez aucun mal à ce que j’en envoie copie à une cinquantaine d’amis ». Ainsi, d’après ce Monsieur, des questions d’ordre doctrinal, car c’est uniquement de cela qu’il s’agissait pour nous, sont « nos petites affaires personnelles » ; chacun est naturellement porté à attribuer ainsi aux autres ses propres « dimensions », pour parler comme lui… Quant à la publicité qu’il veut donner à son élucubration, non seulement nous n’y voyons aucun mal, mais nous l’estimons tout à fait insuffisante pour qu’il puisse se faire juger comme il le mérite dans les milieux où il a réussi à s’introduire, et nous tenons, comme on le voit, à y contribuer aussi pour notre part. — Il se moque tout d’abord de notre « clairvoyance » (chose à laquelle nous prétendons d’autant moins que nous la regardons comme n’étant généralement que le signe d’un état de déséquilibre psychique), parce que, assure-t-il, le nombre de 666 pages n’a pas été « voulu expressément », du moins par la direction et les rédacteurs de la revue, qui tous en sont « restés stupides » ; à leur place, s’il en est ainsi, nous aurions été fort inquiet en faisant une pareille constatation, et, comme il paraît ressortir au surplus des explications qui suivent que ce beau résultat fut dû surtout à des allongements successifs et en quelque sorte involontaires de l’article de M. F.-D. lui-même, nous nous serions demandé à quelles singulières influences celui-ci pouvait bien servir inconsciemment de véhicule… Après avoir été jusqu’à nous traiter de « profane », ce qui est vraiment un comble, il ajoute cette phrase : « Lorsqu’on pose au Grand Cophte, Monsieur, il faut éviter de donner l’impression qu’on fait le clown ». Nous n’avons assurément pas la moindre ressemblance avec Cagliostro, à quelque point de vue que ce soit, et on ne saurait tomber plus à faux ; pour ce qui est de « faire le clown », nous ne pouvons mieux faire que de retourner à notre charmant contradicteur ce compliment qui ne lui convient que trop bien ! Il prétend que nous nous sommes plaint « de ce que les “phénomènes” du satanisme contemporain se soient vu réserver si peu de place », alors que nous avons au contraire dit tout simplement : « Nous passerons sur ce qui se rapporte à des “diableries” diverses… », parce que cela est sans intérêt à notre point de vue, et ce dont nous nous sommes plaint en réalité, c’est qu’on n’ait à peu près rien dit de l’action actuelle de la contre-initiation, ce qui n’a rien de commun avec des fantasmagories quelconques ; voilà comment certaines gens savent lire ! Il nous reproche ensuite de « manier avec notre habituelle superbe le pluriel de majesté », en quoi il se rencontre de bien amusante façon avec M. paul le cour ; il ignore sans doute que l’emploi du « nous » est, pour quiconque écrit, une simple règle de savoir-vivre ; il est vrai que celui-ci n’est plus guère à la mode dans l’Occident actuel, et, en ce qui concerne spécialement M. F.-D., il est trop évident que la plus élémentaire politesse lui est totalement étrangère… Mais continuons nos citations : « Si vous n’étiez pas tenu par le fameux secret – pareil à la vaseline, dont les parois des autobus anglais proclament qu’elle est “good for all uses” – vous diriez des choses, mais des choses… » Quand on sait ce que nous avons écrit à maintes reprises sur certains prétendus « secrets » et sur l’abus qui en est fait par les occultistes de toute catégorie, cela devient décidément de plus en plus comique ! — Passons à quelque chose qui peut paraître un peu plus sérieux, car il s’agit d’un essai pour se justifier de nous avoir imputé une attitude « aux antipodes de l’esprit chrétien » ; la raison qui en est donnée est véritablement admirable : « Depuis la juste et salutaire expulsion des Gnostiques, depuis le rejet dans les ténèbres extérieures des Pauliciens, Bogomiles, Cathares et Patarins, l’orbis terrarum chrétien a clairement donné à connaître qu’il vomit l’ésotérisme et le déterminisme de ses recettes déifiantes. Or, vous vous situez indubitablement, que je sache, dans le sillage ou la filière du Gnosticisme ». C’est vraiment bien dommage pour le « savoir » de M. F.-D. qu’il se trouve justement que le Gnosticisme sous ses multiples formes (qui ne fut d’ailleurs jamais de l’ésotérisme pur, mais au contraire le produit d’une certaine confusion entre l’ésotérisme et l’exotérisme, d’où son caractère « hérétique ») ne nous intéresse pas le moins du monde, et que, « indubitablement », tout ce que nous pouvons connaître nous est venu de sources qui n’ont pas le moindre rapport avec celle-là. Dans le même paragraphe, nous trouvons une phrase jetée incidemment et qui nous laisse perplexe : « Je vous “suis” depuis le temps où vous étiez un des Orionides à la rue de Rome (du moins occasionnellement) » ; nous devons avouer que nous ne réussissons pas à comprendre de quoi il s’agit, mais, quoi que cela puisse vouloir dire, comme il est en tout cas impossible que nous ayons été ceci ou cela à notre insu, nous n’hésitons pas à y opposer le plus formel démenti. Ce qui ne vaut guère mieux sous le rapport de la vérité, c’est que ce Monsieur nous attribue des « sorties glacialement rageuses » ; nous le mettons au défi d’en indiquer une seule dans tous nos livres et dans tous nos articles sans exception ; mais c’est lui qui, en réalité, écume de rage à tel point qu’il est près d’en étouffer ! Mais poursuivons encore, car cela va devenir tout à fait instructif : « Si vous représentez, face à la “pseudo-initiation” et à la “contre-initiation”, l’“initiation” véritable, celle-ci, à son tour, représente à mes yeux de croyant la forme la plus subtile, la plus déiforme (comme le singe est anthropoïde), la plus dangereuse de contre-religion ». Ainsi, et c’est là le plus important pour nous, M. F.-D. se range ouvertement parmi les pires ennemis de tout ésotérisme et de toute initiation ; la situation est donc parfaitement claire maintenant à cet égard, tout au moins en ce qui le concerne, et on comprendra que, même si nous n’avions réussi qu’à obtenir ces précisions, nous ne saurions trop nous féliciter d’un tel résultat. Voici maintenant une conséquence imprévue de cette attitude : « N’ayant, comme Catholique, aucune raison d’adopter votre classification des groupements ésotériques plutôt qu’une autre, et n’ayant pour but que de révéler sommairement, à un public totalement ignorant de ces choses, ce qu’ont pu prétendre les innombrables milieux se réclamant de l’initiation, il était tout naturel “de tout mettre sur le même pied” ». Cela revient à dire qu’un Catholique, suivant la conception de M. F.-D., a le droit et même le devoir, s’il estime y trouver intérêt, de confondre sciemment, sans nul souci de la vérité, l’ésotérisme et l’initiation authentiques avec leurs multiples contrefaçons ; en fait de bonne foi, on ne saurait assurément trouver mieux ! — Nous arrivons à une histoire qui, après l’allusion aux énigmatiques « Orionides », achèvera de montrer ce que valent les racontars ramassés à droite et à gauche par M. F.-D. : « Où vous vous surpassez vraiment, c’est lorsque vous écrivez : “Pour comble de disgrâce (retenez bien ce mot “disgrâce”, Guénon : il va vous retomber sur le nez dans un instant), il (c’est moi) va même jusqu’à se référer (sic) aux ‘Polaires’ et à leur fantasmagorique Asia Mysteriosa”. Mais qui a préfacé Asia Mysteriosa ? Un certain René Guénon. Qui a “lancé” les Polaires ? » (Nous devons supprimer ici plusieurs noms propres pour éviter des rectifications possibles.) « … et M. René Guénon, qui ne dédaigna pas de s’atteler à faire marcher la petite mécanique à “lumière astrale”. Oui, vous, Grand Épopte, c’est vous qui vous êtes intéressé à ce joujou “psychique”, pour lequel je ne me serais pas dérangé ! C’est bien plus tard, en février 1931, que vous vous êtes brouillé avec vos Polaires ». La fin de l’alinéa est trop infecte, au sens le plus strict de ce mot, pour qu’il nous soit possible de la transcrire ; mais ce qui précède exige une mise au point, et celle-ci ne nous cause certes pas le moindre embarras. Asia Mysteriosa a paru avec trois préfaces, dont aucune n’est de nous ; il est vrai que nous en avions aussi écrit une, qui ne contenait d’ailleurs que des généralités aussi peu compromettantes que possible, mais nous ne l’avions fait que pour nous permettre d’attendre, sans rien brusquer, le résultat d’une certaine vérification à laquelle nous tenions à procéder, sans d’ailleurs avoir pour cela à faire marcher nous-même aucune « mécanique » (non plus qu’à nous « déranger », car on était venu nous solliciter chez nous, et c’est pourquoi la plus simple honnêteté nous faisait une obligation de contrôler sérieusement la chose avant de nous prononcer définitivement dans un sens ou dans l’autre) ; ce résultat ayant été négatif, nous retirâmes purement et simplement ladite préface, avec interdiction expresse de la faire figurer dans le volume, où il est bien facile à chacun de s’assurer qu’en effet elle ne se trouve pas. Cela se passait, non pas en février 1931, mais pendant l’été de 1929 (et c’est du reste à la fin de cette même année 1929 que parut Asia Mysteriosa) ; et dès 1927, nous étions si peu disposé à « lancer » les Polaires que nous nous refusâmes formellement à toute participation à leurs « travaux », n’ayant jamais eu le moindre goût pour les simagrées de la « magie cérémonielle », qui alors venaient d’apparaître soudain comme devant en constituer la partie principale. Comme il semble impossible que quelqu’un pousse l’inconscience jusqu’à affirmer, en s’adressant à nous-même, des faits nous concernant et dont il connaîtrait la fausseté, il faut bien conclure de là que nous n’avions que trop raison de reprocher à M. F.-D. d’accueillir aveuglément tout ce qu’on lui raconte, du moins quand cela peut servir à sa thèse ; et nous pouvons encore lui retourner une des phrases aimables qu’il a l’audace de nous adresser : « Pour ce qui est de “marcher”…, indubitablement, oui, vous “marchez”, et souvent ! » — Nous ne nous attarderons pas, car cela n’en finirait plus, sur ses protestations contre les « mobiles secrets » que nous lui aurions attribués, d’autant plus que, qu’il en soit lui-même conscient ou qu’il soit mené à son insu comme tant d’autres, cela ne change rien au fond et ne nous intéresse en aucune façon. Suit une dissertation sur Memra et Metatron, par laquelle il pense nous accabler sous le poids de son érudition rabbinique ; nous pouvons l’assurer que toutes ses « autorités » ne nous impressionnent nullement, non plus que ses subtilités grammaticales, et ne nous empêchent pas de maintenir que Sâr ha-ôlam signifie bien « Prince du Monde » au sens absolu, c’est-à-dire de tout l’ensemble de la manifestation universelle, exactement comme l’expression similaire Melek ha-ôlam, qui revient si souvent dans les prières israélites et qui s’adresse à Dieu, ne peut évidemment pas signifier autre chose que « Roi du Monde » entendu dans le même sens ; mais, comme il déclare d’autre part qu’en fait de monde « nous ne connaissons que celui-ci, qui est le nôtre », nous ne pouvons que le plaindre d’être, à cet égard, « aussi plongé dans l’ignorance qu’un veau lunaire » ! — Nous n’avons pas encore vu le pire, et il va nous falloir encore faire de longues citations pour l’édification de nos lecteurs, tout en nous excusant de devoir leur infliger un pareil ennui : « Je ne puis pas, sans mentir à moi-même, sans trahison envers ce que j’ai de plus cher, ne pas vous tenir pour le plus perfide, le plus dangereux ennemi de Jésus-Christ “répandu et communiqué” dans son Église. Irréconciliable, comme l’asymptote avec l’hyperbole. Je tiens que votre Symbolisme de la Croix, par tout ce qu’il passe sous silence, sauf pour une allusion furtive et dédaigneuse dans l’introduction, est un livre révoltant et porteur d’une certaine griffe ». Et la prose « révoltante » de M. F.-D., quelle « griffe » porte-t-elle donc ? Vient ensuite une phrase concernant un philosophe « néo-scolastique » dont l’hostilité à notre égard nous est bien connue, mais à qui elle attribue, sur un point particulier, une intention qui, après vérification du texte complet, ne nous paraît cependant nullement évidente. « Je serais gravement coupable de me taire. Je ne vois pas ce qui vous vaudrait le droit d’échapper à la critique – ne fût-ce déjà que votre “ton” impayable d’“enflure” ontologique (après l’opérette “Si j’étais Roi”, il en faudrait une : “Si j’étais Pape”), ce “ton” que ramassent pieusement dans votre sillage vos disciples, et qui leur confère à tous le même style impersonnel, délayé, pion, sans vigueur ni rien qui “ravisse”, à tel point que j’ai pu rédiger des “à la manière de Guénon”, que des connaisseurs ont pris pour d’authentiques morceaux de “métaphysique” ! Vous êtes un hérétique comme l’Église en a connu – et combattu – des milliers au cours des siècles ». Il nous faut donc apprendre à ce Monsieur une chose que nous croyions pourtant bien évidente : c’est que nul ne saurait être « hérétique » dans une forme traditionnelle autre que celle à laquelle il appartient ; il y a là une situation de fait dont il faut bien que lui-même et ses pareils se résignent à prendre leur parti. De plus, nous voilà obligé de répéter encore, peut-être pour la centième fois, que nous n’avons pas de disciples, que nous n’en avons jamais eu et que nous n’en aurons jamais ; quant à la question de style, c’est sans doute affaire de goût, mais, si M. F.-D. trouve le sien « ravissant », il sera probablement seul de cet avis ; mais voyons un peu plus loin : « Je vous accuse d’enfoncer une porte ouverte et de ferrailler dans l’eau (mais pourquoi ? vous n’êtes tout de même pas bête à ce point-là !) quand vous m’attribuez, ainsi qu’à mes mythiques “collaborateurs” une fausse “naïveté”, la propagation de “nouvelles confusions”, des “intentions cachées” que vous faite mine d’“éclairer” (à la manière du bonhomme qui, avec force simagrées, ferait semblant de découvrir la gibbosité d’un bossu). Vous parlez d’“assimilations” et d’“insinuations plus que tendancieuses” : quand vous m’aurez précisé lesquelles, je vous répondrai avec toute la brutalité voulue. Jusqu’à présent, j’ai toujours appelé un chat un chat, et Guénon un ennemi du Christ et de l’Église ». Et encore : « Les “explications nettes” sont une jolie formule chez un personnage dont toute la méthode consiste à “économiser” la vérité, parce que l’“initiation” comporte le secret ! » Il y tient décidément, comme si nous n’avions jamais expliqué nettement en quoi consiste le véritable secret initiatique, le seul qui compte pour nous… « Je ne “laisserais pas voir le fond de ma pensée”, à vous entendre ; quiconque m’a lu ou entendu doit se demander quel jeu vous jouez. De “pareils procédés”, pour parler comme vous, constituent un aveu de rage : c’est embêtant d’être démasqué, hein ? » Oui, c’est très « embêtant » en effet, non pas pour nous qui n’avons jamais porté aucun « masque » (et nous ne savons que trop ce qu’il nous en a coûté toute notre vie), mais pour le triste sire auquel nous avons affaire, car enfin, si nos remarques n’avaient pas touché juste, pourquoi se mettrait-il dans une telle fureur qu’il en perd toute notion de dignité et même de simple décence ? « Enfin, quand vous me sommez de “choisir entre l’ésotérisme et ses contrefaçons”, je saute avec un rire méprisant hors de ce cercle de Popilius : à d’autres, compère ! Hypnotisez des poules avec votre bout de craie ; pas moi ! “Ésotérisme” contrefait ou grossier… c’est comme si vous me sommiez de choisir entre le Protestantisme vrai, celui des Réformateurs, et celui des “libéraux”. Ni l’un ni l’autre ! L’un et l’autre à la chaudière ! » — Nous aurions voulu pouvoir nous arrêter sur cette « ravissante » manifestation de « charité chrétienne », mais, hélas ! il y a encore un interminable post-scriptum dont il nous faut bien citer aussi quelques « extraits significatifs » : « Visiblement, vous êtes non pas bouffi, mais roide, empesé de cuidance ! Votre ton pédant, pion, gourmé, morigéneur, finira par vous attirer un jour les étrivières de quelqu’un de plus “calé” que vous. Avouez que certaines parties de votre article sont d’un âne prétentieux ! Comme vous ne mettez jamais de gants pour parler des autres, j’ai décidé qu’à l’avenir je n’en mettrais pas davantage pour vous mettre tout nu lorsque l’occasion justifiera ce geste de ma part. Le pontificat Guénon devient à la longue un trop funèbre canulard. Vos assertions peuvent réussir avec un public qui n’y va pas voir de trop près. Avec moi, bernique ! – Je ne vous demande aucunement de reproduire, même en partie, ma riposte dans les Études Traditionnelles. D’abord,… » (Ici se place une insulte gratuite à l’adresse de notre Directeur). « Ensuite, parce que vous ne pourriez vous y résoudre, même si vous disposiez de l’espace voulu (sauf pour reproduire l’une ou l’autre de mes phrases, tronquée, ou détournée de son contexte et de son sens) ». Là-dessus, il verra qu’il s’est complètement trompé et que nous ne sommes ni effrayé ni même gêné par ses injures ; il est vrai qu’il pourra encore prétendre que nous avons « tronqué » certaines de ses phrases, parce que la nécessité d’abréger autant que possible (les E. T. n’ont jamais pu se permettre d’avoir 666 pages !) nous a fait supprimer telle incidente qui n’ajoutait rien d’important pour le sens, ou telle référence qui n’avait manifestement pour but que de faire étalage d’érudition ; mais poursuivons : « Enfin, parce que je ne tiens pas à remplir les colonnes de votre revue par une collaboration bénévole. Il m’importe peu que vos lecteurs aperçoivent le vrai Guénon ». Nous croyons plutôt, pour notre part, qu’ils apercevront le vrai F.-D. ! « Ce qui seul compte à mes yeux, c’est que vous vous jugiez vous-même (si vous en êtes capable, si vous n’êtes pas pétrifié par votre certitude d’infaillibilité). De vous à moi, entre nous deux, les yeux dans les yeux, je vous dis : Guénon, my boy, you are a humbug ». Et nous, à cet individu qui est certainement beaucoup plus jeune que nous, et à qui une seule langue ne suffit même pas pour exhaler sa rage, nous disons carrément : vous êtes un malotru ! « Si vous êtes vraiment un jîvanmukta… » Nous voilà encore obligé de nous arrêter : où avons-nous jamais émis une pareille prétention, et où avons-nous même fait la moindre allusion à ce que nous pouvons être ou ne pas être, chose qui ne regarde absolument que nous ? « Si vous étiez vraiment un jîvanmukhta, vous ne mentiriez pas, vous ne truqueriez pas vos textes, vous ne feriez pas des suppositions dignes de l’abbé Barbier ou du brave Delassus, vous vous garderiez comme de la peste de prêter des intentions à vos adversaires alors que rien ne les justifie. Surtout, vous seriez libéré de ce ton d’enfant précoce et premier-de-sa-classe ». Il faut convenir que la dernière phrase s’applique merveilleusement à quelqu’un qui a dépassé la soixantaine… « Je ne parle pas de l’excessive beauté spirituelle que laissent apercevoir telles de vos sorties contre l’humilité, la charité, la voie de l’amour théologal, la “passivité” mystique. Vous êtes un homme fort savant, un esprit puissant, subtil, mais votre caractère n’est pas estimable. You are not “sterling”. You don’t ring true. Et vos épigones n’atteignent pas à la hauteur de vos chaussettes ». Qu’importe notre caractère, qui, estimable ou non (et il n’en peut rien savoir), n’a en tout cas rien à voir avec ce que nous écrivons et ne saurait ni en augmenter ni en diminuer si peu que ce soit la valeur intrinsèque ? « Il y a si peu de têtes pensantes, à l’heure actuelle, que cela me peine d’avoir à vous écrire ainsi. Mais, vraiment, votre article des E. T., qu’on pourrait prendre pour un “à-la-manière-de” caricatural de Guénon, provoquait la rigolade ou la fessée. La seconde est plus charitable que la première ». — Cette fois, en voilà tout de même assez ; on comprendra que nous ne nous abaissions pas à répondre à des accusations qui vraiment ne peuvent nous atteindre, et dont tous ceux qui nous connaissent (ce qui n’est certes pas le cas de notre incivil contradicteur, quoi qu’il puisse prétendre) ne sauront d’ailleurs que trop bien ce qu’il convient de penser ; en écrivant toutes ces belles choses (et nous rappelons que nous n’avons pas pu reproduire les passages les plus malpropres de sa diatribe), ce personnage s’est en vérité, comme il dit, « jugé lui-même ». À part la grossièreté du langage qui lui est bien personnelle, les propos de ce soi-disant apôtre de la « charité chrétienne », qu’il affecte de vanter à tout instant, rappellent à la fois les disputes hurlantes de la synagogue (il n’est pas fils de rabbin pour rien) et les querelles venimeuses des prêcheurs de « fraternité universelle » qu’on rencontre dans les milieux néo-spiritualistes ; et il est vraiment bien qualifié pour parler de « beauté spirituelle » ! Nous avons, depuis une quarantaine d’années que cela dure, été en butte à bien des attaques de tout genre, mais, jusqu’ici, nous n’avions encore jamais constaté qu’une seule fois une telle explosion de haine véritablement « satanique » (c’est bien le cas de le dire), et cela de la part d’un sinistre individu qui, par une coïncidence au moins étrange, se plaisait à faire figurer dans sa signature le nombre 666 ! Nous regrettons d’avoir dû occuper trop longuement nos lecteurs d’une si méprisable affaire, mais il le fallait bien pour qu’ils sachent à quoi s’en tenir sur ce que valent certaines gens que nous ne saurions assurément consentir à traiter en « adversaires » comme ils en ont la prétention, car ce serait leur faire beaucoup trop d’honneur ; et nous terminerons en adressant à ce singulier Monsieur l’expression du profond dégoût que nous éprouvons en présence d’un pareil débordement d’ignominie, qui ne peut évidemment salir que son auteur.