Décembre 1949

— Dans le Symbolisme (no d’octobre 1948), Marius Lepage, dans un article intitulé La délivrance spirituelle par la Franc-Maçonnerie, s’attache à préciser les caractères généraux de l’époque actuelle et dénonce très justement la confusion qui en résulte dans tous les domaines, et notamment dans le domaine intellectuel, où les choses en sont à ce point que les mots semblent perdre complètement leur sens. Malheureusement, lui-même commet aussi ensuite une autre confusion, lorsqu’il dit que, en Occident, il paraît n’y avoir actuellement que deux organisations qui puissent se dire « initiatiques », l’Église catholique et la Maçonnerie ; c’est exact pour cette dernière, mais non pas pour l’Église, car une religion, ou plus généralement un exotérisme traditionnel, n’a absolument rien d’initiatique. Cette confusion n’est pas sans avoir d’assez fâcheuses conséquences, car, mettant en parallèle et en quelque sorte en concurrence les deux organisations dont il s’agit, alors qu’en réalité leurs domaines sont totalement différents, elle risque fort de fournir un argument à ceux qui veulent voir entre elles une opposition radicale. On en trouve d’ailleurs ici même un exemple très net dans la façon dont l’auteur écarte les dogmes de la chute et par suite de la rédemption, voulant même trouver là une des différences principales entre l’Église et la Maçonnerie. C’est ce qu’a très bien relevé, dans le no de janvier 1949, un lecteur qui signe des initiales J. G., et qui fait un excellent exposé sur l’interprétation de ces dogmes, en ayant bien soin de marquer la distinction entre les deux points de vue exotérique et initiatique. Nous citerons quelques lignes de sa conclusion : « Si l’exotérisme peut se battre avec un autre exotérisme sur la réalité des définitions dogmatiques qu’il prône, il semble par contre impossible que le disciple d’un ésotérisme puisse nier le dogme religieux. “S’il comprend bien l’art”, il interprètera, mais ne niera pas ; sinon, il descendrait sur le terrain même des limitations exotéristes. Il y aurait confusion fâcheuse à vouloir juger un exotérisme avec l’optique exotérique et au nom d’un ésotérisme… »

— Dans le no de novembre, puis dans ceux de janvier et février 1949, des articles signés « La Lettre G » envisagent une explication du Marxisme, en dehors de toute préoccupation politique, en le rapportant aux conditions de la période cyclique où nous nous trouvons actuellement, et dont il est bien, en effet, une des manifestations caractéristiques. Nous n’avons de réserves à faire que sur un point, qui, sans doute parce qu’il a été insuffisamment précisé, pourrait donner lieu à une équivoque : on doit assurément, au point de vue initiatique, s’efforcer de tout comprendre, ce qui n’est possible qu’en situant chaque chose à sa place exacte en s’appuyant sur les données traditionnelles, ainsi que l’auteur s’est proposé de le faire ici ; mais on ne saurait aucunement songer pour cela à « intégrer dans les notions traditionnelles » ce qui procède d’un esprit essentiellement antitraditionnel, c’est-à-dire non pas seulement le marxisme, mais toutes les conceptions spécifiquement modernes de quelque ordre qu’elles soient.

— Dans le no de novembre, un article de J. B. sur La Gnose et les Éons essaie de mettre un peu d’ordre dans ce qui a été conservé des théories des différentes écoles gnostiques, ce qui n’est certes pas une tâche facile. Il y a au début une assez curieuse contradiction ; il est dit tout d’abord que « la Gnose est la connaissance transcendantale », puis, quelques lignes plus loin, que « la Gnose est un syncrétisme », ce qui est évidemment inconciliable et ne peut s’expliquer que par le fait que le même mot a été pris dans deux sens tout à fait différents : dans le premier cas, il s’agit bien réellement de la « Gnose » entendue dans son sens propre et étymologique de connaissance pure, mais, dans le second, il ne s’agit en réalité que du Gnosticisme, et cela montre encore combien on devrait avoir soin de s’appliquer à éviter toute confusion verbale.

— Dans le même numéro, nous signalerons un intéressant article de Marius Lepage sur La Lettre G ; il cite d’abord ce que nous avons dit à ce sujet dans La Grande Triade(*), puis divers documents qui ont été publiés récemment, tant sur la Maçonnerie opérative que sur les premiers temps de la Maçonnerie spéculative, et dont il paraît bien résulter que, au grade de Compagnon, la lettre G était considérée comme l’initiale du mot « Géométrie », tandis que c’est seulement au grade de Maître qu’elle fut tout d’abord donnée comme signifiant God. Comme nous l’avons déjà dit souvent, nous ne croyons nullement, pour notre part, à l’origine récente qu’on attribue communément au grade de Maître ; mais, en réalité, il n’y a aucune incompatibilité entre ces deux significations, qui se superposent seulement l’une à l’autre comme il arrive souvent dans le symbolisme ; nous aurons d’ailleurs peut-être encore quelque occasion de revenir sur cette question(**).

— Dans le no de décembre, un article sur Le symbolisme du point, signé « Timotheus », rassemble quelques données tirées principalement de l’ésotérisme islamique et de la Kabbale, et en rapproche des textes d’auteurs occidentaux, notamment Saint-Martin et Novalis ; puis il y oppose le reflet inversé qu’on en trouve actuellement dans le surréalisme, qui est présenté, et sans doute non sans quelque raison, comme inspiré par la contre-initiation.

— Le no de février 1949 contient une importante Contribution à l’étude des landmarks, par G. Mercier ; il s’y agit surtout de chercher à résoudre la question si controversée du nombre des landmarks, et l’auteur pense avec raison que la chose n’est possible qu’en se référant à la Maçonnerie opérative ; en s’appuyant sur les procédés employés par celle-ci pour déterminer l’orientation et les limites ou les bornes (sens originel du mot landmarks) d’un édifice, il arrive, par des considérations qu’il est malheureusement impossible de résumer, à fixer ce nombre à 22, dont il fait ressortir la valeur symbolique et les multiples correspondances ; et il trouve, en outre, une confirmation de ce résultat dans la figuration de la « planche à tracer ».

— Du même auteur, dans le no de mars, un article sur Corde nouée et houppe dentelée, sujet qui touche de près à ceux de la « chaîne d’union » et des « encadrements » que nous avons traités nous-même ici (voir nos de septembre et octobre-novembre 1947) ; il y expose encore d’intéressantes considérations sur le symbolisme numérique ; à vrai dire, il n’y est guère question de la « houppe dentelée », et cela était d’ailleurs inévitable, car on ne sait pas au juste ce que pouvait désigner primitivement cette expression, qui nous paraît se rapporter à quelque chose de comparable au « dais céleste » de la tradition extrême-orientale, bien plutôt qu’à la tesselated border de la Maçonnerie anglaise.

— Dans ce même no, « La Lettre G » parle de l’Opportunisme de l’initié, qui « n’est pas la soumission à la mode de l’époque, ni la basse imitation des idées courantes », mais qui consiste au contraire à s’efforcer de jouer, conformément à la notion taoïste, le rôle de « recteur invisible » par rapport au monde des relativités et des contingences.

— Dans le no d’avril, le même auteur envisage La tolérance, vertu initiatique, qui n’a rien de commun avec cette sorte d’indifférence à la vérité et à l’erreur qu’on désigne communément par le même nom ; au point de vue initiatique, il s’agit d’admettre comme également valables toutes les expressions différentes de la Vérité une, c’est-à-dire en somme de reconnaître l’unité fondamentale de toutes les traditions ; mais, étant donné le sens tout profane qu’a le plus souvent ce mot de « tolérance », qui d’ailleurs évoque plutôt par lui-même l’idée de supporter avec une sorte de condescendance des opinions qu’on n’accepte pas, ne vaudrait-il pas mieux essayer d’en trouver un autre qui ne risquerait pas de prêter à confusion ?

— Ce no débute par un article nécrologique sur Albert Lantoine, l’historien bien connu de la Maçonnerie ; nous ne croyons pas, malheureusement, qu’il ait jamais compris vraiment le sens profond et la portée initiatique de celle-ci, et d’ailleurs il déclarait lui-même volontiers qu’il ne se reconnaissait aucune compétence en fait de symbolisme ; mais dans l’ordre d’études auquel se rapportent ses travaux, il a toujours fait preuve d’une indépendance et d’une impartialité dignes des plus grands éloges, et ce sont là des qualités trop rares pour qu’on ne leur rende pas l’hommage qui leur est dû.

— Dans le no d’avril également, J.-H. Probst-Biraben étudie les Couleurs et symboles hermétiques des anciens peintres italiens ; il y a là une série de remarques intéressantes, mais il ne s’en dégage pas de conclusion bien précise, si ce n’est que, même à l’époque de la Renaissance, certaines connaissances ésotériques s’exprimaient encore fréquemment dans des œuvres dont l’apparence extérieure était purement religieuse ; d’autre part, nous retrouvons à la fin l’idée d’une « tradition méditerranéenne » dont la réalité nous paraît plus que problématique.

— Dans le no de mai, Psychanalyse collective et symbolique maçonnique, par « Timotheus », se base sur les théories de Jung pour interpréter l’idée de tradition et l’origine du symbolisme ; comme nous avons déjà montré, dans notre récent article sur Tradition et « inconscient » (voir no de juillet-août 1949), les dangereuses erreurs qu’impliquent les conceptions de ce genre, il est inutile que nous y insistions de nouveau, et nous remarquerons seulement ceci : quand on rapporte le surréalisme à l’action de la contre-initiation, comment peut-on ne pas se rendre compte que la même chose est vraie à plus forte raison pour la psychanalyse ?

— Dans ce no et dans celui de juin, François Ménard étudie ce qu’il appelle La sagesse « taoïste » des Essais de Montaigne ; il est bien entendu que ce n’est là qu’une façon de parler, car Montaigne ne put certainement pas avoir connaissance du Taoïsme et ne reçut même sans doute jamais aucune initiation, de sorte que sa « sagesse » est en somme restée d’un ordre assez extérieur ; mais certaines « rencontres » n’en sont pas moins curieuses, et nous savons du reste que d’autres ont aussi remarqué une étrange similitude entre le mode de développement de la pensée de Montaigne et celui de la pensée chinoise, l’un et l’autre procédant en quelque sorte « en spirale » ; il est d’ailleurs remarquable que Montaigne ait retrouvé au moins théoriquement, par ses propres moyens, certaines idées traditionnelles que n’ont assurément pas pu lui fournir les moralistes qu’il avait étudiés et qui servirent de point de départ à ses réflexions.

— Dans le no de juin, J.-H. Probst-Biraben, dans L’hermétisme de Rabelais et les Compagnonnages, touche à la question fort énigmatique des relations de Rabelais avec les hermétistes et les organisations initiatiques de son temps ; il relève les nombreux passages de son œuvre qui paraissent contenir des allusions aux rites des fraternités opératives, et il pense qu’il dut être affilié à quelqu’une d’entre elles, sans doute en qualité de chapelain, ce qui n’a assurément rien d’invraisemblable.

— Dans le no de juillet, sous le titre Franc-Maçonnerie et Tradition initiatique, J. Corneloup expose des idées qu’il estime correspondre au développement actuel de certaines tendances, en ce qui concerne une restauration de l’esprit traditionnel dans la Maçonnerie ; l’intention est certainement excellente, mais il y a çà et là quelques méprises : ainsi, il ne faudrait pas oublier que la Maçonnerie est une forme initiatique proprement occidentale, et que, par conséquent, on ne peut pas y « greffer » un élément oriental ; même si l’on peut envisager légitimement une certaine aide de l’Orient pour revivifier les tendances spirituelles endormies, ce n’est pas en tout cas de cette façon qu’il faut la concevoir ; mais c’est là un sujet sur lequel il y aurait beaucoup à dire et que nous ne pouvons entreprendre de traiter présentement.

— François Ménard donne une intéressante Contribution à l’étude des outils, qui, s’inspirant de l’« esprit opératif », pourrait servir en quelque sorte de base à une restauration des rituels du grade de Compagnon, dans lesquels se sont introduites de multiples divergences quant au nombre des outils qui y interviennent et à l’ordre dans lequel ils sont énumérés ; il envisage quatre couples d’outils, équerre et compas, maillet et ciseau, perpendiculaire et niveau, règle et levier, chacun d’eux représentant deux principes cosmogoniques complémentaires, et en dernier lieu un outil isolé, la truelle, qui « correspond à la main même de l’ouvrier divin, constructeur du monde ».

— Marius Lepage parle De l’origine du mot « Franc-Maçon » : dans d’anciens documents anglais, on trouve l’expression freestone masons, « maçons de pierre franche », employée comme un équivalent de freemasons, de sorte que ce dernier mot paraît n’en avoir été qu’une abréviation ; l’interprétation plus généralement connue de « maçons libres » ne serait venue s’y ajouter que dans le courant du xviie siècle ; mais cependant n’est-il pas possible que ce double sens, assez naturel en somme et d’ailleurs justifié en fait, ait déjà existé beaucoup plus tôt, même si les documents écrits ne contiennent rien qui l’indique expressément ?

— Enfin, dans Sagesse et Initiation, « La Lettre G » critique fort justement ceux qui, au milieu de l’instabilité du monde moderne, ont la prétention de « construire une nouvelle sagesse » sur des bases aussi instables que tout le reste ; il ne peut y avoir de véritable sagesse que celle qui repose sur ce qui ne change pas, c’est-à-dire sur l’Esprit et l’intellect pur, et seule la voie initiatique permet d’y parvenir.