Octobre-novembre 1950

— Dans le no d’avril 1950 de la revue Témoignages, publiée par l’Abbaye bénédictine de la Pierre-qui-Vire, il a paru un long article intitulé Sagesse hindoue et sagesse chrétienne, par Dom Irénée Gros, qui présente bien des ressemblances avec celui que le R. P. Jean Daniélou avait consacré au même sujet dans les Études et dont nous avons rendu compte précédemment (voir no de juin 1949). Tout d’abord, il est fait mention de nos ouvrages tout au début, alors qu’il n’en est plus aucunement question par la suite ; il nous semble bien que cela ne peut avoir pour but que de créer, à notre détriment ou plutôt à celui des doctrines que nous exposons, une confusion avec les « néo vêdantistes » plus ou moins affectés par les idées modernes, ainsi qu’avec les divers « vulgarisateurs » qui sont fréquemment cités au cours de l’article. Quant au fond, c’est toujours la même chose : affirmation que le Christianisme possède le monopole du surnaturel et est seul à avoir un caractère « transcendant », et, par conséquent, que toutes les autres traditions sont « purement humaines », ce qui, en fait, revient à dire qu’elles ne sont nullement des traditions, mais qu’elles seraient plutôt assimilables à des « philosophies » et rien de plus. « La Sagesse divine, est-il dit expressément, n’a pas de commune mesure avec cette sagesse humaine que nous propose l’Orient ; le Christianisme est d’un autre ordre » ; autrement dit, le Christianisme seul est une expression de la Sagesse divine ; mais malheureusement ce ne sont là que des affirmations, et en réalité, pour ce qui est des doctrines authentiquement traditionnelles, que ce soit celle de l’Inde ou toute autre, aussi bien que le Christianisme lui-même, ce n’est en aucune façon de « sagesse humaine » qu’il s’agit, mais toujours de « Sagesse divine ». Nous avons fait aussi une curieuse remarque, qui confirme d’ailleurs une impression que nous avions déjà eue à plusieurs reprises dans des cas similaires : c’est qu’on appelle « Dieu transcendant » le Non-Suprême, tandis qu’on considère le Suprême comme « immanent », alors que c’est exactement le contraire qui est vrai ; nous ne réussissons pas à nous expliquer ce renversement, et nous devons reconnaître qu’il procède d’une mentalité qui nous échappe ; mais cela ne pourrait-il pas jeter quelque jour sur la façon dont on entend la « transcendance » du Christianisme ? Bien entendu, nous retrouvons encore là-dedans la « mystique naturelle », expression qui, du moins en ce qui concerne l’Inde et plus généralement l’Orient (car nous ne savons pas si elle correspond à quelque réalité en Occident), est appliquée à quelque chose qui précisément n’est ni mystique ni naturel. On tient d’autant plus à ne voir que de l’« humain » dans les doctrines hindoues que cela faciliterait grandement les entreprises « annexionnistes » dont nous avons déjà parlé en diverses occasions, et dont il est de nouveau question ici, car on pourrait alors « gagner la philosophie hindoue au service du Christianisme comme le moyen âge a su conquérir la philosophie grecque » ; seulement, ce à quoi l’on a affaire est d’un tout autre ordre que la philosophie grecque et n’est même aucunement une « philosophie », de sorte que la comparaison porte entièrement à faux. Si l’on pouvait obtenir le résultat visé, on daignerait consentir à accorder aux doctrines hindoues, ou plutôt à une certaine partie d’entre elles (car on saurait choisir adroitement ce qu’on estimerait pouvoir « servir »), une « place subordonnée », en y mettant comme condition que l’Inde « renonce à sa métaphysique », c’est-à-dire qu’elle cesse d’être hindoue ; le prosélytisme occidental ne doute vraiment de rien, et nous le savions d’ailleurs depuis longtemps déjà ; mais comme il s’agit en fait de deux traditions, qui comme telles sont d’essence également surnaturelle et « non-humaine », et qui ne peuvent, par conséquent, qu’entrer en rapport sur un pied de stricte égalité ou s’ignorer mutuellement, il va de soi que c’est là une impossibilité pure et simple. Nous ajouterons seulement que tout cela s’accompagne d’une argumentation purement verbale, qui ne peut paraître convaincante qu’à ceux qui sont déjà persuadés d’avance, et qui vaut tout juste autant que celle que les philosophes modernes emploient, avec d’autres intentions, quand ils prétendent imposer des limites à la connaissance et veulent nier tout ce qui est d’ordre supra-rationnel ; les choses de ce genre, de quelque côté qu’elles viennent, nous font toujours penser irrésistiblement à ce que pourraient être les raisonnements tenus par un aveugle qui aurait entrepris de prouver que la lumière n’existe pas !

— Dans les Cahiers du Symbolisme Chrétien (no de juillet 1950), M. Gaston Georgel étudie les théories du Dr Paul Carton et marque très justement la distinction qu’il convient de faire entre la partie proprement médicale de son œuvre et celle où il a cru devoir se lancer dans des considérations à prétentions ésotériques, mais où, faute de se baser sur des données traditionnelles authentiques, il a commis des erreurs et des confusions multiples, du même genre que celles qui sont le fait habituel des occultistes. M. Georgel a joint à cet article, à propos des tempéraments et de leurs correspondances, une note sur la théorie hindoue des cinq éléments, inspirée en grande partie de notre travail sur ce sujet qui a paru autrefois ici même(*). Dans un autre intitulé Méditations d’un jour de Pâques, le même auteur insiste sur certains aspects mystérieux des apparitions du Christ après la Résurrection, et il en tire quelques conséquences en ce qui concerne les caractères du « corps glorieux ». M. Marcel Lallemand donne une étude intéressante sur Le Nombre d’or, dont il résume les principales propriétés mathématiques, ainsi que le rôle qu’il joue plus spécialement dans la structure des plantes ; dans une autre étude, il expose Le symbolisme du papillon et de ses transformations, en se référant principalement à la Psyché de l’abbé Pron et aux travaux de L. Charbonneau-Lassay.

— Nous avons reçu le premier no d’une revue intitulée L’Atelier de la Rose, publiée à Lyon par un groupe d’« artistes-artisans », ainsi qu’ils se désignent eux-mêmes, et placée par eux sous les auspices du peintre Albert Gleizes. Comme on peut s’en rendre compte par là, il s’agit d’un effort de restauration de l’art traditionnel, et ses collaborateurs insistent avant tout, avec beaucoup de raison, sur le « métier » qui doit en constituer la base indispensable, ce qui est parfaitement conforme à ce qu’A. K. Coomaraswamy appelait la « vue normale de l’art ». Dans le domaine de la peinture, qui est celui qui tient ici la place principale, la plus grande importance est donnée à la peinture murale, qui doit s’harmoniser avec l’architecture et faire en quelque sorte corps avec elle ; nous signalerons particulièrement, à cet égard, des Notes sur la fresque de M. R.-M. Burlet. Un autre point essentiel est le rôle du rythme dans l’art traditionnel ; un des articles qui s’y rapportent établit une curieuse comparaison entre la peinture et le chant grégorien. Enfin, au point de vue du symbolisme, nous noterons un très intéressant article de M. Robert Pouyaud, intitulé Astrologie et Harmonie colorée ; il s’agit du symbolisme des couleurs, envisagées plus spécialement dans leurs correspondances planétaires et zodiacales. Dans un autre article, sur L’Église romane et la Cathédrale ogivale, le même auteur reprend certaines idées qu’il avait déjà exposées ailleurs : il voit dans la première un type d’architecture traditionnelle par excellence, tandis que, dans la seconde, il découvre des éléments qui « annoncent une rupture d’unité » et qui font déjà prévoir l’approche des temps modernes, « avec leur cortège de conséquences désastreuses pour l’être humain ».

— Les Cahiers d’Études Cathares (no de printemps 1950) publient le début d’une longue étude sur La capitulation de Montségur, par M. Fernand Niel ; c’est un travail purement historique, d’ailleurs fort soigneusement fait, et qui se propose surtout de fixer d’une façon précise certaines dates sur lesquelles les témoignages contemporains présentent de singulières contradictions, dues vraisemblablement en grande partie à la négligence des copistes. M. Delmas-Boussagol étudie des monuments funéraires bogomiles dont des reproductions figurèrent à une récente exposition d’art médiéval yougoslave ; il y a là de curieux renseignements, mais l’essai d’explication de certains symboles ne nous paraît pas très satisfaisant, et, de plus, l’auteur a certainement grand tort de prendre au sérieux la prétention des « Deunowistes » bulgares à se donner pour les continuateurs des Bogomiles, ce qui ne serait d’ailleurs pas très flatteur pour ceux-ci. Vient ensuite la première partie d’une étude de M. Déodat Roché sur Pistis Sophia ou l’enseignement du Ressuscité, portant pour sous-titre Esquisse de l’évolution de la gnose (lisons « gnosticisme ») ; on y trouve notamment un exposé des « systèmes » de Simon le Mage et de Valentin, puis des recherches sur les origines « préchrétiennes » possibles de ces conceptions, tant du côté de l’ésotérisme judaïque que de celui des mystères égyptiens et chaldéens ; c’est là un sujet particulièrement obscur, et nous ne savons si les nouveaux documents dont on annonce la récente découverte seront de nature à y apporter enfin un peu de clarté.