CHAPITRE VI
Les trois mondes

La distinction des trois mondes, qui constitue le plan général de la Divine Comédie, est commune à toutes les doctrines traditionnelles ; mais elle prend des formes diverses, et, dans l’Inde même, il y en a deux qui ne coïncident pas, mais qui ne sont pas en contradiction non plus, et qui correspondent seulement à des points de vue différents. Suivant l’une de ces divisions, les trois mondes sont les Enfers, la Terre et les Cieux ; suivant l’autre, où les Enfers ne sont plus envisagés, ce sont la Terre, l’Atmosphère (ou région intermédiaire) et le Ciel. Dans la première, il faut admettre que la région intermédiaire est considérée comme un simple prolongement du monde terrestre ; et c’est bien ainsi qu’apparaît chez Dante le Purgatoire, qui peut être identifié à cette même région. D’autre part, en tenant compte de cette assimilation, la seconde division est rigoureusement équivalente à la distinction faite par la doctrine catholique entre l’Église militante, l’Église souffrante et l’Église triomphante ; là non plus, il ne peut être question de l’Enfer. Enfin, pour les Cieux et les Enfers, des subdivisions en nombre variable sont souvent envisagées ; mais, dans tous les cas, il s’agit toujours d’une répartition hiérarchique des degrés de l’existence, qui sont réellement en multiplicité indéfinie, et qui peuvent être classés différemment suivant les correspondances analogiques que l’on prendra comme base d’une représentation symbolique.

Les Cieux sont les états supérieurs de l’être ; les Enfers, comme leur nom même l’indique d’ailleurs, sont les états inférieurs ; et, quand nous disons supérieurs et inférieurs, cela doit s’entendre par rapport à l’état humain ou terrestre, qui est pris naturellement comme terme de comparaison, parce qu’il est celui qui doit forcément nous servir de point de départ. L’initiation véritable étant une prise de possession consciente des états supérieurs, il est facile de comprendre qu’elle soit décrite symboliquement comme une ascension ou un « voyage céleste » ; mais on pourrait se demander pourquoi cette ascension doit être précédée d’une descente aux Enfers. Il y a à cela plusieurs raisons, que nous ne pourrions exposer complètement sans entrer dans de trop longs développements, qui nous entraîneraient bien loin du sujet spécial de notre présente étude ; nous dirons seulement ceci : d’une part, cette descente est comme une récapitulation des états qui précèdent logiquement l’état humain, qui en ont déterminé les conditions particulières, et qui doivent aussi participer à la « transformation » qui va s’accomplir ; d’autre part, elle permet la manifestation, suivant certaines modalités, des possibilités d’ordre inférieur que l’être porte encore en lui à l’état non développé, et qui doivent être épuisées par lui avant qu’il lui soit possible de parvenir à la réalisation de ses états supérieurs. Il faut bien remarquer, d’ailleurs, qu’il ne peut être question pour l’être de retourner effectivement à des états par lesquels il est déjà passé ; il ne peut explorer ces états qu’indirectement, en prenant conscience des traces qu’ils ont laissées dans les régions les plus obscures de l’état humain lui-même ; et c’est pourquoi les Enfers sont représentés symboliquement comme situés à l’intérieur de la Terre. Par contre, les Cieux sont bien réellement les états supérieurs, et non pas seulement leur reflet dans l’état humain, dont les prolongements les plus élevés ne constituent que la région intermédiaire ou le Purgatoire, la montagne au sommet de laquelle Dante place le Paradis terrestre. Le but réel de l’initiation, ce n’est pas seulement la restauration de l’« état édénique », qui n’est qu’une étape sur la route qui doit mener bien plus haut, puisque c’est au delà de cette étape que commence vraiment le « voyage céleste » ; ce but, c’est la conquête active des états « supra-humains » car, comme Dante le répète après l’Évangile, « Regnum cœlorum violenzia pate… »(1), et là est une des différences essentielles qui existent entre les initiés et les mystiques. Pour exprimer les choses autrement, nous dirons que l’état humain doit d’abord être amené à la plénitude de son expansion, par la réalisation intégrale de ses possibilités propres (et cette plénitude est ce qu’il faut entendre ici par l’« état édénique ») ; mais, loin d’être le terme, ce ne sera encore là que la base sur laquelle l’être s’appuiera pour « salire alle stelle »(2), c’est-à-dire pour s’élever aux états supérieurs, que figurent les sphères planétaires et stellaires dans le langage de l’astrologie, et les hiérarchies angéliques dans celui de la théologie. Il y a donc deux périodes à distinguer dans l’ascension, mais la première, à vrai dire, n’est une ascension que par rapport à l’humanité ordinaire : la hauteur d’une montagne, quelle qu’elle soit, est toujours nulle en comparaison de la distance qui sépare la Terre des Cieux ; en réalité, c’est donc plutôt une extension, puisque c’est le complet épanouissement de l’état humain. Le déploiement des possibilités de l’être total s’effectue ainsi d’abord dans le sens de l’« ampleur », et ensuite dans celui de l’« exaltation », pour nous servir de termes empruntés à l’ésotérisme islamique ; et nous ajouterons encore que la distinction de ces deux périodes correspond à la division antique des « petits mystères » et des « grands mystères ».

Les trois phases auxquelles se rapportent respectivement les trois parties de la Divine Comédie peuvent encore s’expliquer par la théorie hindoue des trois gunas, qui sont les qualités ou plutôt les tendances fondamentales dont procède tout être manifesté ; selon que l’une ou l’autre de ces tendances prédomine en eux, les êtres se répartissent hiérarchiquement dans l’ensemble des trois mondes, c’est-à-dire de tous les degrés de l’existence universelle. Les trois gunas sont : sattwa, la conformité à l’essence pure de l’Être, qui est identique à la lumière de la Connaissance, symbolisée par la luminosité des sphères célestes qui représentent les états supérieurs ; rajas, l’impulsion qui provoque l’expansion de l’être dans un état déterminé, tel que l’état humain, ou, si l’on veut, le déploiement de cet être à un certain niveau de l’existence ; enfin, tamas, l’obscurité, assimilée à l’ignorance, racine ténébreuse de l’être considéré dans ses états inférieurs. Ainsi, sattwa, qui est une tendance ascendante, se réfère aux états supérieurs et lumineux, c’est-à-dire aux Cieux, et tamas, qui est une tendance descendante, aux états inférieurs et ténébreux, c’est-à-dire aux Enfers ; rajas, que l’on pourrait représenter par une extension dans le sens horizontal, se réfère au monde intermédiaire, qui est ici le « monde de l’homme », puisque c’est notre degré d’existence que nous prenons comme terme de comparaison, et qui doit être regardé comme comprenant la Terre avec le Purgatoire, c’est-à-dire l’ensemble du monde corporel et du monde psychique. On voit que ceci correspond exactement à la première des deux façons d’envisager la division des trois mondes que nous avons mentionnées précédemment ; et le passage de l’un à l’autre de ces trois mondes peut être décrit comme résultant d’un changement dans la direction générale de l’être, ou d’un changement du guna qui, prédominant en lui, détermine cette direction. Il existe précisément un texte vêdique où les trois gunas sont ainsi présentés comme se convertissant l’un dans l’autre en procédant selon un ordre ascendant : « Tout était tamas : Il (le Suprême Brahma) commanda un changement, et tamas prit la teinte (c’est-à-dire la nature) de rajas (intermédiaire entre l’obscurité et la luminosité) ; et rajas, ayant reçu de nouveau un commandement, revêtit la nature de sattwa ». Ce texte donne comme un schéma de l’organisation des trois mondes, à partir du chaos primordial des possibilités, et conformément à l’ordre de génération et d’enchaînement des cycles de l’existence universelle. D’ailleurs, chaque être, pour réaliser toutes ses possibilités, doit passer, en ce qui le concerne particulièrement, par les états qui correspondent respectivement à ces différents cycles, et c’est pourquoi l’initiation, qui a pour but l’accomplissement total de l’être, s’effectue nécessairement par les mêmes phases : le processus initiatique reproduit rigoureusement le processus cosmogonique, selon l’analogie constitutive du Macrocosme et du Microcosme(3).