CHAPITRE X
Les confins de l’indéfini

Bien que nous ayons parlé d’une hiérarchie des facultés individuelles, il importe de ne jamais perdre de vue qu’elles sont toutes comprises dans l’extension d’un seul et même état de l’être total, c’est-à-dire dans un plan horizontal de la représentation géométrique de l’être, telle que nous l’avons exposée dans notre précédente étude, tandis que la hiérarchie des différents états est marquée par leur superposition suivant la direction de l’axe vertical de la même représentation. La première de ces deux hiérarchies n’occupe donc, à proprement parler, aucune place dans la seconde, puisque son ensemble s’y réduit à un seul point (le point de rencontre de l’axe vertical avec le plan correspondant à l’état considéré) ; en d’autres termes, la différence des modalités individuelles, ne se référant qu’au sens de l’« ampleur », est rigoureusement nulle suivant celui de l’« exaltation »(1).

Il ne faut pas oublier, d’autre part, que l’« ampleur », dans l’épanouissement intégral de l’être, est indéfinie aussi bien que l’« exaltation » ; et c’est là ce qui nous permet de parler de l’indéfinité des possibilités de chaque état, mais, bien entendu, sans que cette indéfinité doive aucunement être interprétée comme supposant une absence de limites. Nous nous sommes déjà suffisamment expliqué là-dessus en établissant la distinction de l’Infini et de l’indéfini, mais nous pouvons faire intervenir ici une figuration géométrique dont nous n’avons pas encore parlé : dans un plan horizontal quelconque, les confins de l’indéfini sont marqués par le cercle-limite auquel certains mathématiciens ont donné la dénomination, d’ailleurs absurde, de « droite de l’infini »(2), et ce cercle n’est fermé en aucun de ses points, étant un grand cercle (section par un plan diamétral) du sphéroïde indéfini dont le déploiement comprend l’intégralité de l’étendue, représentant la totalité de l’être(3). Si maintenant nous considérons, dans leur plan, les modifications individuelles parties d’un cycle quelconque extérieur au centre (c’est-à-dire sans identification avec celui-ci suivant le rayon centripète) et se propageant indéfiniment en mode vibratoire, leur arrivée au cercle-limite (suivant le rayon centrifuge) correspond à leur maximum de dispersion, mais, en même temps, est nécessairement le point d’arrêt de leur mouvement centrifuge. Ce mouvement, indéfini en tous sens, représente la multiplicité des points de vue partiels, en dehors de l’unité du point de vue central, dont cependant ils procèdent tous comme les rayons émanés du centre commun, et qui constitue ainsi leur unité essentielle et fondamentale, mais non actuellement réalisée par rapport à leur voie d’extériorisation graduelle, contingente et multiforme, dans l’indéfinité de la manifestation.

Nous parlons ici d’extériorisation en nous plaçant au point de vue de la manifestation elle-même ; mais on ne doit pas oublier que toute extériorisation est, comme telle, essentiellement illusoire, puisque, comme nous l’avons dit plus haut, la multiplicité, qui est contenue dans l’unité sans que celle-ci en soit affectée, ne peut jamais en sortir réellement, ce qui impliquerait une « altération » (au sens étymologique) en contradiction avec l’immutabilité principielle(4). Les points de vue partiels, en multitude indéfinie, que sont toutes les modalités d’un être dans chacun de ses états, ne sont donc en somme que des aspects fragmentaires du point de vue central (fragmentation d’ailleurs tout illusoire aussi, celui-ci étant essentiellement indivisible en réalité par là même que l’unité est sans parties), et leur « réintégration » dans l’unité de ce point de vue central et principiel n’est proprement qu’une « intégration » au sens mathématique de ce terme : elle ne saurait exprimer que les éléments aient pu, à un moment quelconque, être vraiment détachés de leur somme, ou être considérés ainsi autrement que par une simple abstraction. Il est vrai que cette abstraction n’est pas toujours effectuée consciemment, parce qu’elle est une conséquence nécessaire de la restriction des facultés individuelles sous telle ou telle de leurs modalités spéciales, modalité seule actuellement réalisée par l’être qui se place à l’un ou à l’autre de ces points de vue partiels dont il est ici question.

Ces quelques remarques peuvent aider à faire comprendre comment il faut envisager les confins de l’indéfini, et comment leur réalisation est un facteur important de l’unification effective de l’être(5). Il convient d’ailleurs de reconnaître que leur conception, même simplement théorique, ne va pas sans quelque difficulté, et il doit normalement en être ainsi, puisque l’indéfini est précisément ce dont les limites sont reculées jusqu’à ce que nous les perdions de vue, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elles échappent aux prises de nos facultés, du moins dans l’exercice ordinaire de celles-ci ; mais, ces facultés étant elles-mêmes susceptibles d’une extension indéfinie, ce n’est pas en vertu de leur nature même que l’indéfini les dépasse, mais seulement en vertu d’une limitation de fait due au degré de développement présent de la plupart des êtres humains, de sorte qu’il n’y a à cette conception aucune impossibilité, et que d’ailleurs elle ne nous fait pas sortir de l’ordre des possibilités individuelles. Quoi qu’il en soit, pour apporter à cet égard de plus grandes précisions, il faudrait considérer plus particulièrement, à titre d’exemple, les conditions spéciales d’un certain état d’existence, ou, pour parler plus rigoureusement, d’une certaine modalité définie, telle que celle qui constitue l’existence corporelle, ce que nous ne pouvons faire dans les limites du présent exposé ; sur cette question encore, nous renverrons donc, comme nous avons déjà dû le faire à diverses reprises, à l’étude que nous nous proposons de consacrer entièrement à ce sujet des conditions de l’existence corporelle.