CHAPITRE XVI
Connaissance et conscience

Une conséquence très importante de ce qui a été dit jusqu’ici, c’est que la connaissance, entendue absolument et dans toute son universalité, n’a aucunement pour synonyme ou pour équivalent la conscience, dont le domaine est seulement coextensif à celui de certains états d’être déterminés, de sorte que ce n’est que dans ces états, à l’exclusion de tous les autres, que la connaissance se réalise par le moyen de ce qu’on peut appeler proprement une « prise de conscience ». La conscience, telle que nous l’avons entendue précédemment, même dans sa plus grande généralité et sans la restreindre à sa forme spécifiquement humaine, n’est qu’un mode contingent et spécial de connaissance sous certaines conditions, une propriété inhérente à l’être envisagé dans certains états de manifestation ; à plus forte raison ne saurait-il en être question à aucun degré pour les états inconditionnés, c’est-à-dire pour tout ce qui dépasse l’Être, puisqu’elle n’est même pas applicable à tout l’Être. Au contraire, la connaissance, considérée en soi et indépendamment des conditions afférentes à quelque état particulier, ne peut admettre aucune restriction, et, pour être adéquate à la vérité totale, elle doit être coextensive, non pas seulement à l’Être, mais à la Possibilité universelle elle-même, donc être infinie comme celle-ci l’est nécessairement. Ceci revient à dire que connaissance et vérité, ainsi envisagées métaphysiquement, ne sont pas autre chose au fond que ce que nous avons appelé, d’une expression d’ailleurs fort imparfaite, des « aspects de l’Infini » ; et c’est ce qu’affirme avec une particulière netteté cette formule qui est une des énonciations fondamentales du Vêdânta : « Brahma est la Vérité, la Connaissance, l’Infini » (Satyam Jnânam Anantam Brahma)(1).

Lorsque nous avons dit que le « connaître » et l’« être » sont les deux faces d’une même réalité, il ne faut donc prendre le terme « être » que dans son sens analogique et symbolique, puisque la connaissance va plus loin que l’Être ; il en est ici comme dans les cas où nous parlons de la réalisation de l’être total, cette réalisation impliquant essentiellement la connaissance totale et absolue, et n’étant nullement distincte de cette connaissance même, en tant qu’il s’agit, bien entendu, de la connaissance effective, et non pas d’une simple connaissance théorique et représentative. Et c’est ici le lieu de préciser un peu, d’autre part, la façon dont il faut entendre l’identité métaphysique du possible et du réel : puisque tout possible est réalisé par la connaissance, cette identité, prise universellement, constitue proprement la vérité en soi, car celle-ci peut être conçue précisément comme l’adéquation parfaite de la connaissance à la Possibilité totale(2). On voit sans peine toutes les conséquences que l’on peut tirer de cette dernière remarque, dont la portée est immensément plus grande que celle d’une définition simplement logique de la vérité, car il y a là toute la différence de l’intellect universel et inconditionné(3) à l’entendement humain avec ses conditions individuelles, et aussi, d’un autre côté, toute la différence qui sépare le point de vue de la réalisation de celui d’une « théorie de la connaissance ». Le mot « réel » lui-même, habituellement fort vague, voire même équivoque, et qui l’est forcément pour les philosophes qui maintiennent la prétendue distinction du possible et du réel, prend par là une tout autre valeur métaphysique, en se trouvant rapporté à ce point de vue de la réalisation(4), ou, pour parler d’une façon plus précise, en devenant une expression de la permanence absolue, dans l’Universel, de tout ce dont un être atteint la possession effective par la totale réalisation de soi-même(5).

L’intellect, en tant que principe universel, pourrait être conçu comme le contenant de la connaissance totale, mais à la condition de ne voir là qu’une simple façon de parler, car, ici où nous sommes essentiellement dans la « non-dualité », le contenant et le contenu sont absolument identiques, l’un et l’autre devant être également infinis, et une « pluralité d’infinis » étant, comme nous l’avons déjà dit, une impossibilité. La Possibilité universelle, qui comprend tout, ne peut être comprise par rien, si ce n’est par elle-même, et elle se comprend elle-même « sans toutefois que cette compréhension existe d’une façon quelconque »(6) ; aussi ne peut-on parler corrélativement de l’intellect et de la connaissance, au sens universel, que comme nous avons parlé plus haut de l’Infini et de la Possibilité, c’est-à-dire en y voyant une seule et même chose, que nous envisageons simultanément sous un aspect actif et sous un aspect passif, mais sans qu’il y ait là aucune distinction réelle. Nous ne devons pas distinguer, dans l’Universel, intellect et connaissance, ni, par suite, intelligible et connaissable : la connaissance véritable étant immédiate, l’intellect ne fait rigoureusement qu’un avec son objet ; ce n’est que dans les modes conditionnés de la connaissance, modes toujours indirects et inadéquats, qu’il y a lieu d’établir une distinction, cette connaissance relative s’opérant, non pas par l’intellect lui-même, mais par une réfraction de l’intellect dans les états d’être considérés, et, comme nous l’avons vu, c’est une telle réfraction qui constitue la conscience individuelle ; mais, directement ou indirectement, il y a toujours participation à l’intellect universel dans la mesure où il y a connaissance effective, soit sous un mode quelconque, soit en dehors de tout mode spécial.

La connaissance totale étant adéquate à la Possibilité universelle, il n’y a rien qui soit inconnaissable(7), ou, en d’autres termes, « il n’y a pas de choses inintelligibles, il y a seulement des choses actuellement incompréhensibles »(8), c’est-à-dire inconcevables, non point en elles-mêmes et absolument, mais seulement pour nous en tant qu’êtres conditionnés, c’est-à-dire limités, dans notre manifestation actuelle, aux possibilités d’un état déterminé. Nous posons ainsi ce qu’on peut appeler un principe d’« universelle intelligibilité », non pas comme on l’entend d’ordinaire, mais en un sens purement métaphysique, donc au delà du domaine logique, où ce principe, comme tous ceux qui sont d’ordre proprement universel (et qui seuls méritent vraiment d’être appelés principes), ne trouvera qu’une application particulière et contingente. Bien entendu, ceci ne postule pour nous aucun « rationalisme », tout au contraire, puisque la raison, essentiellement différente de l’intellect (sans la garantie duquel elle ne saurait d’ailleurs être valable), n’est rien de plus qu’une faculté spécifiquement humaine et individuelle ; il y a donc nécessairement, nous ne disons pas de l’« irrationnel »(9), mais du « supra-rationnel », et c’est là, en effet, un caractère fondamental de tout ce qui est véritablement d’ordre métaphysique : ce « supra-rationnel » ne cesse pas pour cela d’être intelligible en soi, même s’il n’est pas actuellement compréhensible pour les facultés limitées et relatives de l’individualité humaine(10).

Ceci entraîne encore une autre observation dont il y a lieu de tenir compte pour ne commettre aucune méprise : comme le mot « raison », le mot « conscience » peut être parfois universalisé, par une transposition purement analogique, et nous l’avons fait nous-même ailleurs pour rendre la signification du terme sanscrit Chit(11) ; mais une telle transposition n’est possible que lorsqu’on se limite à l’Être, comme c’était le cas alors pour la considération du ternaire Sachchidânanda. Cependant, on doit bien comprendre que, même avec cette restriction, la conscience ainsi transposée n’est plus aucunement entendue dans son sens propre, tel que nous l’avons précédemment défini, et tel que nous le lui conservons d’une façon générale : dans ce sens, elle n’est, nous le répétons, que le mode spécial d’une connaissance contingente et relative, comme est relatif et contingent l’état d’être conditionné auquel elle appartient essentiellement ; et, si l’on peut dire qu’elle est une « raison d’être » pour un tel état, ce n’est qu’en tant qu’elle est une participation, par réfraction, à la nature de cet intellect universel et transcendant qui est lui-même, finalement et éminemment, la suprême « raison d’être » de toutes choses, la véritable « raison suffisante » métaphysique qui se détermine elle-même dans tous les ordres de possibilités, sans qu’aucune de ces déterminations puisse l’affecter en quoi que ce soit. Cette conception de la « raison suffisante », fort différente des conceptions philosophiques ou théologiques où s’enferme la pensée occidentale, résout d’ailleurs immédiatement bien des questions devant lesquelles celle-ci doit s’avouer impuissante, et cela en opérant la conciliation du point de vue de la nécessité et de celui de la contingence ; nous sommes ici, en effet, bien au delà de l’opposition de la nécessité et de la contingence entendues dans leur acception ordinaire(12) ; mais quelques éclaircissements complémentaires ne seront peut-être pas inutiles pour faire comprendre pourquoi la question n’a pas à se poser en métaphysique pure.