CHAPITRE XVII
Nécessité et contingence
Toute possibilité de manifestation, avons-nous dit plus haut, doit se manifester par là même qu’elle est ce qu’elle est, c’est-à-dire une possibilité de manifestation, de telle sorte que la manifestation est nécessairement impliquée en principe par la nature même de certaines possibilités. Ainsi, la manifestation, qui est purement contingente en tant que telle, n’en est pas moins nécessaire dans son principe, de même que, transitoire en elle-même, elle possède cependant une racine absolument permanente dans la Possibilité universelle ; et c’est là, d’ailleurs, ce qui fait toute sa réalité. S’il en était autrement, la manifestation ne saurait avoir qu’une existence tout illusoire, et même on pourrait la regarder comme rigoureusement inexistante, puisque, étant sans principe, elle ne garderait qu’un caractère essentiellement « privatif », comme peut l’être celui d’une négation ou d’une limitation considérée en elle-même ; et la manifestation, envisagée de cette façon, ne serait en effet rien de plus que l’ensemble de toutes les conditions limitatives possibles. Seulement, dès lors que ces conditions sont possibles, elles sont métaphysiquement réelles, et cette réalité, qui n’était que négative lorsqu’on les concevait comme simples limitations, devient positive, en quelque sorte, lorsqu’on les envisage en tant que possibilités. C’est donc parce que la manifestation est impliquée dans l’ordre des possibilités qu’elle a sa réalité propre, sans que cette réalité puisse en aucune façon être indépendante de cet ordre universel, car c’est là, et là seulement, qu’elle a sa véritable « raison suffisante » : dire que la manifestation est nécessaire dans son principe, ce n’est pas autre chose, au fond, que de dire qu’elle est comprise dans la Possibilité universelle.
Il n’y a aucune difficulté à concevoir que la manifestation soit ainsi à la fois nécessaire et contingente sous des points de vue différents, pourvu que l’on fasse bien attention à ce point fondamental, que le principe ne peut être affecté par quelque détermination que ce soit, puisqu’il en est essentiellement indépendant, comme la cause l’est de ses effets, de sorte que la manifestation, nécessitée par son principe, ne saurait inversement le nécessiter en aucune façon. C’est donc l’« irréversibilité » ou l’« irréciprocité » de la relation que nous envisageons ici qui résout toute la difficulté ordinairement supposée en cette question(1), difficulté qui n’existe en somme que parce qu’on perd de vue cette « irréciprocité » ; et, si on la perd de vue (à supposer qu’on l’ait jamais entrevue à quelque degré), c’est que, par le fait qu’on se trouve actuellement placé dans la manifestation, on est naturellement amené à attribuer à celle-ci une importance que, du point de vue universel, elle ne saurait aucunement avoir. Pour mieux faire comprendre notre pensée à cet égard, nous pouvons prendre ici encore un symbole spatial, et dire que la manifestation, dans son intégralité, est véritablement nulle au regard de l’Infini, de même (sauf les réserves qu’exige toujours l’imperfection de telles comparaisons) qu’un point situé dans l’espace est égal à zéro par rapport à cet espace(2) ; cela ne veut pas dire que ce point ne soit rien absolument (d’autant plus qu’il existe nécessairement par là même que l’espace existe), mais il n’est rien sous le rapport de l’étendue, il est rigoureusement un zéro d’étendue ; et la manifestation n’est rien de plus, par rapport au Tout universel, que ce qu’est ce point par rapport à l’espace envisagé dans toute l’indéfinité de son extension, et encore avec cette différence que l’espace est quelque chose de limité par sa propre nature, tandis que le Tout universel est l’Infini.
Nous devons indiquer ici une autre difficulté, mais qui réside beaucoup plus dans l’expression que dans la conception même : tout ce qui existe en mode transitoire dans la manifestation doit être transposé en mode permanent dans le non-manifesté ; la manifestation elle-même acquiert ainsi la permanence qui fait toute sa réalité principielle, mais ce n’est plus la manifestation en tant que telle, c’est l’ensemble des possibilités de manifestation en tant qu’elles ne se manifestent pas, tout en impliquant pourtant la manifestation dans leur nature même, sans quoi elles seraient autres que ce qu’elles sont. La difficulté de cette transposition ou de ce passage du manifesté au non-manifesté, et l’obscurité apparente qui en résulte, sont celles que l’on rencontre également lorsqu’on veut exprimer, dans la mesure où ils sont exprimables, les rapports du temps, ou plus généralement de la durée sous tous ses modes (c’est-à-dire de toute condition d’existence successive), et de l’éternité ; et c’est au fond la même question, envisagée sous deux aspects assez peu différents, et dont le second est simplement plus particulier que le premier, puisqu’il ne se réfère qu’à une condition déterminée parmi toutes celles que comporte le manifesté. Tout cela, nous le répétons, est parfaitement concevable, mais il faut savoir y faire la part de l’inexprimable, comme d’ailleurs en tout ce qui appartient au domaine métaphysique ; pour ce qui est des moyens de réalisation d’une conception effective, et non pas seulement théorique, s’étendant à l’inexprimable même, nous ne pouvons évidemment en parler dans cette étude, les considérations de cet ordre ne rentrant pas dans le cadre que nous nous sommes présentement assigné.
Revenant à la contingence, nous pouvons, d’une façon générale, en donner la définition suivante : est contingent tout ce qui n’a pas en soi-même sa raison suffisante ; et ainsi l’on voit bien que toute chose contingente n’en est pas moins nécessaire, en ce sens qu’elle est nécessitée par sa raison suffisante, car, pour exister, elle doit en avoir une, mais qui n’est pas en elle, du moins en tant qu’on l’envisage sous la condition spéciale où elle a précisément ce caractère de contingence, qu’elle n’aurait plus si on l’envisageait dans son principe, puisqu’elle s’identifierait alors à sa raison suffisante elle-même. Tel est le cas de la manifestation, contingente comme telle, parce que son principe ou sa raison suffisante se trouve dans le non-manifesté, en tant que celui-ci comprend ce que nous pouvons appeler le « manifestable », c’est-à-dire les possibilités de manifestation comme possibilités pures (et non pas, cela va sans dire, en tant qu’il comprend le « non-manifestable » ou les possibilités de non-manifestation). Principe et raison suffisante sont donc au fond la même chose, mais il est particulièrement important de considérer le principe sous cet aspect de raison suffisante lorsqu’on veut comprendre dans son sens métaphysique la notion de la contingence ; et il faut encore préciser, pour éviter toute confusion, que la raison suffisante est exclusivement la raison d’être dernière d’une chose (dernière si l’on part de la considération de cette chose pour remonter vers le principe, mais, en réalité, première dans l’ordre d’enchaînement, tant logique qu’ontologique, allant du principe aux conséquences), et non pas simplement sa raison d’être immédiate, car tout ce qui est sous un mode quelconque, même contingent, doit avoir en soi-même sa raison d’être immédiate, entendue au sens où nous disions précédemment que la conscience constitue une raison d’être pour certains états de l’existence manifestée.
Une conséquence fort importante de ceci, c’est qu’on peut dire que tout être porte en lui-même sa destinée, soit d’une façon relative (destinée individuelle), s’il s’agit seulement de l’être envisagé à l’intérieur d’un certain état conditionné, soit d’une façon absolue, s’il s’agit de l’être dans sa totalité, car « le mot “destinée” désigne la véritable raison d’être des choses »(3). Seulement, l’être conditionné ou relatif ne peut porter en lui qu’une destinée également relative, exclusivement afférente à ses conditions spéciales d’existence ; si, considérant l’être de cette façon, on voulait parler de sa destinée dernière ou absolue, celle-ci ne serait plus en lui, mais c’est qu’elle n’est pas vraiment la destinée de cet être contingent comme tel, puisqu’elle se réfère en réalité à l’être total. Cette remarque suffit pour montrer l’inanité de toutes les discussions qui se rapportent au « déterminisme »(4) : c’est encore là une de ces questions, si nombreuses dans la philosophie occidentale moderne, qui n’existent que parce qu’elles sont mal posées ; il y a d’ailleurs bien des conceptions différentes du déterminisme, et aussi bien des conceptions différentes de la liberté, dont la plupart n’ont rien de métaphysique ; aussi importe-t-il de préciser la véritable notion métaphysique de la liberté, et c’est par là que nous terminerons la présente étude.