CHAPITRE II
Les origines du spiritisme
Le spiritisme date exactement de 1848 ; il importe de remarquer cette date, parce que diverses particularités des théories spirites reflètent la mentalité spéciale de leur époque d’origine, et parce que c’est dans les périodes troublées, comme le fut celle-là, que les choses de ce genre, grâce au déséquilibre des esprits, naissent et se développent de préférence. Les circonstances qui entourèrent les débuts du spiritisme sont assez connues et ont été maintes fois relatées ; il nous suffira donc de les rappeler brièvement, en insistant seulement sur les points qui sont plus particulièrement instructifs, et qui sont peut-être ceux qu’on a le moins remarqués.
On sait que c’est en Amérique que le spiritisme, comme beaucoup d’autres mouvements analogues, eut son point de départ : les premiers phénomènes se produisirent en décembre 1847 à Hydesville, dans l’État de New-York, dans une maison où venait de s’installer la famille Fox, qui était d’origine allemande, et dont le nom était primitivement Voss. Si nous mentionnons cette origine allemande, c’est que, si l’on veut un jour établir complètement les causes réelles du mouvement spirite, on ne devra pas négliger de diriger certaines recherches du côté de l’Allemagne ; nous dirons pourquoi tout à l’heure. Il semble bien, d’ailleurs, que la famille Fox n’ait joué là-dedans, au début du moins, qu’un rôle tout involontaire, et que, même par la suite, ses membres n’aient été que des instruments passifs d’une force quelconque, comme le sont tous les médiums. Quoi qu’il en soit, les phénomènes en question, qui consistaient en bruits divers et en déplacements d’objets, n’avaient en somme rien de nouveau ni d’inusité ; ils étaient semblables à ceux que l’on a observés de tout temps dans ce qu’on appelle les « maisons hantées » ; ce qu’il y eut de nouveau, c’est le parti qu’on en tira ultérieurement. Au bout de quelques mois, on eut l’idée de poser au frappeur mystérieux quelques questions auxquelles il répondit correctement ; pour commencer, on ne lui demandait que des nombres, qu’il indiquait par des séries de coups réguliers ; ce fut un Quaker nommé Isaac Post qui s’avisa de nommer les lettres de l’alphabet en invitant l’« esprit » à désigner par un coup celles qui composaient les mots qu’il voulait faire entendre, et qui inventa ainsi le moyen de communication qu’on appela spiritual telegraph. L’« esprit » déclara qu’il était un certain Charles B. Rosna, colporteur de son vivant, qui avait été assassiné dans cette maison et enterré dans le cellier, où l’on trouva effectivement quelques débris d’ossements. D’autre part, on remarqua que les phénomènes se produisaient surtout en présence des demoiselles Fox, et c’est de là que résulta la découverte de la médiumnité ; parmi les visiteurs qui accouraient de plus en plus nombreux, il y en eut qui crurent, à tort ou à raison, constater qu’ils étaient doués du même pouvoir. Dès lors, le modern spiritualism, comme on l’appela tout d’abord, était fondé ; sa première dénomination était en somme la plus exacte, mais, sans doute pour abréger, on en est arrivé, dans les pays anglo-saxons, à employer le plus souvent le mot spiritualism sans épithète ; quant au nom de « spiritisme », c’est en France qu’il fut inventé un peu plus tard.
Il se constitua bientôt des réunions ou spiritual circles, où de nouveaux médiums se révélèrent en grand nombre ; d’après les « communications » ou « messages » qu’on y reçut, ce mouvement spirite, ayant pour but l’établissement de relations régulières entre les habitants des deux mondes, avait été préparé par des « esprits » scientifiques et philosophiques qui, pendant leur existence terrestre, s’étaient occupés spécialement de recherches sur l’électricité et sur divers autres fluides impondérables. En tête de ces « esprits » se trouvait Benjamin Franklin, que l’on prétend avoir donné souvent des indications sur la manière de développer et de perfectionner les voies de communications entre les vivants et les morts. Dès les premiers temps, en effet, on s’ingénia à trouver, avec le concours des « esprits », des moyens plus commodes et plus rapides : de là les tables tournantes et frappantes, puis les cadrans alphabétiques, les crayons attachés à des corbeilles ou à des planchettes mobiles, et autres instruments analogues. L’emploi du nom de Benjamin Franklin, outre qu’il était assez naturel dans un milieu américain, est bien caractéristique de quelques-unes des tendances qui devaient s’affirmer dans le spiritisme ; lui-même n’était assurément pour rien dans cette affaire, mais les adhérents du nouveau mouvement ne pouvaient vraiment faire mieux que de se placer sous le patronage de ce « moraliste » de la plus incroyable platitude. Et, à ce sujet, il convient de faire une autre réflexion : les spirites ont conservé quelque chose de certaines théories qui avaient cours vers la fin du xviiie siècle, époque où l’on avait la manie de parler de « fluides » à tout propos ; l’hypothèse du « fluide électrique », aujourd’hui abandonnée depuis longtemps, servit de type à bien d’autres conceptions, et le « fluide » des spirites ressemble tellement à celui des magnétiseurs, que le mesmérisme, tout en étant fort éloigné du spiritisme, peut être regardé en un sens comme un de ses précurseurs et comme ayant contribué dans une certaine mesure à en préparer l’apparition.
La famille Fox, qui se considérait maintenant comme chargée tout spécialement de la mission de répandre la connaissance des phénomènes « spiritualistes », fut chassée de l’Église épiscopale méthodiste à laquelle elle appartenait. Par la suite, elle alla s’établir à Rochester, où les phénomènes continuèrent, et où elle fut d’abord en butte à l’hostilité d’une grande partie de la population ; il y eut même une véritable émeute dans laquelle elle faillit être massacrée, et elle ne dut son salut qu’à l’intervention d’un Quaker nommé George Willets. C’est la seconde fois que nous voyons un Quaker jouer un rôle dans cette histoire, et cela s’explique sans doute par quelques affinités que cette secte présente incontestablement avec le spiritisme : nous ne faisons pas seulement allusion aux tendances « humanitaires », mais aussi à l’étrange « inspiration » qui se manifeste dans les assemblées des Quakers, et qui s’annonce par le tremblement auquel ils doivent leur nom ; il y a là quelque chose qui ressemble singulièrement à certains phénomènes médiumniques, bien que l’interprétation diffère naturellement. En tout cas, on conçoit que l’existence d’une secte comme celle des Quakers ait pu contribuer à faire accepter les premières manifestations « spiritualistes »(1) ; peut-être y eut-il aussi, au xviiie siècle, une relation analogue entre les exploits des convulsionnaires jansénistes et le succès du « magnétisme animal »(2).
L’essentiel de ce qui précède est emprunté au récit d’un auteur américain, récit que tous les autres se sont ensuite contentés de reproduire plus ou moins fidèlement ; or il est curieux que cet auteur, qui s’est fait l’historien des débuts du modern spiritualism(3), soit Mme Emma Hardinge-Britten, qui était membre de la société secrète désignée par les initiales « H. B. of L. » (Hermetic Brotherhood of Luxor), dont nous avons déjà parlé ailleurs à propos des origines de la Société Théosophique. Nous disons que ce fait est curieux, parce que la H. B. of L., tout en étant nettement opposée aux théories du spiritisme, n’en prétendait pas moins avoir été mêlée d’une façon fort directe à la production de ce mouvement. En effet, d’après les enseignements de la H. B. of L., les premiers phénomènes « spiritualistes » ont été provoqués, non point par les « esprits » des morts, mais bien par des hommes vivants agissant à distance, par des moyens connus seulement de quelques initiés ; et ces initiés auraient été, précisément, les membres du « cercle intérieur » de la H. B. of L. Malheureusement, il est difficile de remonter, dans l’histoire de cette association, plus haut que 1870, c’est-à-dire que l’année même où Mme Hardinge-Britten publia le livre dont nous venons de parler (livre où il n’est d’ailleurs fait, bien entendu, aucune allusion à ce dont il s’agit maintenant) ; aussi certains ont-ils cru pouvoir dire que, malgré ses prétentions à une grande ancienneté, elle ne datait guère que de cette époque. Mais, même si cela était vrai, ce ne le serait que pour la forme que la H. B. of L. avait revêtue en dernier lieu ; en tout cas, elle avait recueilli l’héritage de diverses autres organisations qui, elles, existaient très certainement avant le milieu du xixe siècle, comme la « Fraternité d’Eulis », qui était dirigée, au moins extérieurement, par Paschal Beverly Randolph, personnage fort énigmatique qui mourut en 1875. Au fond, peu importent le nom et la forme de l’organisation qui serait effectivement intervenue dans les événements que nous venons de rappeler ; et nous devons dire que la thèse de la H. B. of L., en elle-même et indépendamment de ces contingences, nous apparaît au moins comme fort plausible ; nous allons essayer d’en expliquer les raisons.
À cet effet, il ne nous paraît pas inopportun de formuler quelques observations générales sur les « maisons hantées », ou sur ce que certains ont proposé d’appeler des « lieux fatidiques » ; les faits de ce genre sont loin d’être rares, et ils ont été connus de tout temps ; on en trouve des exemples dans l’antiquité aussi bien qu’au moyen âge et dans les temps modernes, comme le prouve notamment ce qui est rapporté dans une lettre de Pline le Jeune. Or les phénomènes qui se produisent en pareil cas offrent une constance tout à fait remarquable ; ils peuvent être plus ou moins intenses, plus ou moins complexes, mais ils ont certains traits caractéristiques qui se retrouvent toujours et partout ; d’ailleurs, le fait de Hydesville ne doit certainement pas être compté parmi les plus remarquables, car on n’y constata que les plus élémentaires de ces phénomènes. Il convient de distinguer au moins deux cas principaux : dans le premier, qui serait celui de Hydesville si ce que nous avons rapporté est bien exact, il s’agit d’un lieu où quelqu’un a péri de mort violente, et où, de plus, le corps de la victime est demeuré caché. Si nous indiquons la réunion de ces deux conditions, c’est que, pour les anciens, la production des phénomènes était liée au fait que la victime n’avait pas reçu la sépulture régulière, accompagnée de certains rites, et que c’est seulement en accomplissant ces rites, après avoir retrouvé le corps, qu’on pouvait les faire cesser ; c’est ce qu’on voit dans le récit de Pline le Jeune, et il y a là quelque chose qui mériterait de retenir l’attention. À ce propos, il serait très important de déterminer exactement ce qu’étaient les « mânes » pour les anciens, et aussi ce que ceux-ci entendaient par divers autres termes qui n’étaient nullement synonymes, quoique les modernes ne sachent plus guère en faire la distinction ; les recherches de cet ordre pourraient éclairer d’une façon bien inattendue la question des évocations, sur laquelle nous reviendrons plus loin. Dans le second cas, il ne s’agit plus de manifestations d’un mort, ou plutôt, pour rester dans le vague qui convient ici jusqu’à nouvel ordre, de quelque chose qui provient d’un mort ; on y saisit au contraire sur le fait l’action d’un homme vivant : il en est, dans les temps modernes, des exemples typiques, qui ont été soigneusement constatés dans tous leurs détails, et celui qui est le plus souvent cité, qui est devenu classique en quelque sorte, est constitué par les faits qui se produisirent au presbytère de Cideville, en Normandie, de 1849 à 1851, c’est-à-dire fort peu de temps après les événements de Hydesville, et alors que ceux-ci étaient encore à peu près inconnus en France(4). Ce sont là, disons-le nettement, des faits de sorcellerie bien caractérisés, qui ne peuvent intéresser en rien les spirites, sauf en ce qu’ils paraissent fournir une confirmation à la théorie de la médiumnité entendue dans un sens assez large : il faut que le sorcier qui veut se venger des habitants d’une maison arrive à toucher l’un d’eux, qui deviendra dès lors son instrument inconscient et involontaire, et qui servira pour ainsi dire de « support » à une action qui pourra désormais s’exercer à distance, mais seulement lorsque ce « sujet » passif sera présent. Ce n’est pas un médium au sens où les spirites l’entendent, puisque l’action dont il est le moyen n’a pas la même origine, mais c’est quelque chose d’analogue, et l’on peut supposer tout au moins, sans préciser autrement, que des forces du même ordre sont mises en jeu dans tous les cas ; c’est ce que prétendent les occultistes contemporains qui ont étudié ces faits, et qui, il faut le dire, ont tous été plus ou moins influencés par la théorie spirite. En effet, depuis que le spiritisme existe, lorsqu’une maison hantée est signalée quelque part, on commence, en vertu d’une idée préconçue, par chercher le médium, et, avec un peu de bonne volonté, on arrive toujours à en découvrir un ou même plusieurs ; nous ne voulons pas dire qu’on ait toujours tort ; mais il y a eu aussi bien des exemples de lieux entièrement déserts, de demeures abandonnées, où des phénomènes de hantise se produisaient en l’absence de tout être humain, et l’on ne peut prétendre que des témoins accidentels, qui souvent ne les observaient que de loin, y aient joué le rôle de médiums. Il est peu vraisemblable que les lois suivant lesquelles agissent certaines forces, quelles qu’elles soient, aient été changées ; nous maintiendrons donc, contre les occultistes, que la présence d’un médium n’est pas toujours une condition nécessaire, et qu’il faut, ici comme ailleurs, se défier des préjugés qui risquent de fausser le résultat d’une observation. Nous ajouterons que la hantise sans médium appartient au premier des deux cas que nous avons distingués ; un sorcier n’aurait aucune raison de s’en prendre à un lieu inhabité, et d’ailleurs il se peut qu’il ait besoin, pour agir, de conditions qui ne sont point requises pour des phénomènes qui se produisent spontanément, alors même que ces phénomènes présentent des apparences à peu près similaires de part et d’autre. Dans le premier cas, qui est la véritable hantise, la production des phénomènes est attachée au lieu même qui a été le théâtre d’un crime ou d’un accident, et où certaines forces se trouvent condensées d’une façon permanente ; c’est donc sur le lieu que les observateurs devraient alors porter principalement leur attention ; maintenant, que l’action des forces en question soit parfois intensifiée par la présence de personnes douées de certaines propriétés, cela n’a rien d’impossible, et c’est peut-être ainsi que les choses se sont passées à Hydesville, en admettant toujours que les faits aient été rapportés exactement, ce que nous n’avons d’ailleurs aucune raison spéciale de mettre en doute.
Dans ce cas qui semble explicable par « quelque chose » que nous n’avons pas défini, qui provient d’un mort, mais qui n’est certainement pas son esprit, si par esprit on entend la partie supérieure de l’être, cette explication doit-elle exclure toute possibilité d’intervention d’hommes vivants ? Nous le croyons pas nécessairement, et nous ne voyons pas pourquoi une force préexistante ne pourrait pas être dirigée et utilisée par certains hommes qui en connaissent les lois ; il semble plutôt que cela doive être relativement plus facile que d’agir là où aucune force de ce genre n’existait antérieurement, ce que fait pourtant un simple sorcier. Naturellement, on doit supposer que des « adeptes », pour employer un terme rosicrucien dont l’usage est devenu assez courant, ou des initiés d’un rang élevé, ont des moyens d’action supérieurs à ceux des sorciers, et d’ailleurs très différents, non moins que le but qu’ils se proposent ; sous ce dernier rapport, il faudrait remarquer aussi qu’il peut y avoir des initiés de bien des sortes, mais, pour le moment, nous envisageons la chose d’une façon tout à fait générale. Dans l’étrange discours qu’elle prononça en 1898 devant une assemblée de spirites, et que nous avons cité longuement dans notre histoire du théosophisme(5), Mme Annie Besant prétendit que les « adeptes » qui avaient provoqué le mouvement « spiritualiste » s’étaient servis des « âmes des morts » ; comme elle se proposait de tenter un rapprochement avec les spirites, elle sembla, avec plus ou moins de sincérité, prendre cette expression d’« âmes des morts » dans le sens que ceux-ci lui donnent ; mais nous qui n’avons aucune arrière-pensée « politique », nous pouvons fort bien l’entendre d’une tout autre façon, comme désignant simplement ce « quelque chose » dont nous avons parlé. Il nous semble que cette interprétation s’accorde beaucoup mieux que toute autre avec la thèse de la H. B. of L. ; assurément, ce n’est pas là ce qui nous importe le plus, mais cette constatation nous donne à penser que les membres de l’organisation dont il s’agit, ou tout au moins ses dirigeants, savaient vraiment à quoi s’en tenir sur la question ; en tout cas, ils le savaient certainement mieux que Mme Besant, dont la thèse, malgré le correctif qu’elle y apportait, n’était pas beaucoup plus acceptable pour les spirites. Nous croyons d’ailleurs qu’il est exagéré, en la circonstance, de vouloir faire intervenir des « adeptes » au sens strict de ce mot ; mais nous répétons qu’il se peut que des initiés, quels qu’ils soient, aient provoqué les phénomènes de Hydesville, en se servant des conditions favorables qu’ils y rencontraient, ou qu’ils aient à tout le moins imprimé une certaine direction déterminée à ces phénomènes alors qu’ils avaient déjà commencé à se produire. Nous n’affirmons rien à cet égard, nous disons seulement que la chose n’a rien d’impossible, quoi que certains puissent en penser ; nous ajouterons cependant qu’il y a encore une autre hypothèse qui peut paraître plus simple, ce qui ne veut pas dire forcément qu’elle soit plus vraie : c’est que les agents de l’organisation en cause, que ce soit la H. B. of L. ou toute autre, se soient contentés de profiter de ce qui se passait pour créer le mouvement « spiritualiste », en agissant par une sorte de suggestion sur les habitants et les visiteurs de Hydesville. Cette dernière hypothèse représente pour nous un minimum d’intervention, et il faut bien accepter au moins ce minimum, car, sans cela, il n’y aurait aucune raison plausible pour que le fait de Hydesville ait eu des conséquences que n’avaient jamais eues les autres faits analogues qui s’étaient présentés antérieurement ; si un tel fait était, par lui-même, la condition suffisante de la naissance du spiritisme, celui-ci serait certainement apparu à une époque beaucoup plus reculée. Du reste, nous ne croyons guère aux mouvements spontanés, que ce soit dans l’ordre politique, ou dans l’ordre religieux, ou dans ce domaine assez mal défini dont nous nous occupons présentement ; il faut toujours une impulsion, encore que les gens qui deviennent ensuite les chefs apparents du mouvement puissent souvent en ignorer la provenance tout autant que les autres ; mais il est bien difficile de dire exactement comment les choses se sont passées dans un cas de ce genre, car il est évident que ce côté des événements ne se trouve consigné dans aucun procès-verbal, et c’est pourquoi les historiens qui veulent à toute force ne s’appuyer que sur les seuls documents écrits n’en tiennent aucun compte et préfèrent le nier purement et simplement, alors que c’est peut-être ce qu’il y a de plus essentiel. Ces dernières réflexions ont, dans notre pensée, une portée très générale ; nous les bornerons là pour ne pas nous lancer dans une trop longue digression, et nous reviendrons sans plus tarder à ce qui concerne spécialement l’origine du spiritisme.
Nous avons dit qu’il y avait eu des cas similaires à celui de Hydesville, et plus anciens ; le plus semblable de tous, c’est ce qui se passa en 1762 à Dibbelsdorf, en Saxe, où le « spectre frappeur » répondit exactement de la même façon aux questions qu’on lui posait(6) ; si donc il n’avait pas fallu autre chose, le spiritisme aurait fort bien pu naître en cette circonstance, d’autant plus que l’événement eut assez de retentissement pour attirer l’attention des autorités et celle des savants. D’autre part, quelques années avant les débuts du spiritisme, le Dr Kerner avait publié un livre sur le cas de la « voyante de Prevorst », Mme Hauffe, autour de laquelle se produisaient de nombreux phénomènes du même ordre ; on remarquera que ce cas, comme le précédent, a eu lieu en Allemagne, et, bien qu’il y en ait eu aussi en France et ailleurs, c’est une des raisons pour lesquelles nous avons noté l’origine allemande de la famille Fox. Il est intéressant, à ce propos, d’indiquer d’autres rapprochements ; dans la seconde moitié du xviiie siècle, certaines branches de la haute Maçonnerie allemande s’occupèrent particulièrement d’évocations ; l’histoire la plus connue dans ce domaine est celle de Schrœpfer, qui se suicida en 1774. Ce n’était pas de spiritisme qu’il s’agissait alors, mais de magie, ce qui est extrêmement différent, comme nous l’expliquerons par la suite ; mais il n’en est pas moins vrai que des pratiques de ce genre, si elles avaient été vulgarisées, auraient pu déterminer un mouvement tel que le spiritisme, par suite des idées fausses que le grand public se serait faites inévitablement à leur sujet. Il y eut certainement aussi en Allemagne, depuis le début du xixe siècle, d’autres sociétés secrètes qui n’avaient pas le caractère maçonnique, et qui s’occupaient également de magie et d’évocations, en même temps que de magnétisme ; or la H. B. of L., ou ce dont elle prit la suite, fut précisément en rapport avec certaines de ces organisations. Sur ce dernier point, on peut trouver des indications dans un ouvrage anonyme intitulé Ghostland(7), qui fut publié sous les auspices de la H. B. of L., et que quelques-uns ont même cru pouvoir attribuer à Mme Hardinge-Britten ; pour notre part, nous ne croyons pas que celle-ci en ait été réellement l’auteur, mais il est au moins probable que c’est elle qui s’occupa de l’éditer(8). Nous pensons qu’il y aurait lieu de diriger de ce côté des investigations dont le résultat pourrait être fort important pour dissiper certaines obscurités ; si pourtant le mouvement spirite ne fut pas suscité tout d’abord en Allemagne, mais en Amérique, c’est qu’il devait trouver dans cette dernière contrée un milieu plus favorable que partout ailleurs, comme le prouve du reste la prodigieuse éclosion de sectes et d’écoles « néo-spiritualistes » qu’on a pu y constater depuis lors, et qui se continue actuellement plus que jamais.
Il nous reste à poser ici une dernière question : quel but se proposaient les inspirateurs du modem spiritualism à ses débuts ? Il semble que le nom même qui fut alors donné à ce mouvement l’indique d’une façon assez claire : il s’agissait de lutter contre l’envahissement du matérialisme, qui atteignit effectivement à cette époque sa plus grande extension, et auquel on voulait opposer ainsi une sorte de contrepoids ; et, en appelant l’attention sur des phénomènes pour lesquels le matérialisme, du moins le matérialisme ordinaire, était incapable de fournir une explication satisfaisante, on le combattait en quelque sorte sur son propre terrain, ce qui ne pouvait avoir de raison d’être qu’à l’époque moderne, car le matérialisme proprement dit est d’origine fort récente, aussi bien que l’état d’esprit qui accorde aux phénomènes et à leur observation une importance presque exclusive. Si le but fut bien celui que nous venons de définir, en nous référant d’ailleurs aux affirmations de la H. B. of L., c’est maintenant le moment de rappeler ce que nous avons dit plus haut en passant, qu’il y a des initiés de sortes très différentes, et qui peuvent se trouver souvent en opposition entre eux ; ainsi, parmi les sociétés secrètes allemandes auxquelles nous avons fait allusion, il en est qui professaient au contraire des théories absolument matérialistes, quoique d’un matérialisme singulièrement plus étendu que celui de la science officielle. Bien entendu, quand nous parlons d’initiés comme nous le faisons en ce moment, nous ne prenons pas ce mot dans son acception la plus élevée, mais nous voulons simplement désigner par là des hommes possédant certaines connaissances qui ne sont pas dans le domaine public ; c’est pourquoi nous avons eu soin de préciser qu’il devait y avoir erreur à supposer que des « adeptes » aient pu être intéressés, au moins directement, à la création du mouvement spirite. Cette remarque permet de s’expliquer qu’il existe des contradictions et des oppositions entre des écoles différentes ; nous ne parlons naturellement que des écoles qui ont des connaissances réelles et sérieuses, bien que d’un ordre relativement inférieur, et qui ne ressemblent en rien aux multiples formes du « néo-spiritualisme » ; ces dernières en seraient plutôt des contrefaçons. Maintenant, une autre question se présente encore : susciter le spiritisme pour lutter contre le matérialisme, c’était en somme combattre une erreur par une autre erreur ; pourquoi donc agir ainsi ? Il se peut, à vrai dire, que le mouvement ait promptement dévié en s’étendant et se popularisant, qu’il ait échappé au contrôle de ses inspirateurs, et que le spiritisme ait pris dès lors un caractère qui ne répondait guère à leurs intentions ; quand on veut faire œuvre de vulgarisation, on doit s’attendre à des accidents de ce genre, qui sont à peu près inévitables, car il est des choses qu’on ne met pas impunément à la portée du premier venu, et cette vulgarisation risque d’avoir des conséquences qu’il est presque impossible de prévoir ; et, dans le cas qui nous occupe, si même les promoteurs avaient prévu ces conséquences dans une certaine mesure, ils pouvaient encore penser, à tort et à raison, que c’était là un moindre mal en comparaison de celui qu’il s’agissait d’empêcher. Nous ne croyons pas, quant à nous, que le spiritisme soit moins pernicieux que le matérialisme, quoique ses dangers soient tout différents ; mais d’autres peuvent juger les choses autrement, et estimer aussi que la coexistence de deux erreurs opposées, se limitant pour ainsi dire l’une l’autre, soit préférable à la libre expansion d’une seule de ces erreurs. Il se peut même que bien des courants d’idées, aussi divergents que possible, aient eu une origine analogue, et aient été destinés à servir à une sorte de jeu d’équilibre qui caractérise une politique très spéciale ; en cet ordre de choses, on aurait le plus grand tort de s’en tenir aux apparences extérieures. Enfin, si une action publique de quelque étendue ne peut s’opérer qu’au détriment de la vérité, certains en prennent assez facilement leur parti, trop facilement peut-être ; on connaît l’adage : vulgus vult decipi, que quelques-uns complètent ainsi : ergo decipiatur ; et c’est là encore un trait, plus fréquent qu’on ne le croirait, de cette politique à laquelle nous faisons allusion. On peut ainsi garder la vérité pour soi et répandre en même temps des erreurs qu’on sait être telles, mais qu’on juge opportunes ; ajoutons qu’il peut y avoir aussi une tout autre attitude, consistant à dire la vérité pour ceux qui sont capables de la comprendre, sans trop se préoccuper des autres ; ces attitudes contraires ont peut-être toutes deux leur justification, suivant les cas, et il est probable que la première seule permet une action très générale ; mais c’est là un résultat auquel tous ne s’intéressent pas également, et la seconde répond à des préoccupations d’un ordre plus purement intellectuel. Quoi qu’il en soit, nous n’apprécions pas, nous exprimons seulement, à titre de possibilités, les conclusions auxquelles conduisent certaines déductions que nous ne pouvons songer à exposer entièrement ici ; cela nous entraînerait fort loin, et le spiritisme n’apparaîtrait plus là-dedans que comme un incident tout à fait secondaire. Du reste, nous n’avons pas la prétention de résoudre complètement toutes les questions que nous sommes amené à soulever ; nous pouvons cependant affirmer que, sur le sujet que nous avons traité dans ce chapitre, nous en avons dit certainement beaucoup plus qu’il n’en avait jamais été dit jusqu’ici.