CHAPITRE V
Spiritisme et occultisme

L’occultisme est aussi une chose fort récente, peut-être même un peu plus récente encore que le spiritisme ; ce terme semble avoir été employé pour la première fois par Alphonse-Louis Constant, plus connu sous le pseudonyme d’Éliphas Lévi, et il nous paraît bien probable que c’est lui qui en fut l’inventeur. Si le mot est nouveau, c’est que ce qu’il sert à désigner ne l’est pas moins : jusque là, il y avait eu des « sciences occultes », plus ou moins occultes d’ailleurs, et aussi plus ou moins importantes ; la magie était une de ces sciences, et non leur ensemble comme certains modernes l’ont prétendu(1) ; de même l’alchimie, l’astrologie et bien d’autres encore ; mais on n’avait jamais cherché à les réunir en un corps de doctrine unique, ce qu’implique essentiellement la dénomination d’« occultisme ». À vrai dire, ce soi-disant corps de doctrine est formé d’éléments bien disparates : Éliphas Lévi voulait le constituer surtout avec la kabbale hébraïque, l’hermétisme et la magie ; ceux qui vinrent après lui devaient donner à l’occultisme un caractère assez différent. Les ouvrages d’Éliphas Lévi, quoique beaucoup moins profonds qu’ils ne veulent en avoir l’air, exercèrent une influence extrêmement étendue : ils inspirèrent les chefs des écoles les plus diverses, comme Mme Blavatsky, la fondatrice de la Société Théosophique, surtout à l’époque où elle publia Isis Dévoilée, comme l’écrivain maçonnique américain Albert Pike, comme les néo-rosicruciens anglais. Les théosophistes ont d’ailleurs continué à employer assez volontiers le mot d’occultisme pour qualifier leur propre doctrine, qu’on peut bien regarder en effet comme une variété spéciale d’occultisme, car rien ne s’oppose à ce qu’on fasse de cette désignation le nom générique d’écoles multiples dont chacune a sa conception particulière ; toutefois, ce n’est pas ainsi qu’on l’entend le plus habituellement. Éliphas Lévi mourut en 1875, l’année même où fut fondée la Société Théosophique ; en France, il se passa alors quelques années pendant lesquelles il ne fut plus guère question d’occultisme ; c’est vers 1887 que le Dr Gérard Encausse, sous le nom de Papus, reprit cette dénomination, en s’efforçant de grouper autour de lui tous ceux qui avaient des tendances analogues, et c’est surtout à partir du moment où il se sépara de la Société Théosophique, en 1890, qu’il prétendit en quelque sorte monopoliser le titre d’occultisme au profit de son école. Telle est la genèse de l’occultisme français ; on a dit parfois que cet occultisme n’était en somme que du « papusisme », et cela est vrai à plus d’un égard, car une bonne partie de ses théories ne sont effectivement que l’œuvre d’une fantaisie individuelle ; il en est même qui s’expliquent tout simplement par le désir d’opposer, à la fausse « tradition orientale » des théosophistes, une « tradition occidentale » non moins imaginaire. Nous n’avons pas ici à faire l’histoire de l’occultisme, ni à exposer l’ensemble de ses doctrines ; mais, avant de parler de ses rapports avec le spiritisme et de ce qui l’en distingue, ces explications sommaires étaient indispensables, afin que personne ne puisse s’étonner de nous voir classer l’occultisme parmi les conceptions « néo-spiritualistes ».

Comme les théosophistes, les occultistes en général sont pleins de dédain pour les spirites, et cela se comprend jusqu’à un certain point, car le théosophisme et l’occultisme ont tout au moins une apparence superficielle d’intellectualité que n’a même pas le spiritisme, et ils peuvent s’adresser à des esprits d’un niveau un peu supérieur. Aussi voyons-nous Papus, faisant allusion au fait qu’Allan Kardec était un ancien instituteur, traiter le spiritisme de « philosophie primaire »(2) ; et voici comment il apprécie les milieux spirites : « Ne recrutant que peu de croyants dans les milieux scientifiques, cette doctrine s’est rabattue sur la quantité d’adhérents que lui fournirent les classes moyennes et surtout le peuple. Les “groupes d’études”, tous plus “scientifiques” les uns que les autres, sont formés de personnes toujours très honnêtes, toujours de grande bonne foi, anciens officiers, petits commerçants ou employés, dont l’instruction scientifique et surtout philosophique laisse beaucoup à désirer. Les instituteurs sont des “lumières” dans ces groupes »(3). Cette médiocrité est en effet très frappante ; mais Papus, qui critique si vivement le défaut de sélection parmi les adhérents du spiritisme, fut-il lui-même, pour sa propre école, toujours exempt de tout reproche sous ce rapport ? Nous aurons suffisamment répondu à cette question lorsque nous aurons fait remarquer que son rôle fut surtout celui d’un « vulgarisateur » ; cette attitude, bien différente de celle d’Éliphas Lévi, est tout à fait incompatible avec des prétentions à l’ésotérisme, et il y a là une contradiction que nous ne nous chargeons pas d’expliquer. En tout cas, ce qu’il y a de certain, c’est que l’occultisme, pas plus que le théosophisme, n’a rien de commun avec un ésotérisme véritable, sérieux et profond ; il faut n’avoir aucune notion de ces choses pour se laisser séduire par le vain mirage d’une « science initiatique » supposée, qui n’est en réalité qu’une érudition toute superficielle et de seconde ou de troisième main. La contradiction que nous venons de signaler n’existe pas dans le spiritisme, qui rejette absolument tout ésotérisme, et dont le caractère éminemment « démocratique » s’accorde parfaitement avec un intense besoin de propagande ; c’est plus logique que l’attitude des occultistes, mais les critiques de ceux-ci n’en sont pas moins justes en elles-mêmes, et il nous arrivera de les citer à l’occasion.

Nous ne reviendrons pas, parce que nous en avons déjà reproduit ailleurs de nombreux extraits(4), sur les critiques, parfois fort violentes, qu’adressèrent au spiritisme les chefs du théosophisme, dont plusieurs avaient pourtant passé par cette école ; celles des occultistes français sont, d’une façon générale, formulées en termes plus modérés. Au début, il y eut cependant des attaques assez vives de part et d’autre ; les spirites étaient particulièrement offensés de se voir traités en « profanes » par des gens parmi lesquels se trouvaient quelques-uns de leurs anciens « frères » ; mais on put ensuite remarquer des tendances à la conciliation, surtout du côté des occultistes, que leur « éclectisme » prédisposait à des concessions plutôt regrettables. Le premier effet en fut la réunion à Paris, dès 1889, d’un « Congrès spirite et spiritualiste » où toutes les écoles étaient représentées ; naturellement, cela ne fit pas disparaître les dissensions et les rivalités ; mais, peu à peu, les occultistes en arrivèrent à faire, dans leur « syncrétisme » peu cohérent, une part de plus en plus large aux théories spirites, assez vainement d’ailleurs, car les spirites ne consentirent jamais pour cela à les regarder comme de vrais « croyants ». Il y eut pourtant des exceptions individuelles : tandis que ce glissement se produisait, l’occultisme se « vulgarisait » de plus en plus, et ses groupements, plus largement ouverts qu’à l’origine, accueillaient des gens qui, pour y entrer, ne cessaient point d’être spirites ; ceux-là représentaient peut-être une élite dans le spiritisme, mais une élite bien relative, et le niveau des milieux occultistes alla toujours en s’abaissant ; peut-être décrirons-nous quelque jour cette « évolution » à rebours. Nous avons déjà parlé, à propos du théosophisme, de ces gens qui adhèrent simultanément à des écoles dont les théories se contredisent, et qui ne s’en soucient guère, parce qu’ils sont avant tout des sentimentaux ; nous ajouterons que, dans tous ces groupements, l’élément féminin prédomine, et que beaucoup ne s’intéressèrent jamais, dans l’occultisme, qu’à l’étude des « arts divinatoires », ce qui donne la juste mesure de leurs capacités intellectuelles.

Avant d’aller plus loin, nous donnerons l’explication d’un fait que nous avons signalé dès le début : il y a, parmi les spirites, nombre d’individus et de petits groupes isolés, tandis que les occultistes se rattachent presque toujours à quelque organisation, plus ou moins solide, plus ou moins bien constituée, mais permettant à ceux qui en font partie de se dire « initiés » à quelque chose, ou leur donnant l’illusion de l’être. C’est que les spirites n’ont aucune initiation et ne veulent même entendre parler de rien qui y ressemble de près ou de loin, car un des caractères essentiels de leur mouvement est d’être ouvert à tous sans distinction et de n’admettre aucune espèce de hiérarchie ; aussi certains de leurs adversaires ont-ils fait complètement fausse route en croyant pouvoir parler d’une « initiation spirite », qui est entièrement inexistante ; il faut dire d’ailleurs que, de divers côtés, on a bien abusé de ce mot d’« initiation ». Les occultistes, au contraire, prétendent se recommander d’une tradition, à tort il est vrai, mais enfin ils le prétendent ; c’est pourquoi ils pensent qu’il leur faut une organisation appropriée par laquelle les enseignements puissent se transmettre régulièrement ; et, si un occultiste se sépare d’une telle organisation, c’est ordinairement pour en fonder une autre à côté et devenir « chef d’école » à son tour. À la vérité, les occultistes se trompent lorsqu’ils croient que la transmission des connaissances traditionnelles doit se faire par une organisation revêtant la forme d’une « société », au sens nettement défini où ce mot est pris habituellement par les modernes ; leurs groupements ne sont qu’une caricature des écoles vraiment initiatiques. Pour montrer le peu de sérieux de la soi-disant initiation des occultistes, il suffit, sans entrer dans d’autres considérations, de mentionner la pratique, courante chez eux, des « initiations par correspondance » ; il n’est pas difficile de devenir « initié » dans ces conditions, et ce n’est qu’une formalité sans valeur ni portée ; mais on tient du moins à sauvegarder certaines apparences. À ce propos, nous devons dire encore, pour qu’on ne se méprenne pas sur nos intentions, que ce que nous reprochons surtout à l’occultisme, c’est de n’être point ce pour quoi il se donne ; et notre attitude, à cet égard, est très différente de celle de la plupart de ses autres adversaires, elle est même inverse en quelque sorte. En effet, les philosophes universitaires, par exemple, font grief à l’occultisme de vouloir dépasser les étroites limites dans lesquelles eux-mêmes renferment leurs conceptions, tandis que, pour nous, il a plutôt le tort de ne pas les dépasser effectivement, sauf sur quelques points particuliers où il n’a fait que s’approprier des conceptions antérieures, et sans toujours les comprendre très bien. Ainsi, pour les autres, l’occultisme va ou veut aller trop loin ; pour nous, au contraire, il ne va pas assez loin, et de plus, volontairement ou non, il trompe ses adhérents sur le caractère et la qualité des connaissances qu’il leur fournit. Les autres se tiennent en deçà, nous nous plaçons au delà ; et il en résulte cette conséquence : aux yeux des occultistes, philosophes universitaires et savants officiels sont de simples « profanes », tout aussi bien que les spirites, et ce n’est pas nous qui y contredirons ; mais, à nos yeux, les occultistes également ne sont que des « profanes », et nul ne peut penser autrement parmi ceux qui savent ce que sont les vraies doctrines traditionnelles.

Cela étant dit, nous pouvons revenir à la question des rapports de l’occultisme et du spiritisme ; et nous devons préciser que, dans ce qui suit, il s’agira exclusivement de l’occultisme papusien, très différent, nous l’avons dit, de celui d’Éliphas Lévi. Ce dernier, en effet, était formellement antispirite, et, en outre, il ne crut jamais à la réincarnation ; s’il feignit parfois de se considérer lui-même comme Rabelais réincarné, ce ne fut de sa part qu’une simple plaisanterie : nous avons eu sur ce point le témoignage de quelqu’un qui l’a connu personnellement, et qui, étant d’ailleurs réincarnationniste, ne peut aucunement être suspecté de partialité en la circonstance. Or, la théorie de la réincarnation est un des emprunts que l’occultisme, aussi bien que le théosophisme, a faits au spiritisme, car il y a de tels emprunts, et ces écoles ont bel et bien subi l’influence du spiritisme qui leur est antérieur, en dépit de tout le mépris qu’elles témoignent à son égard. Pour la réincarnation, la chose est très claire : nous avons dit ailleurs comment Mme Blavatsky prit cette idée aux spirites français et la transplanta dans les milieux anglo-saxons ; d’autre part, Papus et quelques-uns des premiers adhérents de son école avaient commencé par être théosophistes, et presque tous les autres vinrent directement du spiritisme ; il n’y a donc pas besoin de chercher plus loin. Sur des points moins fondamentaux, nous avons déjà eu un exemple de l’influence spirite dans l’importance capitale que l’occultisme accorde au rôle des médiums pour la production de certains phénomènes ; on peut en trouver un autre dans la conception du « corps astral », qui n’est pas sans avoir pris bien des particularités du « périsprit », mais avec cette différence, pourtant, que l’esprit est supposé abandonner le « corps astral », plus ou moins longtemps après la mort, de la même façon qu’il a abandonné le « corps physique », tandis que le « périsprit » est censé persister indéfiniment et accompagner l’esprit dans toutes ses réincarnations. Un autre exemple encore, c’est ce que les occultistes appellent l’« état de trouble », c’est-à-dire un état d’inconscience dans lequel l’esprit se trouverait plongé immédiatement après la mort : « Pendant les premiers moments de cette séparation, dit Papus, l’esprit ne se rend pas compte du nouvel état où il est ; il est dans le trouble, il ne croit pas être mort, et ce n’est que progressivement, souvent au bout de plusieurs jours et même de plusieurs mois, qu’il a conscience de son nouvel état »(5). Ce n’est là que l’exposé de la théorie spirite ; mais, ailleurs, Papus reprend cette théorie à son compte et précise que « l’état de trouble s’étend depuis le commencement de l’agonie jusqu’à la libération de l’esprit et la disparition des écorces »(6), c’est-à-dire des éléments les plus inférieurs du « corps astral ». Les spirites parlent constamment d’hommes qui sont restés plusieurs années sans savoir qu’ils étaient morts, gardant toutes les préoccupations de leur existence terrestre et s’imaginant accomplir encore les actions qui leur étaient habituelles, et certains d’entre eux se donnent même la mission bizarre d’« éclairer les esprits » à ce sujet ; Eugène Nus(7) et d’autres auteurs ont raconté des histoires de ce genre longtemps avant Papus, de sorte que la source où ce dernier a puisé son idée de l’« état de trouble » n’est nullement douteuse. Il convient de mentionner encore ce qui concerne les conséquences attribuées aux actions à travers la série des existences successives, ce que les théosophistes appellent le « karma » ; occultistes et spirites rivalisent de détails invraisemblables sur ces choses, et nous y reviendrons quand nous reparlerons de la réincarnation ; là encore, les spirites peuvent revendiquer la priorité. En poursuivant cet examen, on trouverait encore bien d’autres points où la similitude ne peut s’expliquer que par des emprunts faits au spiritisme, auquel l’occultisme doit ainsi beaucoup plus qu’il ne l’avoue ; il est vrai que tout ce qu’il lui doit ne vaut pas grand’chose ; mais ce qui est le plus important, c’est de voir comment et dans quelle mesure les occultistes admettent l’hypothèse fondamentale du spiritisme, c’est-à-dire la communication avec les morts.

On peut constater dans l’occultisme une préoccupation très visible de donner aux théories un aspect « scientifique », au sens où les modernes l’entendent ; quand on récuse, et souvent à bon droit, la compétence des savants ordinaires en certains ordres de questions, il serait peut-être plus logique de ne pas chercher à imiter leurs méthodes et de ne pas paraître s’inspirer de leur esprit ; mais enfin nous ne faisons que constater un fait. Il faut d’ailleurs noter que les médecins, chez qui se recrutent en très grande partie les « psychistes » dont nous parlerons par la suite, ont fourni aussi un important contingent à l’occultisme, sur lequel les habitudes mentales qu’ils tiennent de leur éducation et de l’exercice de leur profession ont manifestement réagi ; et c’est ainsi que l’on peut s’expliquer la place énorme que tiennent, notamment dans les ouvrages de Papus, des théories que nous pouvons appeler « psychophysiologiques ». Dès lors, la part de l’expérimentation devait être également considérable, et les occultistes, pour avoir une attitude « scientifique » ou réputée comme telle, devaient tourner principalement leur attention du côté des phénomènes, que les véritables écoles initiatiques ont toujours traités au contraire comme quelque chose de fort négligeable ; ajoutons que cela ne suffit point à concilier à l’occultisme la faveur ni même la sympathie des savants officiels. Du reste, l’attrait des phénomènes ne s’exerça pas que sur ceux qui étaient mus par des préoccupations « scientifiques » ; il en est qui les cultivèrent avec de tout autres intentions, mais avec non moins d’ardeur, car c’est ce côté de l’occultisme qui, avec les « arts divinatoires », intéressait presque uniquement une grande partie de son public, dans laquelle il faut ranger naturellement tous ceux qui étaient plus ou moins spirites. À mesure que ce dernier élément s’accrut, on se relâcha de plus en plus de la rigueur « scientifique » qu’on avait affichée au début ; mais, indépendamment de cette déviation, le caractère expérimental et « phénoméniste » de l’occultisme le prédisposait déjà à entretenir avec le spiritisme des rapports qui, pour n’être pas toujours agréables et courtois, n’en étaient pas moins compromettants. Ce que nous y trouvons à redire, ce n’est pas que l’occultisme ait admis la réalité des phénomènes, que nous ne contestons point, ni même qu’il les ait étudiés spécialement, et nous reviendrons là-dessus à propos du « psychisme » ; mais c’est qu’il ait accordé à cette étude une importance excessive, étant données les prétentions qu’il émettait dans un ordre plus intellectuel, et c’est surtout qu’il ait cru devoir admettre partiellement l’explication spirite, en cherchant seulement à diminuer le nombre des cas auxquels elle serait applicable. « L’occultisme, dit Papus, admet comme absolument réels tous les phénomènes du spiritisme. Cependant, il restreint considérablement l’influence des esprits dans la production de ces phénomènes, et les attribue à une foule d’autres influences en action dans le monde invisible »(8). Il va sans dire que les spirites protestent énergiquement contre cette restriction, non moins que contre l’affirmation « que l’être humain se scinde en plusieurs entités après la mort et que ce qui vient se communiquer n’est pas l’être tout entier, mais un débris de l’être, une coque astrale » ; et d’ailleurs ils ajoutent que, d’une façon générale, « la science occulte est bien trop difficile à comprendre et bien trop compliquée pour les lecteurs habituels des livres spirites »(9), ce qui ne prouve pas précisément en faveur de ces derniers. Pour notre part, dès lors qu’on admet dans quelque mesure l’« influence des esprits » dans les phénomènes, nous ne voyons pas très bien l’intérêt qui s’attache à la restreindre, soit quant au nombre des cas où elle se manifeste, soit quant aux catégories d’« esprits » qui peuvent être réellement évoquées. Sur ce dernier point, en effet, voici ce que dit encore Papus : « Il semble incontestable que les âmes des morts aimés puissent être évoquées et puissent venir dans certaines conditions. Partant de ce point vrai, les expérimentateurs à imagination active n’ont pas été longs à prétendre que les âmes de tous les morts, anciens et modernes, étaient capables de subir l’action d’une évocation mentale »(10). Il y a quelque chose de véritablement extraordinaire dans cette façon de faire une sorte d’exception pour les « morts aimés », comme si des considérations sentimentales étaient capables de faire fléchir les lois naturelles ! Ou l’évocation des « âmes des morts », au sens des spirites, est une possibilité, ou elle n’en est pas une ; dans le premier cas, il est bien arbitraire de prétendre assigner des limites à cette possibilité, et il serait peut-être plus normal de se rallier tout simplement au spiritisme. En tout cas, on est assez mal venu, dans de telles conditions, à reprocher à celui-ci ce caractère sentimental auquel il doit certainement la plus grande part de son succès, et on n’a guère le droit de faire des déclarations de ce genre : « La Science doit être vraie et non sentimentale, aussi n’a-t-elle cure de cet argument qui veut que la communication avec les morts ne puisse être discutée parce qu’elle constitue une idée très consolante »(11). Cela est d’ailleurs parfaitement juste, mais, pour être autorisé à le dire, il faut être soi-même indemne de tout sentimentalisme, et ce n’est pas le cas ; sous ce rapport, il n’y a au fond qu’une différence de degré entre le spiritisme et l’occultisme, et, dans ce dernier, les tendances sentimentales et pseudo-mystiques ne firent qu’aller en s’accentuant au cours de cette rapide déchéance à laquelle nous avons déjà fait allusion. Mais, dès les premiers temps, et sans sortir de la question de la communication avec les morts, ces tendances s’affirmaient déjà très suffisamment dans des phrases comme celle-ci : « Quand une mère éplorée voit sa fille se manifester à elle, d’une manière évidente, quand une fille restée seule sur terre voit son père défunt lui apparaître et lui promettre son appui, il y a quatre-vingts chances sur cent pour que ces phénomènes soient bien produits par les “esprits”, les moi des défunts »(12). La raison pour laquelle ce sont là des cas privilégiés est, paraît-il, que, « pour qu’un esprit, pour que l’être lui-même vienne se communiquer, il faut qu’une relation fluidique quelconque existe entre l’évocateur et l’évoqué ». Il faut donc croire que le sentiment doit être considéré comme quelque chose de « fluidique » ; n’avions-nous pas raison de parler de « matérialisme transposé » ? Du reste, toutes ces histoires de « fluides » viennent des magnétiseurs et des spirites : là encore, dans sa terminologie aussi bien que dans ses conceptions, l’occultisme a subi l’influence de ces écoles qu’il qualifie dédaigneusement de « primaires ».

Les représentants de l’occultisme se sont quelquefois départis de leur attitude méprisante à l’égard des spirites, et les avances qu’ils leur firent en certaines circonstances ne sont pas sans rappeler un peu le discours dans lequel Mme Annie Besant, devant l’Alliance Spiritualiste de Londres, déclarait en 1898 que les deux mouvements, « spiritualiste » et théosophiste, avaient eu la même origine. Les occultistes ont même été plus loin en un sens, puisqu’il leur est arrivé d’affirmer que leurs théories ne sont pas seulement apparentées à celles des spirites, ce qui est incontestable, mais qu’elles leur sont identiques au fond ; Papus l’a dit en propres termes dans la conclusion du rapport qu’il présenta au « Congrès spirite et spiritualiste » de 1889 : « Comme il est facile de le voir, les théories du spiritisme sont les mêmes que celles de l’occultisme, mais en moins détaillé. La portée des enseignements du spiritisme est par suite plus grande, puisqu’il peut être compris par un bien plus grand nombre de personnes. Les enseignements, même théoriques, de l’occultisme sont, de par leur complication même, réservés aux cerveaux pliés à toutes les difficultés des conceptions abstraites. Mais au fond c’est une doctrine identique qu’enseignent les deux grandes écoles »(13). Il y a là quelque exagération, et peut-être pourrions-nous qualifier cette attitude de « politique », sans toutefois prêter aux occultistes des intentions comparables à celles de Mme Besant ; du reste, les spirites se méfièrent toujours et ne répondirent guère à ces avances, semblant plutôt redouter qu’on ne voulût les amener à tenter une fusion avec d’autres mouvements. Quoi qu’il en soit, il est permis de trouver que l’« éclectisme » des occultistes français est singulièrement large, et bien incompatible avec leur prétention de posséder une doctrine sérieuse et de s’appuyer sur une tradition respectable ; nous irons même plus loin, et nous dirons que toute école qui a quelque chose de commun avec le spiritisme perd par là même tout droit à présenter ses théories comme l’expression d’un véritable ésotérisme.

Malgré tout, on aurait le plus grand tort de confondre occultisme et spiritisme ; si cette confusion est faite par des gens mal informés, la faute, il est vrai, n’en est pas seulement à leur ignorance, mais aussi pour une part, comme nous venons de le voir, aux imprudences des occultistes eux-mêmes. Pourtant, d’une façon générale, il y a plutôt entre les deux mouvements une sorte d’antagonisme, s’affirmant plus violemment du côté des spirites, plus discrètement du côté des occultistes ; il a d’ailleurs suffi, pour heurter les convictions et les susceptibilités des spirites, que les occultistes relèvent quelques-unes de leurs extravagances, ce qui ne les empêche pas d’en commettre eux-mêmes à l’occasion. On peut comprendre maintenant pourquoi nous avons dit que, pour être spirite, il ne fallait pas seulement admettre la communication avec les morts dans des cas plus ou moins exceptionnels ; en outre, les spirites ne veulent entendre parler à aucun prix des autres éléments que les occultistes font intervenir dans la production des phénomènes, et sur lesquels nous reviendrons, si ce n’est que quelques-uns d’entre eux, un peu moins bornés et moins fanatiques que les autres, acceptent qu’il y ait parfois une action inconsciente du médium et des assistants. Enfin, il y a dans l’occultisme une foule de théories auxquelles rien ne correspond dans le spiritisme ; quelle qu’en soit la valeur réelle, elles témoignent tout au moins de préoccupations moins restreintes, et, en somme, les occultistes se sont quelque peu calomniés quand ils ont, avec plus ou moins de sincérité, affecté de traiter les deux écoles sur un pied d’égalité ; il est vrai que, pour être supérieure au spiritisme, une doctrine n’a pas besoin d’être bien solide ni de faire preuve d’une bien grande élévation intellectuelle.