CHAPITRE VI
Spiritisme et psychisme

Nous avons dit précédemment que, si nous nions absolument toutes les théories du spiritisme, nous ne contestons pas pour cela la réalité des phénomènes que les spirites invoquent à l’appui de ces théories ; nous devons maintenant nous expliquer un peu plus amplement sur ce point. Ce que nous avons voulu dire, c’est que nous n’entendons contester « a priori » la réalité d’aucun phénomène, dès lors que ce phénomène nous apparaît comme possible ; et nous devons admettre la possibilité de tout ce qui n’est pas intrinsèquement absurde, c’est-à-dire de tout ce qui n’implique pas de contradiction ; en d’autres termes, nous admettons en principe tout ce qui répond à la notion de la possibilité entendue en un sens qui est à la fois métaphysique, logique et mathématique. Maintenant, s’il s’agit de la réalisation d’une telle possibilité dans un cas particulier et défini, il faut naturellement envisager d’autres conditions : dire que nous admettons en principe tous les phénomènes dont il s’agit, ce n’est point dire que nous acceptons, sans autre examen, tous les exemples qui en sont rapportés avec des garanties plus ou moins sérieuses ; mais nous n’avons pas à en faire la critique, ce qui est l’affaire des expérimentateurs, et, au point de vue où nous nous plaçons, cela ne nous importe nullement. En effet, dès lors qu’un certain genre de faits est possible, il est sans intérêt pour nous que tel ou tel fait particulier qui y est compris soit vrai ou faux ; la seule chose qui puisse nous intéresser est de savoir comment les faits de cet ordre peuvent être expliqués, et, si nous avons une explication satisfaisante, toute autre discussion nous paraît superflue. Nous comprenons fort bien que telle ne soit pas l’attitude du savant qui amasse des faits pour arriver à se faire une conviction, et qui ne compte que sur le résultat de ses observations pour édifier une théorie ; mais notre point de vue est fort éloigné de celui-là, et d’ailleurs nous ne pensons pas que les faits seuls puissent vraiment servir de base à une théorie, car ils peuvent presque toujours être expliqués également par plusieurs théories différentes. Nous savons que les faits dont il est question sont possibles, puisque nous pouvons les rattacher à certains principes que nous connaissons ; et, comme cette explication n’a rien de commun avec les théories spirites, nous avons le droit de dire que l’existence des phénomènes et leur étude sont choses absolument indépendantes du spiritisme. De plus, nous savons qu’il existe effectivement de tels phénomènes ; nous avons d’ailleurs, à cet égard, des témoignages qui n’ont pu être influencés en rien par le spiritisme, puisque les uns lui sont fort antérieurs, et que les autres proviennent de milieux où il n’a jamais pénétré, de pays où son nom même est aussi inconnu que sa doctrine ; les phénomènes, comme nous l’avons déjà dit, n’ont rien de nouveau ni de spécial au spiritisme. Nous n’avons donc aucune raison pour mettre en doute l’existence de ces phénomènes, et nous en avons au contraire beaucoup pour la regarder comme réelle ; mais il est bien entendu qu’il s’agit toujours en cela de leur existence envisagée d’une façon générale, et d’ailleurs, pour le but que nous nous proposons ici, toute autre considération est parfaitement inutile.

Si nous croyons devoir prendre ces précautions et formuler ces réserves, c’est parce que, sans parler des récits qui ont pu être inventés de toutes pièces par de mauvais plaisants ou pour les besoins de la cause, il s’est produit d’innombrables cas de fraude, ainsi que les spirites eux-mêmes sont bien forcés de le reconnaître(1) ; mais de là à soutenir que tout n’est que supercherie, il y a fort loin. Nous ne comprenons même pas que les négateurs de parti pris insistent autant qu’ils le font sur les fraudes constatées et croient y trouver un argument solide en leur faveur ; nous le comprenons d’autant moins que, comme nous l’avons dit en une autre occasion(2), toute supercherie est toujours une imitation de la réalité ; cette imitation peut sans doute être plus ou moins déformée, mais enfin on ne peut songer à simuler que ce qui existe, et ce serait faire trop grand honneur aux fraudeurs que de les croire capables de réaliser quelque chose d’entièrement nouveau, ce à quoi l’imagination humaine ne parvient d’ailleurs jamais. Au surplus, il y a, dans les séances spirites, des fraudes de plusieurs catégories : le cas le plus simple, mais non le seul, est celui du médium professionnel qui, lorsqu’il ne peut produire de phénomènes authentiques pour une cause ou pour une autre, est poussé par l’intérêt à les simuler ; c’est pourquoi tout médium rétribué doit être tenu pour suspect et surveillé de très près ; et même, à défaut de l’intérêt, la seule vanité peut aussi inciter un médium à frauder. Il est arrivé à la plupart des médiums, même aux plus réputés, d’être pris en flagrant délit ; cela ne prouve point qu’ils ne possèdent pas des facultés très réelles, mais seulement qu’ils ne peuvent pas toujours en faire usage à volonté ; les spirites, qui sont souvent des impulsifs, ont en de tels cas le tort de passer d’un extrême à l’autre et de regarder comme un faux médium, d’une façon absolue, celui à qui pareille mésaventure est advenue, ne fût-ce qu’une seule fois. Les médiums ne sont nullement des saints, comme voudraient le faire croire certains spirites fanatiques, qui les entourent d’un véritable culte ; mais ils sont des malades, ce qui est tout autre chose, en dépit des théories saugrenues de quelques psychologues contemporains. Il faut toujours tenir compte de cet état anormal, qui permet d’expliquer des fraudes d’un autre genre : le médium, comme l’hystérique, éprouve cet irrésistible besoin de mentir, même sans raison, que tous les hypnotiseurs constatent aussi chez leurs sujets, et il n’a en pareil cas qu’une bien faible responsabilité, si même il en a une ; de plus, il est éminemment apte, non seulement à s’autosuggestionner, mais encore à subir les suggestions de son entourage, et à agir en conséquence sans savoir ce qu’il fait : il suffit qu’on attende de lui la production d’un phénomène déterminé pour qu’il soit poussé à le simuler automatiquement(3). Ainsi, il y a des fraudes qui ne sont que semi-conscientes, et d’autres qui sont totalement inconscientes, et où le médium fait souvent preuve d’une habileté qu’il est bien loin de posséder dans son état ordinaire ; tout cela relève d’une psychologie anormale, qui n’a jamais d’ailleurs été étudiée comme elle devrait l’être ; bien des gens ne se doutent pas qu’il y a, jusque dans ce domaine des simulations, un sujet de recherches qui ne seraient point dénuées d’intérêt. Nous laisserons maintenant de côté cette question de la fraude, mais non sans exprimer le regret que les conceptions ordinaires des psychologues et leurs moyens d’investigation soient si étroitement limités que des choses comme celles auxquelles nous venons de faire allusion leur échappent presque complètement, et que, même quand ils veulent s’en occuper, ils n’y comprennent à peu près rien.

Nous ne sommes pas seul à penser que l’étude des phénomènes peut être entreprise d’une façon absolument indépendante des théories spirites ; c’est aussi l’avis de ceux qu’on appelle « psychistes », qui sont ou veulent être en général des expérimentateurs sans idées préconçues (nous disons en général, parce que, là aussi, il y aurait bien quelques distinctions à faire), et qui même s’abstiennent souvent de formuler aucune théorie. Nous conservons les mots de « psychisme » et de « phénomènes psychiques » parce qu’ils sont les plus habituellement employés, et aussi parce que nous n’en avons pas de meilleurs à notre disposition ; mais ils ne sont pas sans donner prise à quelques critiques : ainsi, en toute rigueur, « psychique » et « psychologique » devraient être parfaitement synonymes, et pourtant ce n’est pas de cette façon qu’on l’entend. Les phénomènes dits « psychiques » sont entièrement en dehors du domaine de la psychologie classique, et, si même on suppose qu’ils peuvent avoir quelques rapports avec celle-ci, ce ne sont en tout cas que des rapports extrêmement lointains ; du reste, à notre avis, les expérimentateurs s’illusionnent lorsqu’ils croient pouvoir faire rentrer tous ces faits indistinctement dans ce qu’on est convenu d’appeler « psycho-physiologie ». La vérité est qu’il y a là des faits de bien des sortes, et qui ne peuvent être ramenés à une explication unique ; mais la plupart des savants ne sont point si dépourvus d’idées préconçues qu’ils se l’imaginent, et, surtout lorsqu’il s’agit de « spécialistes », ils ont une tendance involontaire à tout réduire à ce qui fait l’objet de leurs études ordinaires ; c’est dire que les conclusions des « psychistes », quand ils en donnent, ne doivent être acceptées que sous bénéfice d’inventaire. Les observations mêmes peuvent être affectées par des préjugés ; les pratiquants de la science expérimentale ont d’ordinaire des idées assez particulières sur ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, et, de la meilleure foi du monde, ils obligent les faits à s’accorder avec ces idées ; d’autre part, ceux mêmes qui sont le plus opposés aux théories spirites peuvent néanmoins, à leur insu et contre leur gré, subir en quelque façon l’influence du spiritisme. Quoi qu’il en soit, il est très certain que les phénomènes dont il s’agit peuvent faire l’objet d’une science expérimentale comme les autres, différente des autres sans doute, mais du même ordre, et n’ayant en somme ni plus ni moins d’importance ou d’intérêt ; nous ne voyons pas du tout pourquoi il en est qui se plaisent à qualifier ces phénomènes de « transcendants » ou de « transcendantaux », ce qui est un peu ridicule(4). Cette dernière remarque en appelle une autre : c’est que la dénomination de « psychisme », malgré ses inconvénients, est en tout cas bien préférable à celle de « métapsychique », inventée par le Dr Charles Richet, et adoptée ensuite par le Dr Gustave Geley et quelques autres ; « métapsychique », en effet, est un mot évidemment calqué sur « métaphysique », ce qui ne se justifie par aucune analogie(5). Quelque opinion que l’on ait sur la nature et la cause des phénomènes en question, on peut les regarder comme « psychiques », d’autant plus que ce mot en est arrivé à avoir pour les modernes un sens fort vague, et non pas comme étant « au delà du psychique » ; certains seraient même plutôt en deçà ; en outre, l’étude de n’importe quels phénomènes fait partie de la « physique » au sens très général où l’entendaient les anciens, c’est-à-dire de la connaissance de la nature, et est sans aucun rapport avec la métaphysique, ce qui est « au delà de la nature » étant par là même au delà de toute expérience possible. Il n’y a rien qui puisse être mis en parallèle avec la métaphysique, et tous ceux qui savent ce qu’est vraiment celle-ci ne peuvent protester trop énergiquement contre de pareilles assimilations ; il est vrai que, de nos jours, ni les savants ni même les philosophes ne semblent en avoir la moindre notion.

Nous venons de dire qu’il y a bien des sortes de phénomènes psychiques, et nous ajouterons tout de suite, à cet égard, que le domaine du psychisme nous paraît susceptible de s’étendre à beaucoup d’autres phénomènes que ceux du spiritisme. Il est vrai que les spirites sont fort envahissants : ils s’efforcent d’exploiter au profit de leurs idées une multitude de faits qui devraient leur rester tout à fait étrangers, n’étant point provoqués par leurs pratiques, et n’ayant aucune relation directe ou indirecte avec leurs théories, puisqu’on ne peut évidemment songer à y faire intervenir les « esprits des morts » ; sans parler des « phénomènes mystiques », au sens propre et théologique de cette expression, phénomènes qui échappent d’ailleurs totalement à la compétence des savants ordinaires, nous citerons seulement des faits comme ceux qu’on réunit sous le nom de « télépathie », et qui sont incontestablement des manifestations d’êtres actuellement vivants(6). Les incroyables prétentions des spirites à s’annexer les choses les plus diverses ne sont pas sans contribuer à créer et à entretenir dans le public des confusions regrettables : nous avons eu, à maintes reprises, l’occasion de constater qu’il est des gens qui vont jusqu’à confondre le spiritisme avec le magnétisme et même avec l’hypnotisme ; cela ne se produirait peut-être pas si fréquemment si les spirites ne se mêlaient pas de faits qui ne les regardent en rien. À vrai dire, parmi les phénomènes qui se produisent dans les séances spirites, il en est qui relèvent effectivement du magnétisme ou de l’hypnotisme, et dans lesquels le médium ne se comporte pas autrement qu’un sujet somnambulique ordinaire ; nous faisons notamment allusion au phénomène que les spirites appellent « incarnation », et qui n’est pas autre chose au fond qu’un cas de ces « états seconds », dits improprement « personnalités multiples », qui se manifestent fréquemment aussi chez des malades et chez des hypnotisés ; mais, naturellement, l’interprétation spirite est toute différente. La suggestion joue également un grand rôle dans tout cela, et tout ce qui est suggestion et transmission de pensée se rattache évidemment à l’hypnotisme ou au magnétisme (nous n’insistons pas sur la distinction qu’il y a lieu de faire entre ces deux choses, distinction qui est assez difficile à préciser, et qui n’importe pas ici) ; mais, dès lors qu’on a fait rentrer dans ce domaine un phénomène quelconque, le spiritisme n’a plus rien à y voir. Par contre, nous ne voyons aucun inconvénient à ce que de tels phénomènes soient rattachés au psychisme, dont les limites sont fort indécises et mal définies ; peut-être le point de vue des expérimentateurs modernes ne s’oppose-t-il pas à ce qu’on traite comme une science unique ce qui peut faire l’objet de plusieurs sciences distinctes pour ceux qui l’étudient d’une autre façon et qui, nous ne craignons pas de le dire nettement, savent mieux de quoi il s’agit en réalité.

Cela nous conduit à parler un peu des difficultés du psychisme : si les savants n’arrivent pas, dans ce domaine, à obtenir des résultats bien sûrs et bien satisfaisants, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont affaire à des forces qu’ils connaissent mal, mais c’est surtout parce que ces forces n’agissent pas de la même façon que celles qu’ils ont l’habitude de manier, et parce qu’elles ne peuvent guère être soumises aux méthodes d’observation qui réussissent pour ces dernières. En effet, les savants ne peuvent se vanter de connaître sûrement la vraie nature de l’électricité, par exemple, et pourtant cela ne les empêche pas de l’étudier à leur point de vue « phénoméniste », ni surtout de l’utiliser sous le rapport des applications pratiques ; il faut donc que, dans le cas qui nous occupe, il y ait autre chose que cette ignorance à laquelle les expérimentateurs se résignent assez facilement. Ce qu’il importe de remarquer, c’est que la compétence d’un savant « spécialiste » est chose fort limitée ; en dehors de son domaine habituel, il ne peut prétendre à une autorité plus grande que celle du premier venu, et, quelle que soit sa valeur, il n’aura d’autre avantage que celui que peut lui donner l’habitude d’une certaine précision dans l’observation ; encore cet avantage ne compense-t-il qu’imparfaitement certaines déformations professionnelles. C’est pourquoi les expériences psychiques de Crookes, pour prendre un des exemples les plus connus, n’ont point à nos yeux l’importance exceptionnelle que beaucoup se croient obligés de leur attribuer ; nous reconnaissons très volontiers la compétence de Crookes en chimie et en physique, mais nous ne voyons aucune raison de l’étendre à un ordre tout différent. Les titres scientifiques les plus sérieux ne garantissent même pas les expérimentateurs contre des accidents assez vulgaires, comme de se laisser tout simplement mystifier par un médium : cela est peut-être arrivé à Crookes ; cela est sûrement arrivé au Dr Richet, et les trop fameuses histoires de la villa Carmen, à Alger, font même assez peu d’honneur à la perspicacité de ce dernier. Du reste, il y a à cela une excuse, car ces choses sont bien propres à dérouter un physicien ou un physiologiste, voire même un psychologue ; et, par un fâcheux effet de la spécialisation, rien n’est plus naïf et plus dépourvu de tout moyen de défense que certains savants dès qu’on les sort de leur sphère habituelle : nous ne connaissons pas de plus bel exemple, sous ce rapport, que celui de la fantastique collection d’autographes que le célèbre faussaire Vrain-Lucas fit accepter comme authentiques par le mathématicien Michel Chasles ; nul psychiste n’a encore atteint un semblable degré d’extravagante crédulité(7).

Mais ce n’est pas seulement en face de la fraude que les expérimentateurs se trouvent désarmés, faute de connaître mieux la psychologie spéciale des médiums et autres sujets auxquels ils ont recours ; ils sont encore exposés à bien d’autres dangers. D’abord, quant à la façon de conduire des expériences si différentes de celles auxquelles ils sont accoutumés, ces savants se trouvent parfois plongés dans le plus grand embarras, encore qu’ils ne veuillent pas en convenir, ni peut-être se l’avouer à eux-mêmes ; ainsi, ils n’arrivent pas à comprendre qu’il y ait des faits qu’on ne peut pas reproduire à volonté, et que ces faits soient pourtant aussi réels que les autres ; ils prétendent aussi imposer des conditions arbitraires ou impossibles, comme d’exiger la production en pleine lumière de phénomènes auxquels l’obscurité peut être indispensable ; ils riraient assurément, et à bon droit, de l’ignorant qui, dans le domaine des sciences physico-chimiques, ferait montre d’un aussi complet mépris de toutes les lois et voudrait pourtant à toute force observer quelque chose. Ensuite, à un point de vue plus théorique, ces mêmes savants sont portés à méconnaître les limites de l’expérimentation et à lui demander ce qu’elle ne peut donner ; parce qu’ils s’y sont consacrés exclusivement, ils s’imaginent volontiers qu’elle est la source unique de toute connaissance possible ; et, d’ailleurs, un spécialiste est plus mal placé que quiconque pour apprécier les limites au delà desquelles ses méthodes habituelles cessent d’être valables. Enfin, voici ce qu’il y a peut-être de plus grave : il est toujours extrêmement imprudent, nous l’avons dit, de mettre en jeu des forces dont on ignore tout ; or, à cet égard, les psychistes les plus « scientifiques » n’ont pas de grands avantages sur les vulgaires spirites. Il y a des choses auxquelles on ne touche pas impunément, lorsqu’on n’a pas la direction doctrinale voulue pour être sûr de ne jamais s’égarer ; nous ne le répéterons jamais assez, d’autant plus que, dans le domaine dont il s’agit, un tel égarement est un des effets les plus communs et les plus funestes des forces sur lesquelles on expérimente ; le nombre des gens qui y perdent la raison ne le prouve que trop. Or la science ordinaire est absolument impuissante à donner la moindre direction doctrinale, et il n’est pas rare de voir des psychistes qui, sans aller jusqu’à déraisonner à proprement parler, s’égarent cependant d’une façon déplorable : nous comprenons dans ce cas tous ceux qui, après avoir débuté avec des intentions purement « scientifiques », ont fini par être « convertis » au spiritisme plus ou moins complètement, et plus ou moins ouvertement. Nous dirons même plus : il est déjà fâcheux, pour des hommes qui devraient savoir réfléchir, d’admettre la simple possibilité de l’hypothèse spirite, et cependant il est des savants (nous pourrions même dire que presque tous en sont là) qui ne voient pas pourquoi on ne peut l’admettre, et qui même, en l’écartant « a priori », auraient peur de manquer à l’impartialité à laquelle ils sont tenus ; ils n’y croient pas, c’est entendu, mais enfin ils ne la rejettent pas d’une façon absolue, ils se tiennent seulement sur la réserve, dans une attitude de doute pur et simple, aussi éloignée de la négation que de l’affirmation. Malheureusement, il y a de grandes chances pour que celui qui aborde les études psychiques avec de telles dispositions n’en reste pas là, et pour qu’il glisse insensiblement du côté spirite plutôt que du côté opposé : d’abord, sa mentalité a déjà au moins un point commun avec celle des spirites, en ce qu’elle est essentiellement « phénoméniste » (nous ne prenons pas ce mot dans le sens où on l’applique à une théorie philosophique, nous désignons simplement par là cette sorte de superstition du phénomène qui fait le fond de l’esprit « scientiste ») ; ensuite, il y a l’influence du milieu spirite lui-même, avec lequel le psychiste va nécessairement se trouver en contact au moins indirect, ne serait-ce que par l’intermédiaire des médiums avec lesquels il travaillera, et ce milieu est un épouvantable foyer de suggestion collective et réciproque. L’expérimentateur suggestionne incontestablement le médium, ce qui fausse d’ailleurs les résultats dès qu’il a la moindre idée préconçue, si obscure soit-elle ; mais, sans s’en douter, il peut être à son tour suggestionné par lui ; et ce ne serait rien encore s’il n’y avait que le médium, mais il y a aussi toutes les influences que celui-ci traîne avec lui, et dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont éminemment malsaines. Le psychiste, dans ces conditions, va se trouver à la merci d’un incident quelconque, le plus souvent d’ordre tout sentimental : à Lombroso, Eusapia Paladino fait voir le fantôme de sa mère ; Sir Oliver Lodge reçoit des « communications » de son fils tué à la guerre ; il n’en faut pas davantage pour déterminer des « conversions ». Ces cas sont peut-être encore plus fréquents qu’on ne le pense, car il y a certainement des savants qui, par crainte de se mettre en désaccord avec leur passé, n’oseraient pas avouer leur « évolution » et se dire franchement spirites, ni même manifester simplement à l’égard du spiritisme une sympathie trop accentuée. Il y en a même qui n’aiment pas qu’on sache qu’ils s’occupent d’études psychiques, comme si cela devait les déconsidérer aux yeux de leurs confrères et du public, trop habitués à assimiler ces choses au spiritisme ; c’est ainsi que Mme Curie et M. d’Arsonval, par exemple, ont caché pendant fort longtemps qu’ils se livraient à ce genre d’expérimentation. Il est curieux de citer, à ce propos, ces quelques lignes d’un article que la Revue Scientifique consacra jadis au livre du Dr Gibier dont nous avons déjà parlé : « M. Gibier appelle de ses vœux la formation d’une société pour étudier cette nouvelle branche de la physiologie psychologique, et paraît croire qu’il est chez nous le seul, sinon le premier, parmi les savants compétents, à s’intéresser à cette question. Que M. Gibier se rassure et soit satisfait. Un certain nombre de chercheurs très compétents, ceux mêmes qui ont commencé par le commencement et ont déjà mis un certain ordre dans le fouillis du surnaturel (sic), s’occupent de cette question et continuent leur œuvre… sans en entretenir le public »(8). Une semblable attitude est vraiment étonnante chez des gens qui, d’ordinaire, aiment tant la publicité, et qui proclament sans cesse que tout ce dont ils s’occupent peut et doit être divulgué aussi largement que possible. Ajoutons que le directeur de la Revue Scientifique, à cette époque, était le Dr Richet ; celui-là du moins, sinon les autres, ne devait pas toujours s’enfermer dans cette prudente réserve.

Il est encore une autre remarque qu’il est bon de faire : c’est que certains psychistes, sans pouvoir être soupçonnés de se rallier au spiritisme, ont de singulières affinités avec le « néo-spiritualisme » en général, ou avec l’une ou l’autre de ses écoles ; les théosophistes, en particulier, se sont vantés d’en avoir attiré beaucoup dans leurs rangs, et un de leur organes assurait jadis « que tous les savants qui se sont occupés de spiritisme et que l’on cite comme des classiques, n’ont pas du tout été amenés à croire au spiritisme (à part un ou deux), que presque tous ont donné une interprétation se rapprochant de celle des théosophes, et que les plus célèbres sont membres de la Société Théosophique »(9). Il est certain que les spirites revendiquent beaucoup trop facilement comme étant des leurs tous ceux qui ont été mêlés de près ou de loin à ces études et qui ne sont pas leurs adversaires déclarés ; mais les théosophistes, de leur côté, ont peut-être été un peu trop prompts à faire état de certaines adhésions qui n’avaient rien de définitif ; ils devaient pourtant alors avoir présent à la mémoire l’exemple de Myers et de divers autres membres de la Société des recherches psychiques de Londres, et aussi celui du Dr Richet, qui n’avait fait que passer dans leur organisation, et qui n’avait pas été parmi les derniers, en France, à faire écho à la dénonciation des supercheries de Mme Blavatsky par ladite Société des recherches psychiques(10). Quoi qu’il en soit, la phrase que nous venons de citer contenait peut-être une allusion à M. Flammarion, qui fut pourtant toujours plus près du spiritisme que de toute autre conception ; elle en contenait certainement une à William Crookes, qui avait effectivement adhéré à la Société Théosophique en 1883, et qui fut même membre du Conseil directeur de la London Lodge. Quant au Dr Richet, son rôle dans le mouvement « pacifiste » montre qu’il a bien gardé toujours quelque chose de commun avec les « néo-spiritualistes », chez qui les tendances humanitaires ne s’affirment pas moins bruyamment ; pour ceux qui sont au courant de ces mouvements, des coïncidences comme celle-là constituent un signe beaucoup plus net et plus caractéristique que d’autres ne seraient tentés de le croire. Dans le même ordre d’idées, nous avons déjà fait allusion aux tendances anticatholiques de certains psychistes comme le Dr Gibier ; nous aurions même pu, en ce qui concerne celui-ci, parler plus généralement de tendances antireligieuses, à moins pourtant qu’il ne s’agisse de « religion laïque », suivant l’expression chère à Charles Fauvety, un des premiers apôtres du spiritisme français ; voici en effet quelques lignes que nous extrayons de sa conclusion, et qui sont un suffisant échantillon de ces déclamations : « Nous avons foi dans la Science et nous croyons fermement qu’elle débarrassera à tout jamais l’humanité du parasitisme de toutes les espèces de brahmes (l’auteur veut dire de prêtres), et que la religion, ou plutôt la morale devenue scientifique, sera représentée, un jour, par une section particulière dans les académies des sciences de l’avenir »(11). Nous nous en voudrions d’insister sur de pareilles niaiseries, qui malheureusement ne sont point inoffensives ; il y aurait pourtant une curieuse étude à faire sur la mentalité des gens qui invoquent ainsi la « Science » à tout propos, et qui prétendent la mêler à ce qu’il y a de plus étranger à son domaine : c’est encore là une des formes que le déséquilibre intellectuel prend volontiers chez nos contemporains, et qui sont peut-être moins éloignées les unes des autres qu’elles ne le semblent ; n’y a-t-il pas un « mysticisme scientiste », voire même un « mysticisme matérialiste », qui sont, tout aussi bien que les aberrations « néo-spiritualistes », d’évidentes déviations du sentiment religieux(12) ?

Tout ce que nous avons dit des savants, nous pouvons le dire aussi des philosophes qui s’occupent pareillement de psychisme ; ils sont beaucoup moins nombreux, mais enfin il y en a aussi quelques-uns. Nous avons eu ailleurs(13) l’occasion de mentionner incidemment le cas de William James, qui, sur la fin de sa vie, manifesta des tendances très prononcées vers le spiritisme ; il est nécessaire d’y insister, d’autant plus que certains ont trouvé « un peu gros » que nous ayons qualifié ce philosophe de spirite et surtout de « sataniste inconscient ». À ce sujet, nous avertirons d’abord nos contradicteurs éventuels, de quelque côté qu’ils se trouvent, que nous tenons en réserve beaucoup de choses autrement « grosses » encore, ce qui ne les empêche pas d’être rigoureusement vraies ; et d’ailleurs, s’ils savaient ce que nous pensons de l’immense majorité des philosophes modernes, les admirateurs de ce qu’on est convenu d’appeler des « grands hommes » seraient sans doute épouvantés. Sur ce que nous appelons « satanisme inconscient », nous nous expliquerons dans une autre partie ; mais, pour le spiritisme de William James, il aurait fallu remarquer qu’il ne s’agissait que de la dernière période (nous parlions d’« aboutissement final »), car les idées de ce philosophe ont prodigieusement varié. Or il est un fait avéré : c’est que William James avait promis de faire, après sa mort, tout ce qui serait en son pouvoir pour communiquer avec ses amis ou avec d’autres expérimentateurs ; cette promesse, faite assurément « dans l’intérêt de la science », n’en prouve pas moins qu’il admettait la possibilité de l’hypothèse spirite(14), chose grave pour un philosophe (ou qui devrait être grave si la philosophie était ce qu’elle veut être), et nous avons des raisons de supposer qu’il était allé encore plus loin en ce sens ; il va sans dire, du reste, qu’une foule de médiums américains ont enregistré des « messages » signés de lui. Cette histoire nous fait souvenir de celle d’un autre Américain non moins illustre, l’inventeur Edison, qui prétendit récemment avoir découvert un moyen de communiquer avec les morts(15) ; nous ne savons ce qu’il en est advenu, car le silence s’est fait là-dessus, mais nous avons toujours été bien tranquille sur les résultats ; cet épisode est instructif en ce qu’il montre encore que les savants les plus incontestables, et ceux qu’on pourrait croire les plus « positifs », ne sont point à l’abri de la contagion spirite. Mais revenons aux philosophes : à côté de William James, nous avions nommé M. Bergson ; pour celui-ci, nous nous contenterons de reproduire, parce qu’elle est assez significative par elle-même, la phrase que nous avions déjà citée : « Ce serait quelque chose, ce serait même beaucoup que de pouvoir établir sur le terrain de l’expérience la probabilité de la survivance pour un temps x »(16). Cette déclaration est au moins inquiétante, et elle nous prouve que son auteur, déjà si près des idées « néo-spiritualistes » par plus d’un côté, est vraiment engagé sur une voie bien dangereuse, ce que nous regrettons surtout pour ceux qui, lui accordant leur confiance, risquent d’y être entraînés à sa suite. Décidément, pour prémunir contre les pires absurdités, la philosophie ne vaut pas mieux que la science, puisqu’elle n’est pas même capable, nous ne disons pas de prouver (nous savons bien que ce serait trop lui demander), mais de faire comprendre ou seulement pressentir, si confusément que ce soit, que l’hypothèse spirite n’est qu’une impossibilité pure et simple.

Nous aurions pu donner encore bien d’autres exemples, à tel point que, même en laissant de côté ceux qui sont plus ou moins suspects de spiritisme, les psychistes qui ont des tendances « néo-spiritualistes » paraissent être le plus grand nombre ; en France, c’est surtout l’occultisme, au sens où nous l’avons entendu au chapitre précédent, qui a fortement influencé la plupart d’entre eux. Ainsi, les théories du Dr Grasset, pourtant catholique, ne sont pas sans présenter certains rapports avec celles des occultistes ; celles du Dr Durand de Gros, du Dr Dupouy, du Dr Baraduc, du colonel de Rochas, s’en rapprochent bien davantage encore. Nous ne citons là que quelques noms, pris presque au hasard ; quant à fournir des textes justificatifs, ce ne serait pas bien difficile, mais nous ne pouvons songer à le faire ici, parce que cela nous éloignerait trop de notre sujet. Nous nous en tiendrons donc à ces quelques constatations, et nous demanderons si tout cela s’explique suffisamment par le fait que le psychisme représente un domaine mal connu et mal défini, ou si ce n’est pas plutôt, justement parce qu’il y a trop de cas concordants, le résultat inévitable d’investigations téméraires entreprises, dans ce domaine plus dangereux que tout autre, par des gens qui ignorent jusqu’aux plus élémentaires des précautions à prendre pour l’aborder avec sécurité. Pour conclure, nous ajouterons simplement ceci : en droit, le psychisme est tout à fait indépendant, non seulement du spiritisme, mais aussi de toute sorte de « néo-spiritualisme », et même, s’il veut être purement expérimental, il peut à la rigueur être indépendant de toute théorie quelconque ; en fait, les psychistes sont le plus souvent en même temps des « néo-spiritualistes » plus ou moins conscients et plus ou moins avoués, et cet état de choses est d’autant plus regrettable qu’il est de nature à jeter sur ces études, aux yeux des gens sérieux et intelligents, un discrédit qui finira par laisser le champ libre entièrement aux charlatans et aux déséquilibrés.