CHAPITRE PREMIER
Diversité des écoles spirites

Avant d’aborder l’examen des théories spirites, nous devons rappeler que ces théories varient considérablement suivant les écoles ; ce qui constitue le spiritisme en général, c’est seulement l’hypothèse de la communication avec les morts et de leur manifestation par des moyens d’ordre sensible. Pour tout le reste, il peut y avoir des divergences et il y en a effectivement, même sur des points aussi importants que la réincarnation, admise par les uns et rejetée par les autres ; et la constatation de ces divergences serait déjà une raison de douter sérieusement de la valeur des prétendues révélations spirites. En effet, ce qui fait le caractère tout spécial du spiritisme, c’est que ce qu’il présente comme sa doctrine est entièrement basé sur les enseignements des « esprits » ; il y a là une contrefaçon de la « révélation », au sens religieux, qu’il n’est pas inutile de souligner, d’autant plus que les spirites ne se font pas faute de prétendre que c’est à des manifestations du même ordre que les religions ont dû leur origine, et d’en assimiler les fondateurs à des médiums très puissants, voyants et thaumaturges tout ensemble. Les miracles, en effet, sont ramenés par eux à la proportion des phénomènes qui se produisent dans leurs séances, les prophéties à celle des « messages » qu’ils reçoivent(1), et les exploits de leurs « médiums guérisseurs », notamment, sont volontiers mis en parallèle avec les guérisons rapportées dans l’Évangile(2) ; ces gens semblent tenir par-dessus tout à « naturaliser le surnaturel ». Nous avons d’ailleurs l’exemple d’une pseudo-religion, l’Antoinisme, fondée en Belgique par un « guérisseur », ancien chef d’un groupe spirite, dont les enseignements, pieusement recueillis par ses disciples, ne renferment guère qu’une sorte de morale protestante exprimée en un jargon presque incompréhensible ; on peut en dire à peu près autant de certaines sectes américaines comme la « Christian Science », qui, si elles ne sont point spirites, sont du moins « néo-spiritualistes ». Disons aussi dès maintenant, puisque l’occasion s’en présente, que les spirites se plaisent à interpréter l’Évangile à leur façon, suivant l’exemple du Protestantisme, dont l’influence sur tous ces mouvements ne saurait être niée : c’est ainsi qu’ils croient y trouver jusqu’à des arguments en faveur de la réincarnation. Du reste, si certains spirites se disent volontiers chrétiens, ils ne le sont qu’à la manière des protestants libéraux, car cela n’implique point qu’ils reconnaissent la divinité du Christ, qui n’est pour eux qu’un « esprit supérieur » : telle est l’attitude des spirites français de l’école d’Allan Kardec (il est même une fraction qui s’intitule expressément « chrétienne kardéciste »), et aussi de ceux qui adhèrent plus spécialement au « néo-christianisme » imaginé par le vaudevilliste Albin Valabrègue, lequel est d’ailleurs israélite. Nous connaissons des occultistes qui, au lieu de se dire chrétiens comme tout le monde, préfèrent se qualifier de « christiques », afin de marquer par là qu’ils n’entendent adhérer à aucune Église constituée ; les spirites devraient bien trouver aussi quelque mot propre à éviter toute équivoque, car ils sont certainement beaucoup plus éloignés du christianisme réel que les occultistes auxquels nous faisons allusion.

Mais revenons aux enseignements des « esprits » et à leurs innombrables contradictions : même en admettant que ces « esprits » soient ce pour quoi ils se donnent, quel intérêt peut-on avoir à écouter ce qu’ils disent s’ils ne s’accordent pas entre eux, et si, malgré leur changement de condition, ils n’en savent pas plus long que les vivants ? Nous savons bien ce que répondent les spirites, qu’il y a des « esprits inférieurs » et des « esprits supérieurs », et que ces derniers seuls sont dignes de foi, tandis que les autres, bien loin de pouvoir « éclairer » les vivants, ont souvent besoin au contraire d’être « éclairés » par eux, sans compter les « esprits farceurs » auxquels on doit une foule de « communications » triviales ou même obscènes, et qu’il faut se contenter de chasser purement et simplement ; mais comment distinguer ces diverses catégories d’« esprits » ? Les spirites s’imaginent avoir affaire à un « esprit supérieur » lorsqu’ils reçoivent une « communication » à laquelle ils trouvent un caractère « élevé », soit parce qu’elle a une allure de prêche, soit parce qu’elle contient des divagations vaguement philosophiques ; mais, malheureusement, les gens sans parti pris n’y voient généralement qu’un tissu de platitudes, et si, comme il arrive souvent, cette « communication » est signée d’un grand homme, elle tendrait à faire croire que celui-ci a fait tout autre chose que de « progresser » depuis sa mort, ce qui met en défaut l’évolutionnisme spirite. D’autre part, ces « communications » sont celles qui renferment des enseignements proprement dits ; comme il en est de contradictoires, elles ne peuvent toutes émaner pareillement d’« esprits supérieurs », de sorte que le ton sérieux qu’elles affectent n’est pas une garantie suffisante ; mais à quel autre critérium peut-on recourir ? Chaque groupe est naturellement en admiration devant les « communications » qu’il obtient, mais se dédie aisément de celles que reçoivent les autres, surtout lorsqu’il s’agit de groupes entre lesquels il existe une certaine rivalité ; en effet, chacun d’eux a généralement son médium attitré, et les médiums font preuve d’une incroyable jalousie à l’égard de leurs confrères, prétendant monopoliser certains « esprits », contestant l’authenticité des « communications » d’autrui, et les groupes tout entiers les suivent dans cette attitude ; et tous les milieux où l’on prêche la « fraternité universelle » en sont là plus ou moins ! Quand il y a contradiction dans les enseignements, c’est encore bien autre chose ; tout ce que les uns attribuent à des « esprits supérieurs », les autres y voient l’œuvre d’« esprits inférieurs », et réciproquement, comme dans la querelle entre réincarnationnistes et antiréincarnationnistes ; chacun fait appel au témoignage de ses « guides » ou de ses « contrôles »(3), c’est-à-dire des « esprits » en qui il a mis sa confiance, et qui, bien entendu, s’empressent de le confirmer dans l’idée de leur propre « supériorité » et de l’« infériorité » de leurs contradicteurs. Dans ces conditions, et quand les spirites sont si loin de s’entendre sur la qualité de leurs « esprits », comment pourrait-on ajouter foi à leurs facultés de discernement ? Et, même si l’on ne discute pas la provenance de leurs enseignements, ceux-ci peuvent-ils avoir beaucoup plus de valeur que les opinions des vivants, puisque ces opinions, même erronées, persistent après la mort, à ce qu’il paraît, et ne doivent s’effacer ou se corriger qu’avec une extrême lenteur ? C’est ainsi qu’on veut expliquer, par exemple, que, tandis que la majorité des « communications », surtout en France, sont d’un « déisme » qui sent la fin du xviiie siècle, il en est quelques-unes qui sont franchement athées, et il y en a même de matérialistes, ce qui est moins paradoxal que cela n’en a l’air, étant donné ce que sont les conceptions spirites de la vie future. Du reste, des « communications » de ce genre peuvent aussi trouver des partisans dans quelques milieux ; Jules Lermina, le « vieux petit employé » de la Lanterne, n’acceptait-il pas volontiers la qualification de « spirite matérialiste » ? Devant toutes ces incohérences, il n’est que prudent, de la part des spirites, de reconnaître que leur doctrine n’est pas absolument stable, qu’elle est susceptible d’« évoluer » comme les « esprits » eux-mêmes ; et peut-être, avec leur mentalité spéciale, ne sont-ils pas éloignés de voir là une marque de supériorité. Ils déclarent en effet « s’en remettre à la raison et aux progrès de la science, se réservant de modifier leurs croyances à mesure que le progrès et l’expérience en démontreront la nécessité »(4) ; on ne saurait assurément être plus moderne et plus « progressiste ». Les spirites pensent probablement, comme Papus, que « cette idée de l’évolution progressive met fin à toutes les conceptions plus ou moins profondes des théologies sur le Ciel et l’Enfer »(5) ; les pauvres gens ne se doutent pas que, en s’enthousiasmant pour cette idée, ils sont tout simplement dupes de la plus naïve de toutes les illusions.

Dans les conditions que nous venons de décrire, on conçoit que le spiritisme soit quelque peu anarchique et ne puisse avoir une organisation bien définie ; il a cependant été formé, dans différents pays, des sortes d’associations très larges, où les divers groupes spirites, ou du moins la majorité d’entre eux, s’unissent sans renoncer à leur autonomie ; il s’agit plutôt là d’une entente que d’une direction effective. Telles sont les « Fédérations » comme il en existe notamment en Belgique et dans plusieurs États de l’Amérique du Sud ; en France, il a été fondé, en 1919, une « Union Spirite » dont les prétentions sont plus grandes, car à son siège réside un « Comité de direction du spiritisme », mais nous ne savons jusqu’à quel point cette direction est suivie, et, en tout cas, il est certain qu’il y a toujours des dissidents(6). Au sein même de l’école kardéciste proprement dite, l’accord n’est pas absolument parfait : les uns, comme M. Léon Denis, déclarent s’en tenir strictement au kardécisme pur ; les autres, comme M. Gabriel Delanne, veulent donner au mouvement spirite des tendances plus « scientifiques ». Certains spirites affirment même que « le spiritisme-religion doit céder la place au spiritisme-science »(7) ; mais, au fond, le spiritisme, quelque forme qu’il revête, et quelles que soient ses prétentions « scientifiques », ne pourra jamais être autre chose qu’une pseudo-religion. Nous pouvons reproduire, comme particulièrement significatives sous ce rapport, les questions qui furent posées et discutées, en 1913, au Congrès spirite international de Genève : « À quel rôle le spiritisme peut-il prétendre dans l’évolution religieuse de l’humanité ? Le spiritisme est-il la religion scientifique universelle ? Quel est le rapport entre le spiritisme et les autres religions existant actuellement ? Le spiritisme peut-il être assimilé à un culte ? » La déclaration que nous venons de citer n’émane d’ailleurs pas de l’école kardéciste ; elle est empruntée à l’organe d’une secte dénommée « Fraternisme », qui professe des théories assez particulières, et qui a acquis un développement considérable, surtout dans les milieux ouvriers du Nord de la France ; nous en reparlerons à l’occasion, ainsi que de quelques autres sectes du même genre, qui ne sont pas parmi les moins dangereuses.

En Amérique, le lien entre tous les groupements est surtout constitué par de vastes réunions en plein air appelées camp-meetings, qui se tiennent à intervalles plus ou moins réguliers, et où l’on entend pendant plusieurs jours les discours et les exhortations des chefs du mouvement et des médiums « inspirés » ; c’est tout autre chose que les congrès européens. C’est d’ailleurs dans son pays d’origine, comme il est naturel, que le spiritisme a donné naissance aux associations les plus nombreuses et du caractère le plus varié ; nulle part, il ne s’est jamais posé plus ouvertement en religion que dans quelques-unes de ces associations. En effet, il est des spirites qui n’ont pas craint de former des « Églises », avec une organisation tout à fait semblable à celle des innombrables sectes protestantes du même pays : telle est, par exemple, l’« Église du Vrai Spiritualisme », fondée sous l’inspiration de l’« esprit » du Rév. Samuel Watson, un ancien pasteur méthodiste qui s’était jadis converti au modern spiritualism. D’autres préfèrent la forme de ces sociétés secrètes ou demi-secrètes qui sont si fort en honneur aux États-Unis, et qui se décorent à l’envi des titres les plus pompeux, les plus impressionnants pour les « profanes » ; un Américain pourra en imposer à ceux qui ne savent pas de quoi il s’agit, en se présentant comme membre de l’« Ancien Ordre de Melchisédek », autrement appelé « Fraternité de Jésus »(8), ou d’un quelconque « Ordre des Mages » (il y en a plusieurs de ce nom) ; et l’on sera tout étonné de découvrir ensuite qu’on a tout simplement affaire à un vulgaire spirite. Des organisations de ce genre peuvent d’ailleurs aussi n’être pas spécialement spirites, mais compter un très grand nombre de spirites parmi leurs membres ; du reste, dans les multiples formes du « néo-spiritualisme », il y en a quelques-unes qui ne sont guère qu’un spiritisme plus ou moins perfectionné. C’est à tel point qu’on se demande parfois si l’apparence occultiste et les prétentions ésotériques de tel ou tel groupement ne sont pas un simple masque pris par quelques spirites qui ont voulu s’isoler de la masse et opérer une sorte de sélection relative ; et, si les spirites en général répudient tout ésotérisme, la présence de certains d’entre eux dans les milieux proprement occultistes prouve déjà qu’il peut y avoir bien des accommodements et des transitions ; la conduite de ces gens n’est pas toujours rigoureusement conforme à leurs principes, si tant est qu’ils aient des principes. C’est surtout chez les spirites anglo-saxons qu’on trouve des choses du genre de celles auxquelles nous faisons allusion : nous avons déjà parlé ailleurs d’une société anglaise soi-disant rosicrucienne, dite « Ordre de la Rosée et de la Lumière », que les organisations avec lesquelles elle était en concurrence accusèrent de pratiquer la « magie noire »(9) ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle n’avait aucun rapport avec l’ancienne Rose-Croix dont elle prétendait tirer son origine, que la plupart de ses membres étaient spirites, et que, en réalité, on y faisait plutôt du spiritisme qu’autre chose. « Leurs guides, lisons-nous en effet dans une lettre publiée par un organe théosophiste, sont des élémentaires : Francisco le moine, M. Sheldon, et Abdallah ben Yusuf, ce dernier ancien adepte arabe ; ils sacrifient des chevreaux ; ils ont voulu former un cercle pour obtenir des informations d’une manière défendue. Il y a aussi parmi eux des astrologues et des sectateurs aveugles d’Hiram Butler »(10). Ce dernier personnage avait fondé à Boston une « Fraternité Ésotérique », qui se donnait pour but « l’étude et le développement du vrai sens interne de l’inspiration divine, et l’interprétation de toutes les Écritures » ; les ouvrages assez nombreux qu’il publia ne contiennent rien de sérieux. Toutefois, dans l’exemple que nous venons de donner, on ne peut pas dire qu’il s’agisse d’une école spirite à proprement parler ; mais on peut supposer, ou bien que le spiritisme s’était infiltré dans une organisation préexistante, ou bien qu’il n’y avait là qu’un déguisement destiné à faire illusion au moyen d’un nom usurpé ; en tout cas, si ce n’était véritablement que du spiritisme, cela voulait pourtant affecter d’être autre chose. Si nous avons cité ce cas, c’est pour mieux montrer toutes les formes qu’un mouvement comme celui-là est susceptible de prendre ; et, à ce propos, nous rappellerons encore l’influence que le spiritisme a manifestement exercée sur l’occultisme et le théosophisme, malgré l’antagonisme apparent où il se trouve vis-à-vis de ces écoles plus récentes, dont les fondateurs et les chefs, ayant d’abord été spirites pour la plupart, gardèrent toujours quelque chose de leurs premières idées.