CHAPITRE III
Immortalité et survivance

Entre autres prétentions injustifiées, les spirites ont celle de fournir la « preuve scientifique » ou la « démonstration expérimentale de l’immortalité de l’âme »(1) ; cette affirmation implique un certain nombre d’équivoques, qu’il importe de dissiper avant même de discuter l’hypothèse fondamentale de la communication avec les morts. Tout d’abord, il peut y avoir une équivoque portant sur le mot même d’« immortalité », car ce mot n’a pas le même sens pour tout le monde : ce que les Occidentaux appellent ainsi n’est pas ce que les Orientaux désignent par des termes qui peuvent cependant sembler équivalents, qui le sont même parfois exactement si l’on s’en tient au seul point de vue philologique. Ainsi, le mot sanscrit amrita se traduit bien littéralement par « immortalité », mais il s’applique exclusivement à un état qui est supérieur à tout changement, car l’idée de « mort » est ici étendue à un changement quelconque. Les Occidentaux, au contraire, ont l’habitude de n’appeler « mort » que la fin de l’existence terrestre, et d’ailleurs ils ne conçoivent guère les autres changements analogues, car il semble que ce monde soit pour eux la moitié de l’Univers, tandis que, pour les Orientaux, il n’en représente qu’une portion infinitésimale ; nous parlons ici des Occidentaux modernes, car l’influence du dualisme cartésien est bien pour quelque chose dans cette façon si restreinte d’envisager l’Univers. Il faut y insister d’autant plus que ces choses sont généralement ignorées, et, en outre, ces considérations faciliteront grandement la réfutation proprement dite de la théorie spirite : au point de vue de la métaphysique pure, qui est le point de vue oriental, il n’y a pas en réalité deux mondes, celui-ci et « l’autre », corrélatifs et pour ainsi dire symétriques ou parallèles ; il y a une série indéfinie et hiérarchisée de mondes, c’est-à-dire d’états d’existence (et non pas de lieux), dans laquelle celui-ci n’est qu’un élément qui n’a ni plus ni moins d’importance ou de valeur que n’importe quel autre, qui est simplement à la place qu’il doit occuper dans l’ensemble, au même titre que tous les autres. Par suite, l’immortalité, au sens que nous avons indiqué, ne peut pas être atteinte dans « l’autre monde » comme le pensent les Occidentaux, mais seulement au delà de tous les mondes, c’est-à-dire de tous les états conditionnés ; notamment, elle est en dehors du temps et de l’espace, et aussi de toutes les conditions analogues à celles-là ; étant absolument indépendante du temps et de tout autre mode possible de la durée, elle s’identifie à l’éternité même. Cela ne veut point dire que l’immortalité telle que la conçoivent les Occidentaux n’ait pas aussi une signification réelle, mais qui est tout autre : elle n’est en somme qu’une prolongation indéfinie de la vie, dans des conditions modifiées et transposées, mais qui demeurent toujours comparables à celles de l’existence terrestre ; le fait même qu’il s’agit d’une « vie » le prouve suffisamment, et il est à remarquer que cette idée de « vie » est une de celles dont les Occidentaux s’affranchissent le plus difficilement, même quand ils ne professent pas à son égard le respect superstitieux qui caractérise certains philosophes contemporains ; il faut ajouter qu’ils n’échappent guère plus facilement au temps et à l’espace, et, si on n’y échappe pas, il n’y a pas de métaphysique possible. L’immortalité, au sens occidental, n’est pas en dehors du temps, suivant la conception ordinaire, et, même suivant une conception moins « simpliste », elle n’est pas en dehors d’une certaine durée ; c’est une durée indéfinie, qui peut être appelée proprement « perpétuité », mais qui n’a aucun rapport avec l’éternité, pas plus que l’indéfini, qui procède du fini par développement, n’en a avec l’Infini. Cette conception correspond effectivement à un certain ordre de possibilités ; mais la tradition extrême-orientale, se refusant à la confondre avec celle de l’immortalité vraie, lui accorde seulement le nom de « longévité » ; au fond, ce n’est qu’une extension dont sont susceptibles les possibilités de l’ordre humain. On s’en aperçoit aisément lorsqu’on se demande ce qui est immortel dans l’un et l’autre cas : au sens métaphysique et oriental, c’est la personnalité transcendante ; au sens philosophico-théologique et occidental, c’est l’individualité humaine. Nous ne pouvons développer ici la distinction essentielle de la personnalité et de l’individualité ; mais, ne sachant que trop quel est l’état d’esprit de bien des gens, nous tenons à dire expressément qu’il serait vain de chercher une opposition entre les deux conceptions dont nous venons de parler, car, étant d’ordre totalement différent, elles ne s’excluent pas plus qu’elles ne se confondent. Dans l’Univers, il y a place pour toutes les possibilités, à la condition qu’on sache mettre chacune d’elles à son rang véritable ; malheureusement, il n’en est point de même dans les systèmes des philosophes, mais c’est là une contingence dont on aurait grand tort de s’embarrasser.

Quand il est question de « prouver expérimentalement l’immortalité », il va de soi qu’il ne saurait en aucune façon s’agir de l’immortalité métaphysique : cela est, par définition même, au delà de toute expérience possible ; d’ailleurs, les spirites n’en ont évidemment pas la moindre idée, de sorte qu’il n’y a lieu de discuter leur prétention qu’en se plaçant uniquement au point de vue de l’immortalité entendue au sens occidental. Même à ce point de vue, la « démonstration expérimentale » dont ils parlent apparaît comme une impossibilité, pour peu qu’on veuille y réfléchir un instant ; nous n’insisterons pas sur l’emploi abusif qui est fait du mot « démonstration » ; l’expérience est incapable de « démontrer » proprement quelque chose, au sens rigoureux de ce mot, celui qu’il a en mathématiques par exemple ; mais passons là-dessus, et remarquons seulement que c’est une étrange illusion, propre à l’esprit moderne, que celle qui consiste à faire intervenir la science, et spécialement la science expérimentale, dans des choses où elle n’a que faire, et à croire que sa compétence peut s’étendre à tout. Les modernes, enivrés par le développement qu’ils sont parvenus à donner à ce domaine très particulier, et s’y étant d’ailleurs appliqués si exclusivement qu’ils ne voient plus rien en dehors, en sont arrivés tout naturellement à méconnaître les limites à l’intérieur desquelles l’expérimentation est valable, et au delà desquelles elle ne peut plus donner aucun résultat ; nous parlons ici de l’expérimentation dans son sens le plus général, sans aucune restriction, et, bien entendu, ces limites seront encore plus étroites si l’on n’envisage que les modalités assez peu nombreuses qui constituent les méthodes reconnues et mises en usage par les savants ordinaires. Il y a précisément, dans le cas qui nous occupe, une méconnaissance des limites de l’expérimentation ; nous en rencontrerons un autre exemple à propos des prétendues preuves de la réincarnation, exemple plus frappant peut-être encore, ou du moins d’apparence plus singulière, et qui nous donnera l’occasion de compléter ces considérations en nous plaçant à un point de vue un peu différent.

L’expérience ne porte jamais que sur des faits particuliers et déterminés, ayant lieu en un point défini de l’espace et en un moment également défini du temps ; du moins, tels sont tous les phénomènes qui peuvent être l’objet d’une constatation expérimentale dite « scientifique » (et c’est là ce qu’entendent aussi les spirites). Cela est assez ordinairement reconnu, mais on se méprend peut-être plus aisément sur la nature et la portée des généralisations auxquelles l’expérience peut légitimement donner lieu (et qui la dépassent d’ailleurs considérablement) : ces généralisations ne peuvent porter que sur des classes ou des ensembles de faits, dont chacun, pris à part, est tout aussi particulier et aussi déterminé que celui sur lequel on a fait les constatations dont on généralise ainsi les résultats, de sorte que ces ensembles ne sont indéfinis que numériquement, en tant qu’ensembles, non quant à leurs éléments. Ce que nous voulons dire, c’est ceci : on n’est jamais autorisé à conclure que ce qu’on a constaté en un certain lieu de la surface terrestre se produit semblablement en tout autre lieu de l’espace, ni qu’un phénomène que l’on a observé dans une durée très limitée est susceptible de se prolonger pendant une durée indéfinie ; naturellement, nous n’avons pas ici à sortir du temps et de l’espace, ni à considérer autre chose que des phénomènes, c’est-à-dire des apparences ou des manifestations extérieures. Il faut savoir distinguer entre l’expérience et son interprétation : les spirites, ainsi que les psychistes, constatent certains phénomènes, et nous n’entendons pas discuter la description qu’ils en donnent ; c’est l’interprétation des spirites, quant à la cause réelle de ces phénomènes, qui est radicalement fausse. Admettons pourtant, pour un instant, que cette interprétation soit correcte, et que ce qui se manifeste soit véritablement un être humain « désincarné » ; s’ensuivra-t-il nécessairement que cet être soit immortel, c’est-à-dire que son existence posthume ait une durée réellement indéfinie ? On voit sans peine qu’il y a là une extension illégitime de l’expérience, consistant à attribuer l’indéfinité temporelle à un fait constaté pour un temps défini ; et, même en acceptant l’hypothèse spirite, cela seul suffirait à en réduire l’importance et l’intérêt à d’assez modestes proportions. L’attitude des spirites qui s’imaginent que leurs expériences établissent l’immortalité n’est pas mieux fondée logiquement que ne le serait celle d’un homme qui, n’ayant jamais vu mourir un être vivant, affirmerait qu’un tel être doit continuer à exister indéfiniment dans les mêmes conditions, pour la seule raison qu’il aurait constaté cette existence dans un certain intervalle ; et cela, nous le répétons, sans rien préjuger de la vérité ou de la fausseté du spiritisme même, puisque notre comparaison, pour être entièrement juste, suppose même implicitement sa vérité.

Il y a pourtant des spirites qui se sont aperçus plus ou moins clairement de ce qu’il y avait là d’illusoire, et qui, pour faire disparaître ce sophisme inconscient, ont renoncé à parler d’immortalité pour ne plus parler que de « survie » ou de « survivance » ; ils échappent ainsi, nous le reconnaissons très volontiers, aux objections que nous venons de formuler. Nous ne voulons pas dire que ces spirites, en général, ne soient pas aussi persuadés que les autres de l’immortalité, qu’ils ne croient pas comme eux à la perpétuité de la « survivance » ; mais cette croyance a alors le même caractère que chez les non-spirites, elle ne diffère plus très sensiblement de ce qu’elle peut être, par exemple, pour les adhérents d’une religion quelconque, sauf en ce que, pour l’appuyer, on ajoute aux raisons ordinaires le témoignage des « esprits » ; mais les affirmations de ceux-ci sont bien sujettes à caution, car, aux yeux des spirites eux-mêmes, elles peuvent n’être souvent que le résultat des idées qu’ils avaient sur cette terre : si un spirite « immortaliste » explique de cette façon les « communications » qui nient l’immortalité (car il y en a), en vertu de quel principe accordera-t-il plus d’autorité à celles qui l’affirment ? Au fond, c’est tout simplement parce que ces dernières sont en accord avec ses propres convictions ; mais encore faut-il que ces convictions aient une autre base, qu’elles soient établies indépendamment de son expérience, donc fondées sur des raisons qui ne sont plus spécialement propres au spiritisme. En tout cas, il nous suffit de constater que des spirites sentent la nécessité de renoncer à la prétention de prouver « scientifiquement » l’immortalité : c’est déjà un point acquis, et même un point important pour déterminer exactement la portée de l’hypothèse spirite.

L’attitude que nous venons de définir en dernier lieu est aussi celle des philosophes contemporains qui ont des tendances plus ou moins marquées vers le spiritisme ; la seule différence, c’est que ces philosophes mettent au conditionnel ce que les spirites affirment catégoriquement ; en d’autres termes, les uns se contentent de parler de la possibilité de prouver expérimentalement la survivance, tandis que les autres regardent la preuve comme déjà faite. M. Bergson, immédiatement avant d’écrire la phrase que nous avons reproduite plus haut, et où il envisage précisément cette possibilité, reconnaît que « l’immortalité elle-même ne saurait être prouvée expérimentalement » ; sa position est donc très nette à cet égard ; et, pour ce qui est de la survivance, il pousse la prudence jusqu’à parler seulement de « probabilité », peut-être parce qu’il se rend compte, jusqu’à un certain point, que l’expérimentation ne donne pas de véritables certitudes. Seulement, tout en réduisant ainsi la valeur de la preuve expérimentale, il trouve que « ce serait déjà quelque chose », que « ce serait même beaucoup » ; aux yeux d’un métaphysicien, au contraire, et même sans y apporter tant de restrictions, ce serait fort peu de chose, pour ne pas dire que ce serait tout à fait négligeable. En effet, l’immortalité au sens occidental est déjà chose toute relative, qui, comme telle, ne se rapporte pas au domaine de la métaphysique pure ; que dire d’une simple survivance ? Même en dehors de toute considération métaphysique, nous ne voyons pas bien qu’il puisse y avoir, pour l’homme, un intérêt capital à savoir, de façon plus ou moins probable ou même certaine, qu’il peut compter sur une survivance qui n’est peut-être que « pour un temps x » ; cela peut-il avoir pour lui beaucoup plus d’importance que de savoir plus ou moins exactement ce que durera sa vie terrestre, dont on ne lui présente ainsi qu’une prolongation indéterminée ? On voit combien ceci diffère du point de vue proprement religieux, qui compterait pour rien une survivance qui ne serait pas assurée de la perpétuité ; et, dans l’appel que le spiritisme fait à l’expérience en cet ordre de choses, on peut voir, étant données les conséquences qui en résultent, une des raisons (elle est loin d’être la seule) pour lesquelles il ne sera jamais qu’une pseudo-religion.

Nous avons encore à signaler un autre côté de la question : pour les spirites, quel que soit le fondement de leur croyance à l’immortalité, tout ce qui survit dans l’homme est immortel ; ce qui survit, c’est, rappelons-le, l’ensemble constitué par l’« esprit » proprement dit et par le « périsprit » qui en est inséparable. Pour les occultistes, ce qui survit, c’est pareillement l’ensemble de l’« esprit » et du « corps astral » ; mais, dans cet ensemble, l’« esprit » seul est immortel, et le « corps astral » est périssable(2) ; et pourtant occultistes et spirites prétendent également baser leurs affirmations sur l’expérience, qui montrerait ainsi aux uns la dissolution de l’« organisme invisible » de l’homme, tandis que les autres n’auraient jamais eu l’occasion de rien constater de semblable. D’après la théorie occultiste, il y aurait une « seconde mort », qui serait sur le « plan astral » ce que la mort au sens ordinaire est sur le « plan physique » ; et les occultistes sont bien forcés de reconnaître que les phénomènes psychiques ne sauraient en tout cas prouver la survivance au delà du « plan astral ». Ces divergences montreraient le peu de solidité des prétendues preuves expérimentales, tout au moins en ce qui concerne l’immortalité, s’il en était encore besoin après les autres raisons que nous avons données, et qui d’ailleurs sont beaucoup plus décisives à nos yeux, puisqu’elles en établissent la complète inanité ; malgré tout, il n’est pas sans intérêt de constater que, deux écoles d’expérimentateurs se plaçant dans la même hypothèse, ce qui est immortel pour l’une ne l’est pas pour l’autre. Il faut ajouter, en outre, que la question se trouve encore compliquée, tant pour les spirites que pour les occultistes, par l’introduction de l’hypothèse de la réincarnation : la « survivance » envisagée, et dont les conditions sont diversement décrites par les différentes écoles, ne représente naturellement que la période intermédiaire entre deux vies terrestres successives, puisque, à chaque nouvelle « incarnation », les choses doivent évidemment se retrouver dans le même état qu’à la précédente. C’est donc toujours, somme toute, d’une « survivance » provisoire qu’il s’agit, et, en définitive, la question demeure entière : on ne peut dire, en effet, que cette alternance régulière d’existences terrestres et ultra-terrestres doive se continuer indéfiniment ; les différentes écoles pourront discuter là-dessus, mais ce n’est pas l’expérience qui viendra jamais les départager. Ainsi, si la question est reculée, elle n’est point pour cela résolue, et le même doute subsiste toujours quant à la destinée finale de l’être humain ; du moins, c’est là ce que devrait avouer un réincarnationniste qui voudrait rester conséquent avec lui-même, car sa théorie est plus incapable que toute autre d’apporter ici une solution, surtout s’il prétend se tenir sur le terrain de l’expérience ; il en est qui croient en effet avoir trouvé des preuves expérimentales de la réincarnation, mais cela est une autre affaire, que nous examinerons plus loin.

Ce qui est à retenir, c’est que ce que les spirites disent de la « survie » ou de la « survivance » s’applique essentiellement, pour eux, à l’intervalle compris entre deux « incarnations » ; c’est là la condition des « esprits » dont ils croient observer les manifestations ; c’est ce qu’ils nomment l’« erraticité », ou encore la vie « dans l’espace », comme si ce n’était pas aussi dans l’espace que se déroule l’existence terrestre ! Un terme comme celui de « survie » est très bien approprié pour désigner leur conception, car elle est littéralement celle d’une vie continuée, et dans des conditions aussi proches que possible de celles de la vie terrestre. Il n’y a pas, chez eux, cette transposition qui permet à d’autres de concevoir la « vie future » et même perpétuelle d’une façon qui répond à une possibilité, quelle que soit d’ailleurs la place que cette possibilité occupe dans l’ordre total ; au contraire, la « survie », telle qu’ils se la représentent, n’est qu’une impossibilité, parce que, transportant telles quelles dans un état les conditions d’un autre état, elle implique un ensemble d’éléments incompatibles entre eux. Cette supposition impossible est d’ailleurs absolument nécessaire au spiritisme, parce que, sans elle, les communications avec les morts ne seraient même pas concevables ; pour pouvoir se manifester comme ils sont censés le faire, il faut que les « désincarnés » soient très près des vivants sous tous les rapports, et que l’existence des uns ressemble singulièrement à celle des autres. Cette similitude est poussée à un degré à peine croyable, et qui montre jusqu’à l’évidence que les descriptions de cette « survie » ne sont qu’un simple reflet des idées terrestres, un produit de l’imagination « subconsciente » des spirites eux-mêmes ; nous pensons qu’il est bon de nous arrêter quelques instants sur ce côté du spiritisme, qui n’est pas un des moins ridicules.