CHAPITRE IV
Les représentations de la survie
On raconte que certains sauvages se représentent l’existence posthume sur le modèle exact de la vie terrestre : le mort continuerait à accomplir les mêmes actions, à chasser, à pêcher, à faire la guerre, à se livrer en un mot à toutes ses occupations habituelles, sans oublier celles de boire et de manger ; et l’on ne manque pas, bien entendu, de faire remarquer combien de semblables conceptions sont naïves et grossières. À vrai dire, il convient de se méfier toujours un peu de ce qu’on rapporte sur les sauvages, et cela pour plusieurs raisons : d’abord, les récits des voyageurs, source unique de toutes ces histoires, sont souvent fantaisistes ; ensuite, quelqu’un qui croit rapporter fidèlement ce qu’il a vu et entendu peut cependant n’y avoir rien compris et, sans s’en apercevoir, substituer aux faits son interprétation personnelle ; enfin, il y a des savants, ou soi-disant tels, qui viennent encore superposer à tout cela leur propre interprétation, résultat d’idées préconçues : ce qu’on obtient par cette dernière élaboration, ce n’est pas ce que pensent les sauvages, mais ce qu’ils doivent penser conformément à telle théorie « anthropologique » ou « sociologique ». En réalité, les choses sont moins simples, ou, si l’on préfère, elles sont compliquées d’une tout autre façon, parce que les sauvages, tout comme les civilisés, ont des manières de penser qui leur sont particulières, donc qui sont difficilement accessibles aux hommes d’une autre race ; et, avec les sauvages, on a fort peu de ressources pour les comprendre et pour s’assurer qu’on les comprend bien, parce que, généralement, ils ne savent guère expliquer ce qu’ils pensent, en admettant qu’eux-mêmes s’en rendent bien compte. Pour ce qui est de l’assertion que nous rapportions tout à l’heure, on prétend l’appuyer sur un certain nombre de faits qui ne prouvent absolument rien, comme les objets qu’on dépose auprès des morts, les offrandes d’aliments qu’on fait sur les tombeaux ; des rites tout semblables ont existé ou existent encore chez des peuples qui ne sont nullement des sauvages, et ils n’y correspondent point à ces conceptions grossières dont on croit qu’ils sont un indice, parce que leur vraie signification est tout autre que celle que leur attribuent les savants européens, et parce que, en réalité, ils concernent uniquement certains éléments inférieurs de l’être humain. Seulement, les sauvages, qui sont pour nous, non point des « primitifs », mais au contraire des dégénérés, peuvent avoir conservé certains rites sans les comprendre, et cela depuis des temps fort reculés ; la tradition, dont le sens s’est perdu, a fait place chez eux à la routine, ou à la « superstition » au sens étymologique du mot. Dans ces conditions, nous ne voyons aucun inconvénient à ce que certaines tribus tout au moins (il ne faut pas trop généraliser) en soient arrivées à concevoir la vie future à peu près comme on le dit ; mais il n’y a pas besoin d’aller si loin pour trouver, et d’une façon beaucoup plus certaine, des conceptions ou plutôt des représentations qui soient exactement celles-là. D’abord, on en trouverait très probablement, à notre époque autant qu’à toute autre, dans les classes inférieures des peuples qui vantent le plus leur civilisation : si l’on cherchait des exemples parmi les paysans des divers pays d’Europe, nous sommes persuadé que la récolte ne manquerait pas d’être abondante. Mais il y a mieux : dans les mêmes pays, les exemples les plus nets, ceux qui revêtent les formes les plus précises dans leur grossièreté, ne seraient peut-être pas fournis par des illettrés, mais bien plutôt par des gens qui possèdent une certaine instruction, dont quelques-uns sont même regardés communément comme des « intellectuels ». Nulle part, en effet, les représentations du genre spécial dont il s’agit ne se sont jamais affirmées avec autant de force que chez les spirites ; il y a là un curieux sujet d’études, que nous nous permettons de recommander aux sociologues, qui, là du moins, ne courront pas le risque d’une erreur d’interprétation.
Nous ne saurions mieux faire que de citer ici, pour commencer, quelques extraits d’Allan Kardec lui-même ; et voici tout d’abord ce qu’il dit au sujet de l’« état de trouble » qui suit immédiatement la mort : « Ce trouble présente des circonstances particulières, selon le caractère des individus et surtout selon le genre de mort. Dans les morts violentes, par suicide, supplice, accident, apoplexie, blessures, etc., l’esprit est surpris, étonné, et ne croit pas être mort ; il le soutient avec opiniâtreté ; pourtant il voit son corps, il sait que ce corps est le sien, et il ne comprend pas qu’il en soit séparé ; il va auprès des personnes qu’il affectionne, leur parle, et ne conçoit pas pourquoi elles ne l’entendent pas. Cette illusion dure jusqu’à l’entier dégagement du périsprit ; alors seulement l’esprit se reconnaît et comprend qu’il ne fait plus partie des vivants. Ce phénomène s’explique aisément. Surpris à l’improviste par la mort, l’esprit est étourdi du brusque changement qui s’est opéré en lui ; pour lui, la mort est encore synonyme de destruction, d’anéantissement ; or, comme il pense, qu’il voit, qu’il entend, à son sens il n’est pas mort ; ce qui augmente son illusion, c’est qu’il se voit un corps semblable au précédent pour la forme, mais dont il n’a pas encore eu le temps d’étudier la nature éthérée ; il le croit solide et compact comme le premier ; et quand on appelle son attention sur ce point, il s’étonne de ne pas pouvoir se palper… Certains esprits présentent cette particularité quoique la mort ne soit pas arrivée inopinément ; mais elle est toujours plus générale chez ceux qui, quoique malades, ne pensaient pas à mourir. On voit alors le singulier spectacle d’un esprit assistant à son convoi comme à celui d’un étranger, et en parlant comme d’une chose qui ne le regarde pas, jusqu’au moment où il comprend la vérité… Dans les cas de mort collective, il a été observé que tous ceux qui périssent en même temps ne se revoient pas toujours immédiatement. Dans le trouble qui suit la mort, chacun va de son côté, ou ne se préoccupe que de ceux qui l’intéressent »(1). Voici maintenant pour ce qu’on pourrait appeler la vie journalière des « esprits » : « La situation des esprits et leur manière de voir les choses varient à l’infini en raison du degré de leur développement moral et intellectuel. Les esprits d’un ordre élevé ne font généralement sur la terre que des séjours de courte durée ; tout ce qui s’y fait est si mesquin en comparaison des grandeurs de l’infini (sic), les choses auxquelles les hommes attachent le plus d’importance sont si puériles à leurs yeux, qu’ils y trouvent peu d’attraits, à moins qu’ils n’y soient appelés en vue de concourir au progrès de l’humanité. Les esprits d’un ordre moyen y séjournent plus fréquemment, quoiqu’ils considèrent les choses d’un point de vue plus élevé que de leur vivant. Les esprits vulgaires y sont en quelque sorte sédentaires et constituent la masse de la population ambiante du monde invisible ; ils ont conservé à peu de chose près les mêmes idées, les mêmes goûts et les mêmes penchants qu’ils avaient sous leur enveloppe corporelle ; ils se mêlent à nos réunions, à nos affaires, à nos amusements, auxquels ils prennent une part plus ou moins active, selon leur caractère. Ne pouvant satisfaire leurs passions, ils jouissent de ceux qui s’y abandonnent et les y excitent. Dans le nombre, il en est de plus sérieux qui voient et observent pour s’instruire et se perfectionner »(2). Il paraît en effet que les « esprits errants », c’est-à-dire ceux qui attendent une nouvelle incarnation, s’instruisent « en voyant et observant ce qui se passe dans les lieux qu’ils parcourent », et aussi « en écoutant les discours des hommes éclairés et les avis des esprits plus élevés qu’eux, ce qui leur donne des idées qu’ils n’avaient pas »(3). Les pérégrinations de ces « esprits errants », si instructives qu’elles soient, ont l’inconvénient d’être presque aussi fatigantes que les voyages terrestres ; mais « il y a des mondes particulièrement affectés aux êtres errants, mondes dans lesquels ils peuvent habiter temporairement, sortes de bivouacs, de camps pour se reposer d’une trop longue erraticité, état toujours un peu pénible. Ce sont des positions intermédiaires parmi les autres mondes, graduées suivant la nature des esprits qui peuvent s’y rendre, et ceux-ci jouissent d’un bien-être plus ou moins grand »(4). Tous les « esprits » ne peuvent pas aller partout indifféremment ; voici comment ils expliquent eux-mêmes les relations qu’ils ont entre eux : « Les esprits des différents ordres se voient, mais ils se distinguent les uns des autres. Ils se fuient ou se rapprochent, selon l’analogie ou l’antipathie de leurs sentiments, comme cela a lieu parmi vous. C’est tout un monde dont le vôtre est le reflet obscurci(5). Ceux du même rang se réunissent par une sorte d’affinité et forment des groupes ou familles d’esprits unis par la sympathie et le but qu’ils se proposent : les bons par le désir de faire le bien, les mauvais par le désir de faire le mal, la honte de leurs fautes et le besoin de se trouver parmi des êtres semblables à eux. Telle une grande cité où les hommes de tous rangs et de toutes conditions se voient et se rencontrent sans se confondre ; où les sociétés se forment par l’analogie des goûts ; où le vice et la vertu se coudoient sans se rien dire… Les bons vont partout, et il faut qu’il en soit ainsi pour qu’ils puissent exercer leur influence sur les mauvais ; mais les régions habitées par les bons sont interdites aux esprits imparfaits, afin que ceux-ci ne puissent y apporter le trouble des mauvaises passions… Les esprits se voient et se comprennent ; la parole est matérielle : c’est le reflet de l’esprit. Le fluide universel établit entre eux une communication constante ; c’est le véhicule de la transmission de la pensée, comme pour vous l’air est le véhicule du son ; une sorte de télégraphe universel qui relie tous les mondes, et permet aux esprits de correspondre d’un monde à l’autre… Ils constatent leur individualité par le périsprit qui en fait des êtres distincts les uns pour les autres, comme le corps parmi les hommes »(6). Il ne serait pas difficile de multiplier ces citations, d’y joindre des textes qui montrent les « esprits » intervenant dans presque tous les événements de la vie terrestre, et d’autres qui précisent encore les « occupations et missions des esprits » ; mais cela deviendrait vite fastidieux ; il est peu de livres dont la lecture soit aussi insupportable que celle de la littérature spirite en général. Il nous semble que les extraits précédents peuvent se passer de tout commentaire ; nous ferons seulement ressortir, parce qu’elle est particulièrement importante et revient à chaque instant, l’idée que les « esprits » conservent toutes les sensations des vivants ; la seule différence est qu’elles ne leur parviennent plus par des organes spéciaux et localisés, mais par le « périsprit » tout entier ; et les facultés les plus matérielles, les plus évidemment dépendantes de l’organisme corporel, comme la perception sensible, sont regardées comme « des attributs de l’esprit », qui « font partie de son être »(7).
Après Allan Kardec, il est bon de citer le plus « représentatif » de ses disciples actuels, M. Léon Denis : « Les esprits d’ordre inférieur, enveloppés de fluides épais, subissent les lois de la gravitation et sont attirés vers la matière… Tandis que l’âme épurée parcourt la vaste et radieuse étendue, séjourne à son gré sur les mondes et ne voit guère de limites à son essor, l’esprit impur ne peut s’éloigner du voisinage des globes matériels… La vie de l’esprit avancé est essentiellement active, quoique sans fatigues. Les distances n’existent pas pour lui. Il se transporte avec la rapidité de la pensée. Son enveloppe, semblable à une vapeur légère, a acquis une telle subtilité qu’elle devient invisible aux esprits inférieurs. Il voit, entend, sent, perçoit, non plus par les organes matériels qui s’interposent entre la nature et nous et interceptent au passage la plupart des sensations, mais directement, sans intermédiaire, par toutes les parties de son être. Aussi ses perceptions sont-elles autrement claires et multipliées que les nôtres. L’esprit élevé nage en quelque sorte au sein d’un océan de sensations délicieuses. Des tableaux changeants se déroulent à sa vue, des harmonies suaves le bercent et l’enchantent. Pour lui, les couleurs sont des parfums, les parfums sont des sons. Mais, si exquises que soient ses impressions, il peut s’y soustraire et se recueille à volonté, en s’enveloppant d’un voile fluidique, en s’isolant au sein des espaces. L’esprit avancé est affranchi de tous les besoins corporels. La nourriture et le sommeil n’ont pour lui aucune raison d’être… Les esprits inférieurs emportent avec eux, au delà de la tombe, leurs habitudes, leurs besoins, leurs préoccupations matérielles. Ne pouvant s’élever au-dessus de l’atmosphère terrestre, ils reviennent partager la vie des humains, se mêler à leurs luttes, à leurs travaux, à leurs plaisirs… On rencontre dans l’erraticité des foules immenses toujours à la recherche d’un état meilleur qui les fuit… C’est en quelque sorte le vestibule des espaces lumineux, des mondes meilleurs. Tous y passent, tous y séjournent, mais pour s’élever plus haut… Toutes les régions de l’univers sont peuplées d’esprits affairés. Partout des foules, des essaims d’âmes montent, descendent, s’agitent au sein de la lumière ou dans les régions obscures. Sur un point, des auditoires s’assemblent pour recevoir les instructions d’esprits élevés. Plus loin, des groupes se forment pour faire fête à un nouvel arrivant. Ailleurs, d’autres esprits combinent les fluides, leur prêtent mille formes, mille teintes fondues et merveilleuses, les préparent aux subtils usages que leur destinent les génies supérieurs. D’autres foules se pressent autour des globes et les suivent dans leurs révolutions, foules sombres, troublées, qui influent à leur insu sur les éléments atmosphériques. L’esprit, étant fluidique lui-même, agit sur les fluides de l’espace. Par la puissance de sa volonté, il les combine, les dispose à sa guise, leur prête les couleurs et les formes qui répondent à son but. C’est par le moyen de ces fluides que s’exécutent des œuvres qui défient toute comparaison et toute analyse : tableaux changeants, lumineux ; reproductions de vies humaines, vies de foi et de sacrifice, apostolats douloureux, drames de l’infini… C’est dans les demeures fluidiques que se déploient les pompes des fêtes spirituelles. Les esprits purs, éblouissants de lumière, s’y groupent par familles. Leur éclat, les nuances variées de leurs enveloppes, permettent de mesurer leur élévation, de déterminer leurs attributs… La supériorité de l’esprit se reconnaît à son vêtement fluidique. C’est comme une enveloppe tissée avec les mérites et les qualités acquises dans la succession de ses existences. Terne et sombre pour l’âme inférieure, sa blancheur augmente dans la proportion des progrès réalisés et devient de plus en plus pure. Déjà brillante chez l’esprit élevé, elle donne aux âmes supérieures un éclat insoutenable »(8). Et qu’on n’aille pas dire que ce ne sont là que des façons de parler plus ou moins figurées ; tout cela, pour les spirites, doit être pris rigoureusement à la lettre.
Si extravagantes que soient les conceptions des spirites français au sujet de la « survie », il semble qu’elles soient encore dépassées par celles des spirites anglo-saxons, et par tout ce que ceux-ci racontent des merveilles du Summerland ou « pays d’été », comme ils appellent le « séjour des esprits ». Nous avons dit ailleurs que les théosophistes critiquent parfois sévèrement ces sottises, en quoi ils n’ont pas tort : c’est ainsi que Mme Besant parle de « la plus grossière de toutes les représentations, celle du Summerland moderne, avec ses “maris-esprits”, ses “femmes-esprits”, ses “enfants-esprits”, allant à l’école et à l’université et devenant des esprits adultes »(9). Cela est fort juste, assurément, mais on peut se demander si les théosophistes ont bien le droit de se moquer ainsi des « spiritualistes » ; on en jugera par ces quelques citations que nous empruntons à un autre théosophiste éminent, M. Leadbeater : « Après la mort, en arrivant sur le plan astral, les gens ne comprennent pas qu’ils sont morts, et, même s’ils s’en rendent compte, ils ne perçoivent pas tout d’abord en quoi ce monde diffère du monde physique… Ainsi parfois l’on voit des personnes récemment décédées essayer de manger, se préparer des repas complètement imaginaires, tandis que d’autres se construisent des maisons. J’ai positivement vu dans l’au-delà un homme se bâtir une maison pierre à pierre, et, bien qu’il créât chaque pierre par un effort de sa pensée, il n’avait pas compris qu’il aurait tout aussi bien pu construire la maison entière d’un seul coup, par le même procédé, sans se donner plus de mal. Peu à peu il fut conduit, en découvrant que les pierres n’avaient pas de pesanteur, à s’apercevoir que les conditions de ce nouveau milieu différaient de celles auxquelles il était accoutumé sur terre, ce qui l’amena à en continuer l’examen. Dans le Summerland(10), les hommes s’entourent de paysages qu’ils se créent eux-mêmes ; d’aucuns cependant s’évitent cette peine et se contentent de ceux qui ont déjà été imaginés par d’autres. Les hommes qui vivent sur le sixième sous-plan, c’est-à-dire près de la terre, sont entourés de la contrepartie astrale des montagnes, des arbres, des lacs physiques, de sorte qu’ils ne sont pas tentés d’en édifier eux-mêmes ; ceux qui habitent les sous-plans supérieurs, qui planent au-dessus de la surface terrestre, se créent tous les paysages qu’ils veulent… Un matérialiste éminent, bien connu pendant sa vie de l’un de nos collègues de la Société Théosophique, fut récemment découvert par celui-ci sur la subdivision la plus élevée du plan astral ; il s’y était entouré de tous ses livres et y poursuivait ses études à peu près comme sur terre »(11). À part la complication des « plans » et des « sous-plans », nous devons avouer que nous ne voyons pas bien la différence ; il est vrai que M. Leadbeater est un ancien spirite, qui peut être encore influencé par ses idées antérieures, mais beaucoup de ses collègues sont dans le même cas ; le théosophisme a vraiment fait trop d’emprunts au spiritisme pour se permettre de le critiquer. Il est bon de remarquer que les théosophistes attribuent généralement à la « clairvoyance » les prétendues constatations de ce genre, tandis que les spirites les admettent sur la foi de simples « communications » ; pourtant, le spiritisme a aussi ses « voyants », et ce qu’il y a de fâcheux, c’est que, là où il y a divergence entre les écoles, il y a pareillement désaccord entre les visions, celles de chacun étant toujours conformes à ses propres théories ; on ne peut donc pas leur accorder une plus grande valeur qu’aux « communications », qui sont dans le même cas, et la suggestion y joue manifestement un rôle prépondérant.
Mais revenons aux spirites : ce que nous connaissons de plus extraordinaire, dans l’ordre de choses dont il s’agit, c’est un livre intitulé Mes expériences avec les esprits, écrit par un Américain d’origine française, nommé Henry Lacroix ; cet ouvrage, qui fut publié à Paris en 1889, prouve que les spirites n’ont pas la moindre conscience du ridicule. Papus lui-même a traité l’auteur de « fanatique dangereux » et a écrit que « la lecture de ce livre suffit à éloigner à jamais du spiritisme tous les hommes sensés »(12) ; Donald Mac-Nab dit que « les personnes qui ne sont pas ennemies d’une douce gaîté n’ont qu’à lire cet ouvrage pour se rendre compte de l’extravagance des spirites », et il « recommande spécialement ce cas à l’attention des aliénistes »(13). Il faudrait pouvoir reproduire cette élucubration presque en entier pour montrer jusqu’où peuvent aller certaines aberrations ; c’est véritablement incroyable, et ce serait certainement faire une excellente propagande antispirite que d’en recommander la lecture à ceux que la contagion n’a pas encore gagnés, mais qui risquent d’en être atteints. On peut voir là-dedans, entre autres curiosités, la description et le dessin de la « maison fluidique » de l’auteur (car, à l’en croire, il vivait dans les deux mondes à la fois), et aussi les portraits de ses « enfants-esprits », dessinés par lui « sous leur contrôle mécanique » : il s’agit de douze enfants (sur quinze) qu’il avait perdus, et qui avaient continué à vivre et à grandir « dans le monde fluidique » ; plusieurs même s’y marièrent ! Signalons à ce propos que, d’après le même auteur, « il y aurait assez fréquemment, aux États-Unis, des mariages entre les vivants et les morts » ; il cite le cas d’un juge nommé Lawrence, qui se fit remarier avec sa femme décédée par un pasteur de ses amis(14) ; si le fait est vrai, il donne une triste idée de la mentalité des spirites américains. Ailleurs, on apprend comment les « esprits » se nourrissent, s’habillent, se construisent des demeures ; mais ce qu’il y a de mieux, ce sont peut-être les manifestations posthumes de Mme de Girardin et les divers épisodes qui s’y rattachent ; en voici un échantillon : « C’était la nuit, et j’étais occupé à lire ou à écrire, quand je vis Delphine (Mme de Girardin) arriver auprès de moi avec un fardeau dans ses bras, qu’elle déposa à mes pieds. Je ne vis pas tout de suite ce que c’était, mais je m’aperçus bientôt que cela avait une forme humaine. Je compris alors ce qu’on voulait de moi. C’était de dématérialiser cet esprit malheureux qui portait le nom d’Alfred de Musset ! Et ce qui confirmait pour moi cette version, c’est que Delphine s’était sauvée avec hâte, après avoir rempli sa besogne, comme si elle craignait d’assister à l’opération… L’opération consistait à enlever de la forme entière de l’esprit une sorte d’épiderme, qui se reliait à l’intérieur de l’organisme par toute espèce de fibres ou d’attaches, ou à l’écorcher, enfin, ce que je fis avec sang-froid, en commençant par la tête, malgré les cris perçants et les convulsions violentes du patient, que j’entendais et que je voyais assurément, mais sans en tenir aucun compte… Le lendemain, Delphine arriva pour me parler de son protégé, et elle m’annonça qu’après avoir prodigué à ma victime tous les soins voulus pour la remettre des effets de la terrible opération que je lui avais fait subir, les amis avaient organisé un “festin de païen” pour célébrer sa délivrance »(15), Non moins intéressant est le récit d’une représentation théâtrale chez les « esprits » : « Tandis que Céleste (une des « filles-esprits » de l’auteur) m’accompagnait un jour dans une de mes promenades, Delphine arriva inopinément auprès de nous, et elle dit à ma fille : “Pourquoi n’invites-tu pas ton père à aller t’entendre à l’Opéra ?” Céleste répondit : “Mais il faudra que je demande au directeur !”… Quelques jours après, Céleste vint m’annoncer que son directeur m’invitait et qu’il serait enchanté de me recevoir avec les amis qui m’accompagneraient. Je me rendis un soir à l’Opéra avec Delphine et une dizaine d’amis (esprits)… La salle immense, en amphithéâtre, où nous nous rendîmes, regorgeait d’assistants. Heureusement, dans nos places choisies, avec nos amis, nous avions de l’espace pour nous mouvoir en toute liberté. L’auditoire, composé à peu près de vingt mille personnes, devenait par moments une mer agitée, quand la pièce remuait les cœurs du public connaisseur. Aridide, ou les Signes du Temps, tel est le nom de cet opéra, où Céleste, comme premier sujet, a paru avantageusement, resplendissante, embrasée du feu artistique qui l’anime. À sa douze-centième représentation, cet effort d’une collaboration des têtes les plus en renom captive encore tellement les esprits, que la foule des curieux, ne trouvant pas de place dans l’enceinte, formait de ses corps compressés une voûte (ou un toit) compacte à l’édifice. La troupe active, en relief, sans compter les comparses ni l’orchestre, était de cent cinquante artistes de premier ordre… Céleste est venue souvent me dire le nom d’autres pièces où elle figurait. Elle m’annonça une fois que Balzac avait composé un bien bel opéra ou un drame à larges vues, et qui était en répétition »(16). Malgré ses succès, la pauvre Céleste, quelque temps après, se brouilla avec son directeur et fut congédiée ! Une autre fois, l’auteur assiste à une séance d’un autre genre, « dans un beau temple circulaire, dédié à la Science » ; là, sur l’invitation du président, il monte à la tribune et prononce un grand discours « devant cette docte assemblée de cinq à six cents esprits s’occupant de science : c’était une de leurs réunions périodiques »(17). À quelque temps de là, il entre en relations avec l’« esprit » du peintre Courbet, le guérit d’une « ivrognerie posthume », puis le fait nommer « directeur d’une grande académie de peinture qui jouit d’une belle réputation dans la zone où il se trouvait »(18). Voici maintenant la Maçonnerie des « esprits », qui n’est pas sans présenter quelques analogies avec la « Grande Loge Blanche » des théosophistes : « Les “grands frères” sont des êtres qui ont passé par tous les degrés de la vie spirituelle et de la vie matérielle. Ils forment une société, à diverses classes, laquelle société se trouve établie (pour me servir d’un mot terrestre) sur les confins du monde fluidique et du monde éthéré, lequel est le plus haut, le monde “parfait”. Cette société, appelée la Grande Frérie, est l’avant-garde du monde éthéré ; c’est le gouvernement administratif des deux sphères, spirituelle et matérielle, ou du monde fluidique et de la terre. C’est cette société, avec le concours législatif du monde éthéré proprement dit, qui gouverne les esprits et les “mortels”, à travers toutes leurs phases d’existence »(19). En un autre passage, on peut lire le récit d’une « initiation majeure » dans la « Grande Frérie », celle d’un défunt spirite belge nommé Jobard(20) ; cela ressemble passablement aux initiations maçonniques, mais les « épreuves » y sont plus sérieuses et ne sont pas purement symboliques. Cette cérémonie fut présidée par l’auteur lui-même, qui, bien que vivant, avait un des plus hauts grades dans cette étrange association ; un autre jour, on le voit « se mettre à la tête de la troupe du Tiers-Ordre (sic), composé à peu près de dix mille esprits, masculins et féminins », pour aller « dans une colonie peuplée par des esprits un peu rétrogrades », et « purifier l’atmosphère de ce lieu, où se trouvait au delà d’un million d’habitants, par un procédé chimique à nous connu, afin de produire un réactif salutaire dans les idées entretenues parmi ces populations » ; il paraît que « ce pays formait une dépendance de la France fluidique »(21), car, là comme chez les théosophistes, chaque région de la terre a sa « contrepartie fluidique ». La « Grande Frérie » est en lutte avec une autre organisation, également « fluidique », qui est, bien entendu, « un Ordre clérical »(22) ; du reste, l’auteur, en ce qui le concerne personnellement, déclare expressément que « le principal but de sa mission est de miner et de restreindre l’autorité cléricale dans l’autre monde, et par contrecoup dans celui-ci »(23). En voilà assez sur ces folies ; mais nous tenions à en donner un petit aperçu, parce qu’elle font apparaître, en quelque sorte à l’état de grossissement, une mentalité qui est aussi, à un degré plus ou moins atténué, celle de beaucoup d’autres spirites et « néo-spiritualistes » ; n’est-on pas fondé, dès lors, à dénoncer ces choses comme un véritable danger public ?
Donnons encore, à titre de curiosité, cette description, bien différente des précédentes, qu’un « esprit » a faite de sa vie dans l’au-delà : « Le plus souvent, l’homme meurt sans avoir conscience de ce qui lui arrive. Il revient à la conscience après quelques jours, quelquefois après quelques mois. Le réveil est loin d’être agréable. Il se voit entouré d’êtres qu’il ne reconnaît pas : la tête de ces êtres ressemble le plus souvent à un crâne de squelette. La terreur qui s’empare de lui lui fait souvent perdre connaissance une deuxième fois. Peu à peu, on s’accoutume à ces visions. Le corps des esprits est matériel et se compose d’une masse gazeuse ayant à peu près la pesanteur de l’air ; ce corps se compose d’une tête et d’une poitrine ; il n’a ni bras, ni jambes, ni abdomen. Les esprits se meuvent avec une vitesse qui dépend de leur volonté. Quand ils se meuvent bien vite, leur corps s’allonge et devient cylindrique ; quand ils se meuvent avec la plus grande vitesse possible, leur corps prend la forme d’une spirale qui compte quatorze tours avec un diamètre de trente-cinq centimètres. La spire peut avoir un diamètre d’environ quatre centimètres. Dans cette forme, ils obtiennent une vitesse qui égale celle du son… Nous nous trouvons ordinairement dans les demeures des hommes, car la pluie et le vent nous sont très désagréables. Nous voyons ordinairement insuffisamment ; il y a trop peu de lumière pour nous. La lumière que nous préférons est l’acétylène ; c’est la lumière idéale. En second lieu, les médiums répandent une lumière qui nous permet de voir jusqu’à une distance d’environ un mètre autour d’eux ; cette lumière attire les esprits. Les esprits voient peu des habits de l’homme ; les habits ressemblent à un nuage ; ils voient même quelques organes intérieurs du corps humain ; mais ils ne voient pas le cerveau à cause du crâne osseux. Mais ils entendent les hommes penser, et quelquefois ces pensées se font entendre bien loin quoique aucune parole n’ait été prononcée par la bouche. Dans le monde des esprits règne la loi du plus fort, c’est un état d’anarchie. Si les séances ne réussissent pas, c’est qu’un esprit malveillant ne quitte pas la table et se repose dessus d’une séance à l’autre, de sorte que les esprits qui désirent entrer en communication sérieuse avec les membres du cercle ne peuvent pas s’approcher de la table… En moyenne, les esprits vivent de cent à cent cinquante ans. La densité du corps augmente jusqu’à l’âge de cent ans ; après cela, la densité et la force diminuent, et enfin ils se dissolvent, comme tout se dissout dans la nature… Nous sommes soumis aux lois de la pression de l’air ; nous sommes matériels ; nous ne nous intéressons pas, nous nous ennuyons. Tout ce qui est matière est soumis aux lois de la matière : la matière se décompose ; notre vie ne dure pas plus de cent cinquante ans au plus ; alors nous mourons pour toujours »(24). Cet « esprit » matérialiste et négateur de l’immortalité doit être regardé par la majorité des spirites comme passablement hétérodoxe et peu « éclairé » ; et les expérimentateurs qui ont reçu ces étranges « communications » assurent en outre que « les esprits les plus intelligents protestent positivement contre l’idée de Dieu »(25) ; nous avons bien des raisons de penser qu’eux-mêmes avaient de fortes préférences pour l’athéisme et le « monisme ». Quoi qu’il en soit, les gens qui ont enregistré sérieusement les divagations dont nous venons de donner un échantillon sont de ceux qui ont la prétention d’étudier les phénomènes « scientifiquement » : ils s’entourent d’appareils impressionnants, et ils s’imaginent même avoir créé une nouvelle science, la « psychologie physique » ; n’y a-t-il pas là de quoi dégoûter de ces études les hommes sensés, et n’est-on pas tenté d’excuser ceux qui préfèrent tout nier « a priori » ? Pourtant, tout à côté de l’article auquel nous avons emprunté les citations précédentes, nous en trouvons un autre dans lequel un psychiste, qui n’est d’ailleurs qu’un spirite à peine déguisé, déclare tranquillement que « les douteurs, les contradicteurs et les entêtés dans l’étude des phénomènes psychiques doivent être considérés comme des malades », que « l’esprit scientifique préconisé dans ces sortes d’examen peut provoquer, à la longue, chez l’examinateur une sorte de manie, si l’on peut dire,… un délire chronique, à paroxysmes, une sorte de folie lucide », enfin que « le doute s’installant sur un terrain prédisposé peut évoluer jusqu’à la folie maniaque »(26). Évidemment, les gens qui sont trop bien équilibrés doivent passer pour des fous aux yeux de ceux qui sont plus ou moins détraqués ; il n’y a là rien que de très naturel, mais il est peu rassurant de penser que, si le spiritisme continue à gagner du terrain, il viendra peut-être un jour où quiconque se permettra de le critiquer s’exposera tout simplement à être interné dans quelque asile d’aliénés !
Une question à laquelle les spirites attachent une grande importance, mais sur laquelle ils ne peuvent arriver à s’entendre, est celle de savoir si les « esprits » conservent leur sexe ; elle les intéresse surtout par les conséquences qu’elle peut avoir au point de vue de la réincarnation : si le sexe est inhérent au « périsprit », il doit demeurer invariable dans toutes les existences. Évidemment, pour ceux qui ont pu assister à des « mariages d’esprits », comme Henry Lacroix, la question est résolue affirmativement, ou plutôt elle ne se pose même pas ; mais tous les spirites ne jouissent pas de facultés aussi exceptionnelles. Allan Kardec, d’ailleurs, s’était prononcé nettement pour la négative : « Les esprits n’ont point de sexes comme vous l’entendez, car les sexes dépendent de l’organisation (il veut sans doute dire de l’organisme). Il y a entre eux amour et sympathie, mais fondés sur la similitude des sentiments. » Et il ajoutait : « Les esprits s’incarnent hommes ou femmes parce qu’ils n’ont pas de sexe ; comme ils doivent progresser en tout, chaque sexe, comme chaque position sociale, leur offre des épreuves et des devoirs spéciaux et l’occasion d’acquérir de l’expérience. Celui qui serait toujours homme ne saurait que ce que savent les hommes »(27). Mais ses disciples n’ont point la même assurance, sans doute parce qu’ils ont reçu à ce sujet trop de « communications » contradictoires ; aussi, en 1913, un organe spirite, le Fraterniste, éprouva le besoin de poser expressément la question, et il le fit en ces termes : « Comment concevez-vous la vie de l’au-delà ? En particulier, les esprits ou, plus exactement, les périsprits conservent-ils leur sexe ou devient-on neutre en entrant dans le plan astral ? Et si l’on perd le sexe, comment expliquer qu’en s’incarnant à nouveau un sexe soit nettement déterminé ? On sait que beaucoup d’occultistes prétendent que le périsprit est le moule sur lequel se forme le nouveau corps. » La dernière phrase contient une erreur en ce qui concerne les occultistes proprement dits, puisque ceux-ci disent au contraire que le « corps astral », qui est pour eux l’équivalent du « périsprit », se dissout dans l’intervalle de deux « incarnations » ; l’opinion qu’elle exprime est plutôt celle de certains spirites ; mais il y a tant de confusions dans tout cela qu’on est assurément excusable de ne pas s’y reconnaître. M. Léon Denis, après avoir « demandé l’avis de ses guides spirituels », répondit que « le sexe subsiste, mais reste neutre et sans utilité », et que, « lors de la réincarnation, le périsprit se relie de nouveau à la matière et reprend le sexe qui lui était habituel », à moins toutefois « qu’un esprit ne désire changer de sexe, ce qui lui est accordé ». M. Gabriel Delanne se montra, sur ce point particulier, plus fidèle à l’enseignement d’Allan Kardec, car il déclara que « les esprits sont asexués, tout simplement parce qu’ils n’ont pas besoin de se reproduire dans l’au-delà », et que « certains faits de réincarnation semblent prouver que les sexes alternent pour le même esprit suivant le but auquel (sic) il s’est proposé ici-bas ; c’est, du moins, ce qui semble ressortir comme enseignement des communications reçues un peu partout depuis un demi-siècle »(28). Parmi les réponses qui furent publiées, il y eut aussi celles de plusieurs occultistes, notamment de Papus, qui, invoquant l’autorité de Swedenborg, écrivait ceci : « Il existe des sexes pour les êtres spirituels, mais ces sexes n’ont aucun rapport avec leurs analogues sur la terre. Il y a dans le plan invisible des êtres sentimentalement féminins et des êtres mentalement masculins. En venant sur terre, chacun de ces êtres peut prendre un autre sexe matériel que le sexe astral qu’il possédait. » D’autre part, un occultiste dissident, M. Ernest Bosc, avouait franchement concevoir la vie dans l’au-delà « absolument comme dans ce bas monde, mais avec cette différence que, de l’autre côté, n’ayant plus à nous occuper entièrement de nos intérêts matériels, il nous reste beaucoup plus de temps pour travailler mentalement et spirituellement à notre évolution ». Ce « simplisme » ne l’empêchait pas de protester à juste titre contre une énormité qui suivait le questionnaire du Fraterniste, et qui était celle-ci : « On comprendra toute l’importance de cette question lorsque nous aurons dit que, pour beaucoup de spiritistes (sic), les esprits sont asexués, cependant que les occultistes croient aux incubes et aux succubes, accordant ainsi un sexe à nos amis de l’Espace. » Personne n’avait jamais dit que les incubes et les succubes fussent des humains « désincarnés » ; certains occultistes semblent les regarder comme des « élémentals », mais, avant eux, tous ceux qui y ont cru ont été unanimes à les considérer comme des démons et rien d’autre ; si c’est là ce que les spirites appellent « leurs amis de l’Espace », c’est tout à fait édifiant !
Nous avons dû anticiper un peu sur la question de la réincarnation ; nous signalerons encore, pour terminer ce chapitre, un autre point qui donne lieu à autant d’opinions divergentes que le précédent : les réincarnations se font-elles toutes sur la terre, ou peuvent-elles se faire aussi dans d’autres planètes ? Allan Kardec enseigne que « l’âme peut revivre plusieurs fois sur le même globe, si elle n’est pas assez avancée pour passer dans un monde supérieur »(29) ; pour lui, il peut y avoir une pluralité d’existences terrestres, mais il y a aussi des existences sur d’autres planètes, et c’est le degré d’évolution des « esprits » qui détermine leur passage de l’une à l’autre. Voici les précisions qu’il donne en ce qui concerne les planètes du système solaire : « Selon les esprits, de tous les globes qui composent notre système planétaire, la terre est un de ceux dont les habitants sont le moins avancés physiquement et moralement ; Mars lui serait encore inférieur et Jupiter de beaucoup supérieur à tous égards. Le soleil ne serait point un monde habité par des êtres corporels, mais un lieu de rendez-vous des esprits supérieurs, qui de là rayonnent par la pensée vers les autres mondes, qu’ils dirigent par l’entremise d’esprits moins élevés auxquels ils se transmettent par l’intermédiaire du fluide universel. Comme constitution physique, le soleil serait un foyer d’électricité. Tous les soleils sembleraient être dans une position identique. Le volume et l’éloignement du soleil n’ont aucun rapport nécessaire avec le degré d’avancement des mondes, puisqu’il paraîtrait que Vénus serait plus avancée que la terre, et Saturne moins que Jupiter. Plusieurs esprits qui ont animé des personnes connues sur la terre ont dit être réincarnés dans Jupiter, l’un des mondes les plus voisins de la perfection, et l’on a pu s’étonner de voir, dans ce globe si avancé, des hommes que l’opinion ne plaçait pas ici-bas sur la même ligne. Cela n’a rien qui doive surprendre, si l’on considère que certains esprits habitant cette planète ont pu être envoyés sur la terre pour y remplir une mission qui, à nos yeux, ne les plaçait pas au premier rang ; secondement, qu’entre leur existence terrestre et celle dans Jupiter, ils ont pu en avoir d’intermédiaires dans lesquelles ils se sont améliorés ; troisièmement, enfin, que dans ce monde, comme dans le nôtre, il y a différents degrés de développement, et qu’entre ces degrés il peut y avoir la distance qui sépare chez nous le sauvage de l’homme civilisé. Ainsi, de ce que l’on habite Jupiter, il ne s’ensuit pas que l’on soit au niveau des êtres les plus avancés, pas plus qu’on n’est au niveau d’un savant de l’Institut parce qu’on habite Paris »(30). Nous avons déjà vu l’histoire des « esprits » habitant Jupiter à propos des dessins médiumniques de Victorien Sardou ; on pourrait se demander comment il se fait que ces « esprits », tout en vivant présentement sur une autre planète, peuvent cependant envoyer des « messages » aux habitants de la terre ; les spirites croiraient-ils donc avoir résolu à leur façon le problème des communications interplanétaires ? Leur opinion semble être que ces communications sont effectivement possibles par leurs procédés, mais seulement dans le cas où il s’agit d’« esprits supérieurs », qui, « tout en habitant certains mondes, n’y sont pas confinés comme les hommes sur la terre, et peuvent mieux que les autres être partout »(31). Certains « clairvoyants » occultistes et théosophistes, comme M. Leadbeater, prétendent posséder le pouvoir de se transporter sur d’autres planètes pour y faire des « investigations » ; sans doute doivent-ils être rangés parmi ces « esprits supérieurs » dont parlent les spirites ; mais ceux-ci, même s’ils pouvaient aussi s’y transporter en personne, n’ont nul besoin de se donner cette peine, puisque les « esprits », incarnés ou non, viennent d’eux-mêmes satisfaire leur curiosité et leur raconter ce qui se passe dans ces mondes. À vrai dire, ce que racontent ces « esprits » n’est pas bien intéressant ; dans le livre de Dunglas Home que nous avons déjà cité à propos d’Allan Kardec, il y a un chapitre intitulé Absurdités, dont nous détachons ce passage : « Les quelques données scientifiques que nous soumettons à l’appréciation du lecteur nous ont été fournies sous forme de brochure. C’est un recueil précieux qui ferait les délices du monde savant. On y voit, par exemple, que le verre joue un grand rôle dans la planète Jupiter ; c’est une matière indispensable, le complément nécessaire à toute existence aisée dans ces parages. Les morts sont mis dans des caisses en verre, et celles-ci placées à titre d’ornement dans les habitations. Les maisons aussi sont en verre, de sorte qu’il ne fait pas bon lancer des pierres dans cette planète. II y a des rangées de ces palais de cristal qui s’appellent Séména. On y pratique une sorte de cérémonie mystique, et à cette occasion, c’est-à-dire une fois tous les sept ans, on promène le saint sacrement par les villes en verre sur un char en verre. Les habitants sont de taille gigantine, comme dit Scarron ; ils ont de sept à huit pieds de hauteur. Ils ont pour animaux domestiques une race spéciale de grands perroquets. On en trouve invariablement un, lorsqu’on entre dans une maison, derrière la porte, en train de tricoter des bonnets de nuit… Si nous en croyons un autre médium, non moins bien renseigné, c’est le riz qui s’accommode le mieux au sol de la planète Mercure, si je ne me trompe. Mais là, il ne pousse pas comme sur la terre sous forme de plante ; grâce à des influences climatériques et à une manipulation entendue, il s’élance dans les airs à une hauteur qui dépasse la cime des plus grands chênes. Le citoyen mercuriel qui désire jouir à la perfection de l’otium cum dignitate doit, lorsqu’il est jeune, mettre tout son avoir dans une rizière. Il choisit, parmi les plus altières de son domaine, une tige pour y grimper jusqu’au faîte ; puis, à l’exemple du rat dans un fromage, il s’introduit à l’intérieur de l’énorme cosse pour en dévorer le fruit délicieux. Quand il a tout mangé, il recommence la même besogne sur une autre tige »(32). Il est regrettable que Home n’ait pas donné de références précises, mais nous n’avons aucune raison de douter de l’authenticité de ce qu’il rapporte, et qui est certainement dépassé de beaucoup par les extravagances d’Henry Lacroix ; ces niaiseries, qui sont bien dans le ton ordinaire des « communications » spirites, dénotent surtout une grande pauvreté d’imagination. Cela est bien loin de valoir les fantaisies des écrivains qui ont supposé des voyages dans d’autres planètes, et qui, du moins, ne prétendaient pas que leurs inventions fussent l’expression de la réalité ; il est d’ailleurs des cas où de tels ouvrages ont exercé une influence certaine ; nous avons entendu une « voyante » spirite donner une description des habitants de Neptune qui était manifestement inspirée des romans de Wells. Il est à remarquer que, même chez les écrivains les mieux doués sous le rapport de l’imagination, les fantaisies de ce genre sont toujours restées bien terrestres au fond : ils ont constitué les habitants des autres planètes avec des éléments empruntés à ceux de la terre et plus ou moins modifiés, soit quant à leurs proportions, soit quant à leur arrangement ; il ne pouvait en être autrement, et c’est là un des meilleurs exemples qu’on puisse donner pour montrer que l’imagination n’est rien de plus qu’une faculté d’ordre sensible. Cette observation doit faire comprendre pourquoi nous rapprochons ici ces conceptions de celles qui concernent la « survie » proprement dite : c’est que, dans les deux cas, la source réelle est exactement la même ; et le résultat est ce qu’il peut être quand on a affaire à l’imagination « subconsciente » de gens fort ordinaires et plutôt au-dessous de la moyenne. Ce sujet, comme nous l’avons dit, se relie d’ailleurs directement à la question même de la communication avec les morts : ce sont ces représentations toutes terrestres qui permettent de croire à la possibilité d’une telle communication ; et nous sommes ainsi conduit à aborder enfin l’examen de l’hypothèse fondamentale du spiritisme, examen qui sera grandement facilité et simplifié par tout ce qui précède.