CHAPITRE V
La communication avec les morts

En discutant la communication avec les morts, ou la réincarnation, ou tout autre point de la doctrine spirite, il est un genre d’arguments dont nous ne tiendrons aucun compte : ce sont les arguments d’ordre sentimental, que nous regardons comme absolument nuls, aussi bien dans un sens que dans l’autre. On sait que les spirites ont volontiers recours à ces raisons qui n’en sont point, qu’ils en font le plus grand cas, et qu’ils sont sincèrement persuadés qu’elles peuvent réellement justifier leurs croyances ; cela est tout à fait conforme à leur mentalité. Les spirites, assurément, sont loin d’avoir le monopole du sentimentalisme, qui est assez généralement prédominant chez les Occidentaux modernes ; mais leur sentimentalisme revêt des formes particulièrement irritantes pour quiconque est exempt de leurs préjugés : nous ne connaissons rien de plus sottement puéril que ces invocations adressées aux « chers esprits », ces chants par lesquels s’ouvrent la plupart des séances, cet absurde enthousiasme en présence des « communications » les plus banales et des manifestations les plus ridicules. Il n’y a rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que les spirites insistent à tout propos sur ce qu’il y a de « consolant » dans leurs théories ; qu’ils les trouvent telles, c’est leur affaire, et nous n’avons rien à y voir ; nous constatons seulement qu’il y en a d’autres, au moins aussi nombreux, qui ne partagent point cette appréciation et qui pensent même exactement le contraire, ce qui, du reste, ne prouve rien non plus. En général, quand deux adversaires se servent des mêmes arguments, il est bien probable que ces arguments ne valent rien ; et, dans le cas présent, nous avons toujours été étonné de voir que certains ne trouvent rien de mieux à dire contre le spiritisme que ceci, qu’il est peu « consolant » de se représenter les morts venant débiter des inepties, remuer des tables, se livrer à mille facéties plus ou moins grotesques ; certes, nous serions plutôt de cet avis que de celui des spirites, qui, eux, trouvent cela très « consolant », mais nous ne pensons pas que ces considérations aient à intervenir quand il s’agit de se prononcer sur la vérité ou la fausseté d’une théorie. D’abord, rien n’est plus relatif : chacun trouve « consolant » ce qui lui plaît, ce qui s’accorde avec ses propres dispositions sentimentales, et il n’y a pas à discuter là-dessus, pas plus que sur tout ce qui n’est qu’affaire de goût ; ce qui est absurde, c’est de vouloir persuader aux autres que telle appréciation vaut mieux que l’appréciation contraire. Ensuite, tous n’ont pas un égal besoin de « consolations » et, par suite, ne sont pas disposés à accorder la même importance à ces considérations ; à nos yeux, elles n’en ont qu’une bien médiocre, parce que ce qui nous importe, c’est la vérité : les sentimentaux n’envisagent pas les choses ainsi, mais, encore une fois, leur manière de voir ne vaut que pour eux, tandis que la vérité doit s’imposer également à tous, pour peu qu’on soit capable de la comprendre. Enfin, la vérité n’a pas à être « consolante » ; s’il en est qui, la connaissant, lui trouvent ce caractère, c’est tant mieux pour eux, mais cela ne vient que de la façon spéciale dont leur sentimentalité s’en trouve affectée ; à côté de ceux-là, il peut y en avoir d’autres sur qui l’effet produit sera tout différent et même opposé, et il est même certain qu’il y en aura toujours, car rien n’est plus variable et plus divers que le sentiment ; mais, dans tous les cas, la vérité n’y sera pour rien.

Cela dit, nous rappellerons que, quand il s’agit de communication avec les morts, cette expression implique que ce avec quoi l’on communique est l’être réel du mort ; c’est bien ainsi que l’entendent les spirites, et c’est là ce que nous avons à considérer exclusivement. Il ne saurait être question de l’intervention d’éléments quelconques provenant des morts, éléments plus ou moins secondaires et dissociés ; nous avons dit que cette intervention est parfaitement possible, mais les spirites, par contre, ne veulent pas en entendre parler ; nous n’avons donc plus à nous en occuper ici, et nous aurons une observation semblable à faire en ce qui concerne la réincarnation. Ensuite, nous rappellerons également que, pour les spirites, il s’agit essentiellement de communiquer avec les morts par des moyens matériels ; du moins, c’est en ces termes que nous avons défini leur prétention au début, parce qu’ils étaient suffisants pour nous faire comprendre ; mais il y a là une équivoque possible, parce qu’il peut y avoir des conceptions de la matière qui soient extrêmement différentes, et que ce qui n’est pas matériel pour les uns peut cependant l’être pour les autres, sans compter ceux à qui l’idée même de matière est étrangère ou paraît vide de sens ; nous dirons donc, pour plus de clarté et de précision, que les spirites envisagent une communication établie par des moyens d’ordre sensible. C’est là, en effet, ce qui constitue l’hypothèse fondamentale du spiritisme ; c’est précisément ce dont nous affirmons l’impossibilité absolue, et nous allons avoir maintenant à en donner les raisons. Nous tenons à ce que l’on comprenne bien notre position à cet égard : un philosophe, tout en se refusant à admettre la vérité ou même la probabilité de la théorie spirite, peut cependant la regarder comme représentant une hypothèse comme une autre, et, même s’il la trouve fort peu plausible, il peut se faire que la communication avec les morts ou la réincarnation lui apparaissent comme des « problèmes », qu’il n’a peut-être aucun moyen de résoudre ; pour nous, au contraire, il n’y a là aucun « problème », parce que ce ne sont que des impossibilités pures et simples. Nous ne prétendons pas que la démonstration en soit facilement compréhensible pour tous, parce qu’elle fait appel à des données d’ordre métaphysique, d’ailleurs relativement élémentaires ; nous ne prétendons pas non plus l’exposer ici d’une façon absolument complète, parce que tout ce qu’elle présuppose ne saurait être développé dans le cadre de cette étude, et il est des points que nous reprendrons ailleurs. Cependant, cette démonstration, lorsqu’elle est pleinement comprise, entraîne la certitude absolue, comme tout ce qui a un caractère vraiment métaphysique ; si donc certains ne la trouvent pas pleinement satisfaisante, la faute n’en sera qu’à l’expression imparfaite que nous lui donnerons, ou à la compréhension également imparfaite qu’ils en auront eux-mêmes.

Pour que deux êtres puissent communiquer entre eux par des moyens sensibles, il faut d’abord que tous deux possèdent des sens, et, de plus, il faut que leurs sens soient les mêmes, au moins partiellement ; si l’un d’eux ne peut avoir de sensations, ou s’ils n’ont pas de sensations communes, aucune communication de cet ordre n’est possible. Cela peut sembler très évident, mais ce sont les vérités de ce genre qu’on oublie le plus facilement, ou auxquelles on ne fait pas attention ; et pourtant elles ont souvent une portée qu’on ne soupçonne pas. Des deux conditions que nous venons d’énoncer, c’est la première qui établit d’une façon absolue l’impossibilité de la communication avec les morts au moyen des pratiques spirites ; quant à la seconde, elle compromet au moins très gravement la possibilité des communications interplanétaires. Ce dernier point se rattache immédiatement à ce que nous avons dit à la fin du chapitre précédent ; nous allons l’examiner en premier lieu, car les considérations qu’il va nous permettre d’introduire faciliteront la compréhension de l’autre question, celle qui nous intéresse principalement ici.

Si l’on admet la théorie qui explique toutes les sensations par des mouvements vibratoires plus ou moins rapides, et si l’on considère le tableau où sont indiqués les nombres de vibrations par seconde qui correspondent à chaque sorte de sensations, on est frappé par le fait que les intervalles représentant ce que nos sens nous transmettent sont très petits par rapport à l’ensemble : ils sont séparés par d’autres intervalles où il n’y a rien de perceptible pour nous, et, de plus, il n’est pas possible d’assigner une limite déterminée à la fréquence croissante ou décroissante des vibrations(1), de sorte qu’on doit considérer le tableau comme pouvant se prolonger de part et d’autre par des possibilités indéfinies de sensations, auxquelles ne correspond pour nous aucune sensation effective. Mais dire qu’il y a des possibilités de sensations, c’est dire que ces sensations peuvent exister chez des êtres autres que nous, et qui, par contre, peuvent n’avoir aucune de celles que nous avons ; quand nous disons nous, ici, nous ne voulons pas dire seulement les hommes, mais tous les êtres terrestres en général, car il n’apparaît pas que les sens varient chez eux dans de grandes proportions, et, même si leur extension est susceptible de plus ou de moins, ils restent toujours fondamentalement les mêmes. La nature de ces sens semble donc bien être déterminée par le milieu terrestre ; elle n’est pas une propriété inhérente à telle ou telle espèce, mais elle tient à ce que les êtres considérés vivent sur la terre et non ailleurs ; sur toute autre planète, analogiquement, les sens doivent être déterminés de même, mais ils peuvent alors ne coïncider en rien avec ceux que possèdent les êtres terrestres, et même il est extrêmement probable que, d’une façon générale, il doit en être ainsi. En effet, toute possibilité de sensation doit pouvoir être réalisée quelque part dans le monde corporel, car tout ce qui est sensation est essentiellement une faculté corporelle ; ces possibilités étant indéfinies, il y a très peu de chances pour que les mêmes soient réalisées deux fois, c’est-à-dire pour que des êtres habitant deux planètes différentes possèdent des sens qui coïncident en totalité ou même en partie. Si l’on suppose cependant que cette coïncidence puisse se réaliser malgré tout, il y a encore une fois très peu de chances pour qu’elle se réalise précisément dans des conditions de proximité temporelle et spatiale telles qu’une communication puisse s’établir ; nous voulons dire que ces chances, qui sont déjà infinitésimales pour tout l’ensemble du monde corporel, se trouvent indéfiniment réduites si l’on envisage seulement les astres qui existent simultanément à un moment quelconque, et indéfiniment plus encore si, parmi ces astres, on ne considère que ceux qui sont très voisins les uns des autres, comme le sont les différentes planètes appartenant à un même système ; il doit en être ainsi, puisque le temps et l’espace représentent eux-mêmes des possibilités indéfinies. Nous ne disons pas qu’une communication interplanétaire soit une impossibilité absolue ; nous disons seulement que ses chances de possibilité ne peuvent s’exprimer que par une quantité infinitésimale à plusieurs degrés, et que, si l’on pose la question pour un cas déterminé, comme celui de la terre et d’une autre planète du système solaire, on ne risque guère de se tromper en les regardant comme pratiquement nulles ; c’est là, en somme, une simple application de la théorie des probabilités. Ce qu’il importe de remarquer, c’est que ce qui fait obstacle à une communication interplanétaire, ce ne sont pas des difficultés du genre de celles que peuvent éprouver par exemple, pour communiquer entre eux, deux hommes dont chacun ignore totalement le langage de l’autre ; ces difficultés ne seraient pas insurmontables, parce que ces deux êtres pourraient toujours trouver, dans les facultés qui leur sont communes, un moyen d’y remédier dans une certaine mesure ; mais, là où les facultés communes n’existent pas, du moins dans l’ordre où doit s’opérer la communication, c’est-à-dire dans l’ordre sensible, l’obstacle ne peut être supprimé par aucun moyen, parce qu’il tient à la différence de nature des êtres considérés. Si des êtres sont tels que rien de ce qui provoque des sensations en nous n’en provoque en eux, ces êtres sont pour nous comme s’ils n’existaient pas, et réciproquement ; quand bien même ils seraient à côté de nous, nous n’en serions pas plus avancés, et nous ne nous apercevrions peut-être même pas de leur présence, ou, en tout cas, nous ne reconnaîtrions probablement pas que ce sont là des êtres vivants. Cela, disons-le en passant, permettrait même de supposer qu’il n’y a rien d’impossible à ce qu’il existe dans le milieu terrestre des êtres entièrement différents de tous ceux que nous connaissons, et avec lesquels nous n’aurions aucun moyen d’entrer en rapport ; mais nous n’insisterons pas là-dessus, d’autant plus que, s’il y avait de tels êtres, ils n’auraient évidemment rien de commun avec notre humanité. Quoi qu’il en soit, ce que nous venons de dire montre combien il y a de naïveté dans les illusions que se font certains savants à l’égard des communications interplanétaires ; et ces illusions procèdent de l’erreur que nous avons signalée précédemment, et qui consiste à transporter partout des représentations purement terrestres. Si l’on dit que ces représentations sont les seules possibles pour nous, nous en convenons, mais il vaut mieux n’avoir aucune représentation que d’en avoir de fausses ; il est parfaitement vrai que ce dont il s’agit n’est pas imaginable, mais il ne faut pas en conclure que cela n’est pas concevable, car cela l’est au contraire très facilement. Une des grandes erreurs des philosophes modernes consiste à confondre le concevable et l’imaginable ; cette erreur est particulièrement visible chez Kant, mais elle ne lui est pas spéciale, et elle est même un trait général de la mentalité occidentale, du moins depuis que celle-ci s’est tournée à peu près exclusivement du côté des choses sensibles ; pour quiconque fait une semblable confusion, il n’y a évidemment pas de métaphysique possible.

Le monde corporel, comportant des possibilités indéfinies, doit contenir des êtres dont la diversité est pareillement indéfinie ; pourtant, ce monde tout entier ne représente qu’un seul état d’existence, défini par un certain ensemble de conditions déterminées, qui sont communes à tout ce qui s’y trouve compris, encore qu’elles puissent s’y exprimer de façons extrêmement variées. Si l’on passe d’un état d’existence à un autre, les différences seront incomparablement plus grandes, puisqu’il n’y aura plus de conditions communes, celles-là étant remplacées par d’autres qui, d’une façon analogue, définissent cet autre état ; il n’y aura donc plus, cette fois, aucun point de comparaison avec l’ordre corporel et sensible envisagé dans son intégralité, et non plus seulement dans telle ou telle de ses modalités spéciales, comme celle qui constitue, par exemple, l’existence terrestre. Des conditions comme l’espace et le temps ne sont aucunement applicables à un autre état, parce qu’elles sont précisément de celles qui définissent l’état corporel ; si même il y a ailleurs quelque chose qui y correspond analogiquement, ce « quelque chose » ne peut, en tout cas, donner lieu pour nous à aucune représentation ; l’imagination, faculté de l’ordre sensible, ne saurait atteindre des réalités d’un autre ordre, pas plus que ne le peut la sensation elle-même, qui lui fournit tous les éléments de ses constructions. Donc, ce n’est pas dans l’ordre sensible que l’on pourra jamais trouver un moyen d’entrer en rapport avec ce qui est d’un autre ordre ; il y a là une hétérogénéité radicale, ce qui ne veut pas dire une irréductibilité principielle : s’il peut y avoir communication entre deux états différents, ce ne peut être que par l’intermédiaire d’un principe commun et supérieur à ces deux états, et non directement de l’un à l’autre ; mais il est bien évident que la possibilité que nous envisageons ici ne concerne à aucun degré le spiritisme. À ne considérer que les deux états en eux-mêmes, nous dirons ceci : la possibilité de communication nous apparaissait tout à l’heure comme extrêmement improbable, alors qu’il ne s’agissait pourtant encore que d’êtres appartenant à des modalités diverses d’un même état ; maintenant qu’il s’agit d’êtres appartenant à des états différents, la communication entre eux est une impossibilité absolue. Nous précisons qu’il est question seulement, pour le moment tout au moins, d’une communication qu’on supposerait établie par les moyens que chacun de ces êtres peut trouver dans les conditions de son propre état, c’est-à-dire par les facultés qui résultent en lui de ces conditions mêmes, ce qui est le cas des facultés sensibles dans l’ordre corporel ; et c’est bien, en effet, aux facultés sensibles que les spirites ont recours. C’est une impossibilité absolue, parce que les facultés dont il s’agit sont rigoureusement propres à un seul des états envisagés, comme le sont les conditions dont elles dérivent ; si ces conditions étaient communes aux deux états, ceux-ci se confondraient et n’en seraient qu’un seul, puisque c’est par ces conditions que se définit un état d’existence(2). L’absurdité du spiritisme est ainsi pleinement démontrée, et nous pourrions nous en tenir là ; pourtant, comme la rigueur même de cette démonstration peut la rendre difficilement saisissable pour ceux qui ne sont pas habitués à envisager les choses de cette façon, nous y joindrons quelques observations complémentaires qui, en présentant la question sous un aspect un peu différent et plus particularisé, rendront cette absurdité plus apparente encore.

Pour qu’un être puisse se manifester dans le monde corporel, il faut qu’il possède des facultés appropriées, c’est-à-dire des facultés de sensation et d’action, et qu’il possède aussi des organes correspondant à ces facultés ; sans de tels organes, en effet, ces facultés pourraient bien exister, mais seulement à l’état latent et virtuel, elles seraient de pures potentialités qui ne s’actualiseraient pas, et elles ne serviraient en rien à ce dont il s’agit. Donc, si même on suppose que l’être qui a quitté l’état corporel pour passer à un autre état conserve en lui, d’une certaine façon, les facultés de l’état corporel, ce ne peut être qu’à titre de potentialités, et ainsi elles ne peuvent lui être désormais d’aucun usage pour communiquer avec les êtres corporels. Un être peut d’ailleurs porter en lui des potentialités correspondant à tous les états dont il est susceptible, et même il le doit en quelque manière, sans quoi ces états ne seraient pas des possibilités pour lui ; mais nous parlons ici de l’être dans sa réalité totale, et non pas de cette partie de l’être qui ne renferme que les possibilités d’un seul état, comme l’individualité humaine par exemple. Cela est donc bien au delà de tout ce que nous avons à envisager présentement, et, si nous y avons fait allusion, c’est uniquement pour ne rien négliger de ce qui pourrait sembler susceptible de donner lieu à quelque objection ; d’autre part, pour éviter toute équivoque, nous devons ajouter que ce que représente l’individualité humaine n’est pas précisément l’état corporel seul, mais comporte en outre divers prolongements qui, avec cet état corporel proprement dit, constituent encore un seul et même état ou degré de l’existence universelle. Ici, nous n’avons guère à nous préoccuper de cette dernière complication, puisque, s’il est vrai que l’état corporel n’est pas un état absolument complet, il est pourtant seul en cause dans toute manifestation sensible ; au fond, sensible et corporel s’identifient complètement. Pour revenir à notre point de départ, nous pouvons donc dire qu’une communication par des moyens sensibles n’est possible qu’entre des êtres qui possèdent un corps ; cela revient en somme à dire qu’un être, pour se manifester corporellement, doit être lui-même corporel, et, sous cette dernière forme, la chose n’est que trop évidente. Les spirites eux-mêmes ne peuvent aller ouvertement contre cette évidence ; c’est pourquoi, sans trop se rendre compte des raisons qui les y obligent, ils supposent que leurs « esprits » conservent toutes les facultés de sensation des êtres terrestres, et ils leur attribuent en outre un organisme, une sorte de corps qui n’en est pas un, puisqu’il aurait des propriétés incompatibles avec la notion même de corps, et qu’il n’aurait pas toutes les propriétés qui sont essentiellement inhérentes à cette notion : il en garderait bien quelques-unes, comme d’être soumis à l’espace et au temps, mais cela est loin d’être suffisant. Il ne saurait y avoir de milieu : ou un être a un corps, ou il n’en a pas ; s’il est mort au sens ordinaire du mot, ce que les spirites appellent « désincarné », cela veut dire qu’il a quitté son corps ; dès lors, il n’appartient plus au monde corporel, d’où il suit que toute manifestation sensible lui est devenue impossible ; nous serions presque tenté de nous excuser d’avoir à insister sur des choses si simples au fond, mais nous savons que cela est nécessaire. Nous ferons remarquer encore que cette argumentation ne préjuge rien de l’état posthume de l’être humain : de quelque façon que l’on conçoive cet état, on peut s’accorder à reconnaître qu’il n’est nullement corporel, à moins que l’on n’accepte ces grossières représentations de la « survie » que nous avons décrites au chapitre précédent, avec tous les éléments contradictoires qu’elles comportent ; cette dernière opinion n’est pas de celles que l’on peut discuter sérieusement, et toute autre opinion, quelle qu’elle soit, doit entraîner nécessairement la négation formelle de l’hypothèse spirite. Cette remarque est très importante, parce qu’il y a deux cas à envisager effectivement : ou bien l’être, après la mort, et du fait même de ce changement, est passé dans un état entièrement différent et défini par des conditions tout autres que celles de son état précédent, et alors la réfutation que nous avons exposée en premier lieu s’applique immédiatement et sans aucune restriction ; ou bien il demeure encore dans quelque modalité du même état, mais autre que la modalité corporelle, et caractérisée par la disparition de l’une au moins des conditions dont la réunion est nécessaire pour constituer la corporéité : la condition qui a forcément disparu (ce qui ne veut pas dire que d’autres ne puissent pas avoir disparu aussi), c’est la présence de la matière, ou, d’une façon plus précise et plus exacte, de la « matière quantifiée »(3). Nous pouvons admettre que ces deux cas correspondent l’un et l’autre à des possibilités : dans le premier, l’individualité humaine a fait place à un autre état, individuel ou non, qui ne peut plus aucunement être dit humain ; dans le second, au contraire, on peut dire que l’individualité humaine subsiste par quelqu’un de ces prolongements auxquels nous avons fait allusion, mais cette individualité est dès lors incorporelle, donc incapable de manifestation sensible, ce qui suffit pour qu’elle ne puisse être absolument pour rien dans les phénomènes du spiritisme. Il est à peine besoin d’indiquer que c’est au second cas que répond, entre autres, la conception de l’immortalité entendue au sens religieux et occidental ; en effet, c’est bien de l’individualité humaine qu’il s’agit alors, et d’ailleurs le fait qu’on y transporte l’idée de vie, si modifiée qu’on la suppose, implique que cet état conserve certaines des conditions de l’état précédent, car la vie même, dans toute l’extension dont elle est susceptible, n’est qu’une de ces conditions et rien de plus. Il y aurait encore un troisième cas à envisager : c’est celui de l’immortalité entendue au sens métaphysique et oriental, c’est-à-dire du cas où l’être est passé, d’une façon immédiate ou différée (car peu importe, quant au but final, qu’il y ait eu ou non des états intermédiaires), à l’état inconditionné, supérieur à tous les états particuliers dont il a été question jusqu’ici, et en lequel tous ces états ont leur principe ; mais cette possibilité est d’un ordre trop transcendant pour que nous nous y arrêtions actuellement, et il va de soi que le spiritisme, avec son point de départ « phénoménique », n’a rien à voir avec les choses de cet ordre ; il nous suffira de dire qu’un tel état est au delà, non plus seulement de la manifestation sensible, mais de toute manifestation sous quelque mode que ce soit.

Nous n’avons naturellement envisagé, dans tout ce qui précède, que la communication avec les morts telle que l’admettent les spirites ; on pourrait encore se demander, après en avoir établi l’impossibilité, s’il n’y a pas, par contre, possibilité de communication d’un tout autre genre, se traduisant par une sorte d’inspiration ou d’intuition spéciale, en l’absence de tout phénomène sensible ; sans doute, cela ne peut guère intéresser les spirites, mais cela pourrait en intéresser d’autres. Il est difficile de traiter complètement cette question, parce que, si c’est là une possibilité, les moyens d’expression font à peu près entièrement défaut pour en rendre compte ; d’ailleurs, pour que ce soit vraiment une possibilité, cela suppose réalisées des conditions tellement exceptionnelles qu’il est presque inutile d’en parler. Nous dirons cependant que, d’une façon générale, pour pouvoir se mettre en rapport avec un être qui est dans un autre état, il faut avoir développé en soi-même les possibilités de cet état, de sorte que, même si celui qui y parvient est un homme vivant actuellement sur la terre, ce n’est pourtant pas en tant qu’individualité humaine terrestre qu’il peut y parvenir, mais seulement en tant qu’il est aussi autre chose en même temps. Le cas le plus simple, relativement, est celui où l’être avec lequel il s’agit de communiquer est demeuré dans un des prolongements de l’état individuel humain ; il suffit alors que le vivant ait étendu sa propre individualité, dans une direction correspondante, au delà de la modalité corporelle à laquelle elle est communément limitée en acte, sinon en puissance (car les possibilités de l’individualité intégrale sont évidemment les mêmes en tous, mais elles peuvent demeurer purement virtuelles pendant toute l’existence terrestre) ; ce cas peut se trouver réalisé dans certains « états mystiques », et cela peut même se produire alors sans que la volonté de celui qui le réalise y soit intervenue activement. Si nous considérons ensuite le cas où il s’agit de communiquer avec un être qui est passé à un état entièrement différent de l’état humain, nous pouvons dire que c’est pratiquement une impossibilité, car la chose ne serait possible que si le vivant avait atteint un état supérieur, assez élevé pour représenter un principe commun aux deux autres et permettre par là de les unir, comme impliquant « éminemment » toutes leurs possibilités particulières ; mais alors la question n’a plus aucun intérêt, car, étant parvenu à un tel état, il n’aura nul besoin de redescendre à un état inférieur qui ne le concerne pas directement ; enfin, de toute manière, il s’agit en cela de tout autre chose que de l’individualité humaine(4). Quant à la communication avec un être qui aurait atteint l’immortalité absolue, elle supposerait que le vivant possède lui-même l’état correspondant, c’est-à-dire qu’il ait actuellement et pleinement réalisé sa propre personnalité transcendante ; du reste, on ne peut parler de cet état comme analogue à un état particulier et conditionné : il ne saurait plus y être question de rien qui ressemble à des individualités, et le mot même de communication perd sa signification, précisément parce que toute comparaison avec l’état humain cesse ici d’être applicable. Ces explications peuvent paraître quelque peu obscures encore, mais il faudrait, pour les éclairer davantage, trop de développements complètement étrangers à notre sujet(5) ; ces développements pourront, à l’occasion, trouver place dans d’autres études. D’ailleurs, la question est loin d’avoir l’importance que certains pourraient être tentés de lui attribuer, parce que la véritable inspiration est tout autre chose que cela en réalité : elle n’a point sa source dans une communication avec d’autres êtres, quels qu’ils soient, mais bien dans une communication avec les états supérieurs de son propre être, ce qui est totalement différent. Aussi pourrions-nous répéter, pour ce genre de choses dont nous venons de parler, ce que nous avons dit déjà à propos de la magie, bien qu’elles soient assurément d’un ordre plus élevé : ceux qui savent vraiment de quoi il s’agit et qui en ont une connaissance profonde se désintéressent entièrement de l’application ; quant aux « empiriques » (dont l’action se trouve d’ailleurs restreinte ici, par la force des choses, au seul cas où n’intervient qu’une extension de l’individualité humaine), on ne peut évidemment les empêcher d’appliquer à tort et à travers les quelques connaissances fragmentaires et incoordonnées dont ils ont pu s’emparer comme par surprise, mais il est toujours bon de les avertir qu’ils ne sauraient le faire qu’à leurs risques et périls.