CHAPITRE VII
Extravagances réincarnationnistes

Nous avons dit que l’idée de la réincarnation contribue grandement à détraquer beaucoup de personnes à notre époque ; nous allons maintenant le montrer en citant des exemples des extravagances auxquelles elle donne lieu, et ce sera là, après toutes les considérations métaphysiques que nous avons dû exposer, une diversion plutôt amusante ; à vrai dire, il y a quelque chose d’assez triste au fond dans le spectacle de toutes ces folies, mais pourtant il est bien difficile de s’empêcher d’en rire quelquefois. Sous ce rapport, ce qu’on a le plus fréquemment l’occasion de constater dans les milieux spirites, c’est une mégalomanie d’un genre spécial : ces gens s’imaginent presque tous qu’ils sont la réincarnation de personnages illustres ; nous avons fait remarquer que, si l’on en juge par les signatures des « communications », les grands hommes se manifestent beaucoup plus volontiers que les autres ; il faut croire qu’ils se réincarnent aussi beaucoup plus souvent, et même simultanément à de multiples exemplaires. En somme, ce cas ne diffère de la mégalomanie ordinaire que sur un point : au lieu de se croire de grands personnages dans le présent, les spirites reportent leur rêve maladif dans le passé ; nous parlons des spirites parce qu’ils sont le plus grand nombre, mais il est aussi des théosophistes qui ne sont pas moins atteints (nous avons vu ailleurs M. Leadbeater assurer gravement que le colonel Olcott était la réincarnation des rois Gushtasp et Ashoka)(1). Il en est aussi chez qui le même rêve se transforme en une espérance pour l’avenir, et c’est peut-être une des raisons pour lesquelles ils trouvent la réincarnation si « consolante » ; dans la section des enseignements de la H. B. of L. dont nous avons reproduit quelques extraits au chapitre précédent, il est fait allusion à des gens qui affirment que « ceux qui ont mené une vie noble et digne d’un roi (fût-ce même dans le corps d’un mendiant), dans leur dernière existence terrestre, revivront comme nobles, rois, ou autres personnages de haut rang », et on ajoute très justement que « de telles assertions ne sont bonnes qu’à prouver que leurs auteurs ne parlent que sous l’inspiration de la sentimentalité, et que la connaissance leur manque ».

Les spirites antiréincarnationnistes des pays anglo-saxons ne se sont pas fait faute de railler ces folles imaginations : « Les partisans des rêveries d’Allan Kardec, dit Dunglas Home, se recrutent surtout dans les classes bourgeoises de la société. C’est leur consolation, à ces braves gens qui ne sont rien, de croire qu’ils ont été un grand personnage avant leur naissance et qu’ils seront encore une chose importante après leur mort »(2). Et ailleurs : « Outre la confusion révoltante à laquelle cette doctrine conduit logiquement (en ce qui concerne les rapports familiaux et sociaux), il y a des impossibilités matérielles dont il faut tenir compte, si enthousiaste qu’on soit. Une dame peut croire tant qu’elle voudra qu’elle a été la compagne d’un empereur ou d’un roi dans une existence antérieure. Mais comment concilier les choses si nous rencontrons, comme il arrive souvent, une bonne demi-douzaine de dames, également convaincues, qui soutiennent avoir été chacune la très chère épouse du même auguste personnage ? Pour ma part, j’ai eu l’honneur de rencontrer au moins douze Marie-Antoinette, six ou sept Marie Stuart, une foule de saint Louis et autres rois, une vingtaine d’Alexandre et de César, mais jamais un simple Jean-Jean »(3). D’autre part, il est aussi, surtout parmi les occultistes, des partisans de la réincarnation qui ont cru devoir protester contre ce qu’ils regardent comme des « exagérations » susceptibles de compromettre leur cause ; ainsi, Papus écrit ceci : « On rencontre dans certains milieux spirites de pauvres hères qui prétendent froidement être une réincarnation de Molière, de Racine ou de Richelieu, sans compter les poètes anciens, Orphée ou Homère. Nous n’avons pas pour l’instant à discuter si ces affirmations ont une base solide ou sont du domaine de l’aliénation mentale au début ; mais rappelons-nous que Pythagore, faisant le récit de ses incarnations antérieures, ne se vanta pas d’avoir été grand homme(4), et constatons que c’est une singulière façon de défendre le progrès incessant des âmes dans l’infini (théorie du spiritisme) que celle qui consiste à montrer Richelieu ayant perdu toute trace de génie et Victor Hugo faisant des vers de quatorze pieds après sa mort. Les spirites sérieux et instruits, et il y en a plus qu’on ne croit, devraient veiller à ce que de pareils faits ne se produisent pas »(5). Plus loin, il dit encore : « Certains spirites, exagérant cette doctrine, se donnent comme la réincarnation de tous les grands hommes quelque peu connus. Un brave employé est Voltaire réincarné… moins l’esprit. Un capitaine en retraite, c’est Napoléon revenu de Sainte-Hélène, quoique ayant perdu l’art de parvenir depuis. Enfin, il n’y a pas de groupe où Marie de Médicis, Mme de Maintenon, Marie Stuart ne soient revenues dans des corps de bonnes bourgeoises souvent enrichies, et où Turenne, Condé, Richelieu, Mazarin, Molière, Jean-Jacques Rousseau ne dirigent quelque petite séance. Là est le danger, là est la cause réelle de l’état stationnaire du spiritisme depuis cinquante ans ; il ne faut pas chercher d’autre raison que celle-là, ajoutée à l’ignorance et au sectarisme des chefs de groupe »(6). Dans un autre ouvrage beaucoup plus récent, il revient sur ce sujet : « L’être humain qui a conscience de ce mystère de la réincarnation imagine tout de suite le personnage qu’il a dû être, et, comme par hasard, il se trouve que ce personnage a toujours été un homme considérable sur la terre, et d’une haute situation. Dans les réunions spirites ou théosophiques, on voit très peu d’assassins, d’ivrognes, ou d’anciens marchands de légumes ou valets de chambre (professions en somme honorables) réincarnés ; c’est toujours Napoléon, une grande princesse, Louis XIV, le Grand Frédéric, quelques Pharaons célèbres, qui sont réincarnés dans la peau de très braves gens qui arrivent à se figurer avoir été ces grands personnages qu’ils imaginent. Ce serait pour lesdits personnages déjà une assez forte punition d’être revenus sur terre dans de pareilles conditions… L’orgueil est la grande pierre d’achoppement de beaucoup de partisans de la doctrine des réincarnations, l’orgueil joue souvent un rôle aussi néfaste que considérable. Si l’on garde les grands personnages de l’histoire pour se réincarner soi-même, il faut reconnaître que les adeptes de cette doctrine conservent les assassins, les grands criminels et souvent les grands calomniés pour faire réincarner leurs ennemis »(7). Pour remédier au mal qu’il a ainsi dénoncé, voici ce que Papus a trouvé : « On peut avoir l’intuition qu’on a vécu à telle époque, qu’on a été dans tel milieu, on peut avoir la révélation, par le monde des esprits, qu’on a été une grande dame contemporaine du très grand philosophe Abélard, si indignement compris par les grossiers contemporains, mais on n’a pas la certitude de l’être exact qu’on a été sur la terre »(8). Donc, la grande dame en question ne sera pas nécessairement Héloïse, et, si l’on croit avoir été tel personnage célèbre, c’est simplement qu’on aura vécu dans son entourage, peut-être en qualité de domestique ; il y a là, pense évidemment Papus, de quoi mettre un frein aux divagations causées par l’orgueil ; mais nous doutons que les spirites se laissent si facilement persuader qu’ils doivent renoncer à leurs illusions. Malheureusement aussi, il y a d’autres genres de divagations qui ne sont guère moins pitoyables ; cette prudence et cette sagesse, d’ailleurs relatives, dont Papus fait preuve, ne l’empêchent pas d’écrire lui-même, et en même temps, des choses dans le goût de celles-ci : « Le Christ a un appartement (sic) renfermant des milliers d’esprits. Chaque fois qu’un esprit de l’appartement du Christ se réincarne, il obéit sur terre à la loi suivante : 1o il est l’aîné de sa famille ; 2o son père s’appelle toujours Joseph ; 3o sa mère s’appelle toujours Marie, ou la correspondance numérale de ces noms en d’autres langues. Enfin, il y a dans cette naissance des esprits venant de l’appartement du Christ (et nous ne disons pas du Christ lui-même) des aspects planétaires tout à fait particuliers qu’il est inutile de révéler ici »(9). Nous savons parfaitement à qui tout cela veut faire allusion ; nous pourrions raconter toute l’histoire de ce « Maître », ou soi-disant tel, que l’on disait être « le plus vieil esprit de la planète », et « le chef des Douze qui passèrent par la Porte du Soleil, deux ans après le milieu du siècle ». Ceux qui refusaient de reconnaître ce « Maître » se voyaient menacés d’un « retard d’évolution », devant se traduire par une pénalité de trente-trois incarnations supplémentaires, pas une de plus ni de moins !

Pourtant, en écrivant les lignes que nous avons reproduites en dernier lieu, Papus avait encore la conviction qu’il ne pouvait que contribuer par là à modérer certaines prétentions excessives, puisqu’il ajoutait : « Ignorant tout cela, une foule de visionnaires se sont prétendus la réincarnation du Christ sur la terre… et la liste n’est pas close. » Cette prévision n’était que trop justifiée ; nous avons raconté ailleurs l’histoire des Messies théosophistes, et il y en a encore bien d’autres dans des milieux analogues ; mais le messianisme des « néo-spiritualistes » est capable de revêtir les formes les plus bizarres et les plus diverses, en dehors de ces « réincarnations du Christ » dont un des prototypes fut le pasteur Guillaume Monod. Nous ne voyons pas que, à cet égard, la théorie des « esprits de l’appartement du Christ » soit beaucoup moins extravagante que les autres ; nous savons trop quel rôle déplorable elle joua dans l’école occultiste française, et cela continue toujours dans les groupements divers qui représentent aujourd’hui les débris de cette école. D’un autre côté, il est une « voyante » spirite, Mlle Marguerite Wolff (nous pouvons la nommer, la chose étant publique), qui a reçu de son « guide », en ces derniers temps, la mission d’annoncer « la prochaine réincarnation du Christ en France » ; elle-même se croit Catherine de Médicis réincarnée (sans parler de quelques centaines d’autres existences vécues antérieurement sur la terre et ailleurs, et dont elle aurait retrouvé le souvenir plus ou moins précis), et elle a publié une liste de plus de deux cents « réincarnations célèbres », dans laquelle elle fait connaître « ce que les grands hommes d’aujourd’hui ont été autrefois » ; c’est là encore un cas pathologique assez remarquable(10). Il est aussi des spirites qui ont des conceptions messianiques d’un genre tout différent : nous avons lu jadis, dans une revue spirite étrangère (nous n’avons pu retrouver la référence exacte), un article dont l’auteur critiquait assez justement ceux qui, annonçant pour un temps prochain la « seconde venue » du Christ, la présentent comme devant être une réincarnation ; mais c’était pour déclarer ensuite que, s’il ne peut admettre cette thèse, c’est tout simplement parce que le retour du Christ est déjà un fait accompli… par le spiritisme : « Il est déjà venu, puisque, dans certains centres, on enregistre ses communications. » Vraiment, il faut avoir une foi bien robuste pour pouvoir croire ainsi que le Christ et ses Apôtres se manifestent dans des séances spirites et parlent par l’organe des médiums, surtout quand on voit de quelle qualité sont les innombrables « communications » qui leur ont été attribuées(11). Il y eut d’autre part, dans quelques cercles américains, des « messages » où Apollonius de Tyane vint déclarer, en se faisant appuyer par divers « témoins », que c’est lui-même qui fut à la fois « le Jésus et le saint Paul des Écritures chrétiennes », et peut-être aussi saint Jean, et qui prêcha les Évangiles, dont les originaux lui avaient été donnés par les Bouddhistes ; on peut trouver quelques-uns de ces « messages » à la fin du livre d’Henry Lacroix(12). En dehors du spiritisme, il y eut aussi une société secrète anglo-américaine qui enseigna l’identité de saint Paul et d’Apollonius, en prétendant que la preuve s’en trouvait « dans un petit manuscrit qui est maintenant conservé dans un monastère du Midi de la France » ; il y a bien des raisons de penser que cette source est purement imaginaire, mais la concordance de cette histoire avec les « communications » spirites dont il vient d’être question rend l’origine de celles-ci extrêmement suspecte, car elle permet de penser qu’il y eut là autre chose qu’un produit de la « subconscience » de deux ou trois déséquilibrés(13).

Il y a encore, chez Papus, d’autres histoires qui valent presque celle des « esprits de l’appartement du Christ » ; citons-en cet exemple : « De même qu’il existe des comètes qui viennent apporter la force au soleil fatigué et qui circulent entre les divers systèmes solaires, il existe aussi des envoyés cycliques qui viennent à certaines périodes remuer l’humanité engourdie dans les plaisirs ou rendue veule par une quiétude trop prolongée… Parmi ces réincarnés cycliques, qui viennent toujours d’un même appartement de l’invisible, s’ils ne sont pas du même esprit, nous citerons la réincarnation qui a frappé tant d’historiens : Alexandre, César, Napoléon. Chaque fois qu’un esprit de ce plan revient, il transforme brusquement toutes les lois de la guerre ; quel que soit le peuple qui soit mis à sa disposition, il le dynamise et en fait un instrument de conquête contre lequel rien ne peut lutter… La prochaine fois qu’il viendra, cet esprit trouvera le moyen d’empêcher la mort de plus des deux tiers de son effectif dans les combats, par la création d’un système défensif qui révolutionnera les lois de la guerre »(14). La date de cette prochaine venue n’est pas indiquée, même approximativement, et c’est dommage ; mais peut-être faut-il louer Papus d’avoir été si prudent en la circonstance, car, chaque fois qu’il voulut se mêler de faire des prophéties un peu précises, les événements, par une incroyable malchance, ne manquèrent jamais de lui donner un démenti. Mais voici un autre « appartement » avec lequel il nous fait faire connaissance : « C’est encore la France (il vient de parler de Napoléon) qui eut le grand honneur d’incarner plusieurs fois une envoyée céleste de l’appartement de la Vierge de Lumière, joignant à la faiblesse de la femme la force de l’ange incarné. Sainte Geneviève forme le noyau de la nation française. Jeanne d’Arc sauve cette nation au moment où, logiquement, il n’y avait plus rien à faire »(15). Et, à propos de Jeanne d’Arc, il ne faut pas laisser échapper l’occasion d’une petite déclaration anticléricale et démocratique : « L’Église Romaine est elle-même hostile à tout envoyé céleste, et il a fallu la formidable voix du peuple pour réformer le jugement des juges ecclésiastiques qui, aveuglés par la politique, ont martyrisé l’envoyée du Ciel »(16). Si Papus fait venir Jeanne d’Arc de l’« appartement de la Vierge de Lumière », il y eut jadis en France une secte, surtout spirite au fond, qui s’intitulait « essénienne » (cette dénomination a eu beaucoup de succès dans tous les milieux de ce genre), qui la regardait comme le « Messie féminin », comme l’égale du Christ lui-même, enfin comme le « Consolateur céleste » et « l’Esprit de Vérité annoncé par Jésus »(17) ; et il paraît que certains spirites ont été jusqu’à la considérer comme une réincarnation du Christ en personne(18).

Mais passons à un autre genre d’extravagances auxquelles l’idée de la réincarnation a également donné lieu : nous voulons parler des rapports que les spirites et les occultistes supposent entre les existences successives ; pour eux, en effet, les actions accomplies au cours d’une vie doivent avoir des conséquences dans les vies suivantes. C’est là une causalité d’une espèce très particulière ; plus exactement, c’est l’idée de sanction morale, mais qui, au lieu d’être appliquée à une « vie future » extra-terrestre comme elle l’est dans les conceptions religieuses, se trouve ramenée aux vies terrestres en vertu de cette assertion, au moins contestable, que les actions accomplies sur terre doivent avoir des effets sur terre exclusivement ; le « Maître » auquel nous avons fait allusion enseignait expressément que « c’est dans le monde où l’on a contracté des dettes que l’on vient les payer ». C’est à cette « causalité éthique » que les théosophistes ont donné le nom de karma (tout à fait improprement, puisque ce mot, en sanscrit, ne signifie pas autre chose qu’« action ») ; dans les autres écoles, si le mot ne se trouve pas (quoique les occultistes français, malgré leur hostilité envers les théosophistes, l’emploient assez volontiers), la conception est la même au fond, et les variations ne portent que sur des points secondaires. Quand il s’agit d’indiquer avec précision les conséquences futures de telle ou telle action déterminée, les théosophistes se montrent généralement assez réservés ; mais spirites et occultistes semblent rivaliser à qui donnera à cet égard les détails les plus minutieux et les plus ridicules : par exemple, s’il faut en croire certains, si quelqu’un s’est mal conduit envers son père, il renaîtra boiteux de la jambe droite ; si c’est envers sa mère, il sera boiteux de la jambe gauche, et ainsi de suite. Il en est d’autres qui mettent aussi, dans certains cas, les infirmités de ce genre sur le compte d’accidents arrivés dans des existences antérieures ; nous avons connu un occultiste qui, étant boiteux, croyait fermement que c’était parce que, dans sa vie précédente, il s’était cassé la jambe en sautant par une fenêtre pour s’évader des prisons de l’Inquisition. On ne saurait croire jusqu’où peut aller le danger de ces sortes de choses : il arrive journellement, surtout dans les milieux occultistes, qu’on apprend à quelqu’un qu’il a commis autrefois tel ou tel crime, et qu’il doit s’attendre à le « payer » dans sa vie actuelle ; on ajoute encore qu’il ne doit rien faire pour échapper à ce châtiment qui l’atteindra tôt ou tard, et qui sera même d’autant plus grave que l’échéance en aura été plus reculée. Sous l’empire d’une telle suggestion, le malheureux courra véritablement au-devant du soi-disant châtiment et s’efforcera même de le provoquer ; s’il s’agit d’un fait dont l’accomplissement dépend de sa volonté, les choses les plus absurdes ne feront pas hésiter celui qui en est arrivé à ce degré de crédulité et de fanatisme. Le « Maître » (toujours le même) avait persuadé à un de ses disciples que, en raison de nous ne savons trop quelle action commise dans une autre incarnation, il devait épouser une femme amputée de la jambe gauche ; le disciple (c’était d’ailleurs un ingénieur, donc un homme devant avoir un certain degré d’intelligence et d’instruction) fit paraître des annonces dans divers journaux pour trouver une personne remplissant la condition requise, et il finit par la trouver en effet. Ce n’est là qu’un trait parmi bien d’autres analogues, et nous le citons parce qu’il est tout à fait caractéristique de la mentalité des gens dont il s’agit ; mais il en est qui peuvent avoir des résultats plus tragiques, et nous avons connu un autre occultiste qui, ne désirant rien tant qu’une mort accidentelle qui devait le libérer d’un lourd karma, avait tout simplement pris le parti de ne rien faire pour éviter les voitures qu’il rencontrerait sur son chemin ; s’il n’allait pas jusqu’à se jeter sous leurs roues, c’est seulement qu’il devait mourir par accident, et non par un suicide qui, au lieu d’acquitter son karma, n’eût fait au contraire que l’aggraver encore. Qu’on n’aille pas supposer que nous exagérons le moins du monde ; ces choses-là ne s’inventent pas, et la puérilité même de certains détails est, pour qui connaît ces milieux, une garantie d’authenticité ; du reste, nous pourrions au besoin donner les noms des diverses personnes auxquelles ces aventures sont arrivées. On ne peut que plaindre ceux qui sont les victimes de semblables suggestions ; mais que faut-il penser de ceux qui en sont les auteurs responsables ? S’ils sont de mauvaise foi, ils mériteraient assurément d’être dénoncés comme de véritables malfaiteurs ; s’ils sont sincères, ce qui est possible en bien des cas, on devrait les traiter comme des fous dangereux.

Quand ces choses restent dans le domaine de la simple théorie, elles ne sont que grotesques : tel est l’exemple, bien connu chez les spirites, de la victime qui poursuit jusque dans une autre existence sa vengeance contre son meurtrier ; l’assassiné d’autrefois deviendra alors assassin à son tour, et le meurtrier, devenu victime, devra se venger à son tour dans une autre existence,… et ainsi de suite indéfiniment. Un autre exemple du même genre est celui du cocher qui écrase un piéton ; par punition, car la « justice » posthume des spirites s’étend même à l’homicide par imprudence, ce cocher, devenu piéton dans sa vie suivante, sera écrasé par le piéton devenu cocher ; mais, logiquement, celui-ci, dont l’acte ne diffère pas du premier, devra ensuite subir la même punition, et toujours du fait de sa victime, de sorte que ces deux malheureux individus seront obligés de s’écraser ainsi alternativement l’un l’autre jusqu’à la fin des siècles, car il n’y a évidemment aucune raison pour que cela s’arrête ; que l’on demande plutôt à M. Gabriel Delanne ce qu’il pense de ce raisonnement. Sur ce point encore, il est d’autres « néo-spiritualistes » qui ne le cèdent en rien aux spirites, et nous avons entendu un occultiste à tendances mystiques raconter l’histoire suivante, comme exemple des conséquences effrayantes que peuvent entraîner des actes considérés généralement comme assez indifférents : un écolier s’amuse à briser une plume, puis la jette ; les molécules du métal garderont, à travers toutes les transformations qu’elles auront à subir, le souvenir de la méchanceté dont cet enfant a fait preuve à leur égard ; finalement, après quelques siècles, ces molécules passeront dans les organes d’une machine quelconque, et, un jour, un accident se produira, et un ouvrier mourra broyé par cette machine ; or il se trouvera justement que cet ouvrier sera l’écolier dont il a été question, qui se sera réincarné pour subir le châtiment de son acte antérieur. Il serait assurément difficile d’imaginer quelque chose de plus extravagant que de semblables contes fantastiques, qui suffisent pour donner une juste idée de la mentalité de ceux qui les inventent, et surtout de ceux qui y croient.

Dans ces histoires, comme on le voit, il est le plus souvent question de châtiments ; cela peut sembler étonnant chez des gens qui se vantent d’avoir une doctrine « consolante » avant tout, mais c’est sans doute ce qui est le plus propre à frapper les imaginations. De plus, comme nous l’avons dit, on fait bien espérer des récompenses pour l’avenir ; mais, quant à faire connaître ce qui, dans la vie présente, est la récompense de telle ou telle bonne action accomplie dans le passé, il paraît que cela aurait l’inconvénient de pouvoir donner naissance à des sentiments d’orgueil ; ce serait peut-être encore moins funeste, après tout, que de terroriser de pauvres gens avec le « paiement » de leurs « dettes » imaginaires. Ajoutons qu’on envisage aussi quelquefois des conséquences d’un caractère plus inoffensif : c’est ainsi que Papus assure qu’« il est rare qu’un être spirituel réincarné sur terre ne soit pas amené, par des circonstances en apparence fortuites, à parler, outre sa langue actuelle, la langue du pays de sa dernière incarnation antérieure »(19) ; il ajoute que « c’est une remarque intéressante à contrôler », mais, malheureusement, il oublie d’indiquer par quel moyen on pourrait y parvenir. Puisque nous citons encore une fois Papus, n’oublions pas, car c’est une curiosité digne d’être notée, de dire qu’il enseignait (mais nous ne croyons pas qu’il ait osé l’écrire) que l’on peut parfois se réincarner avant d’être mort : il reconnaissait que ce devait être un cas exceptionnel, mais enfin il présentait volontiers le tableau d’un grand-père et de son petit-fils n’ayant qu’un seul et même esprit, qui s’incarnerait progressivement dans l’enfant (telle est en effet la théorie des occultistes, qui précisent que l’incarnation n’est complète qu’au bout de sept ans) à mesure que le vieillard irait en s’affaiblissant. Du reste, l’idée qu’on peut se réincarner dans sa propre descendance lui était particulièrement chère, parce qu’il y voyait un moyen de justifier, à son point de vue, les paroles par lesquelles « le Christ proclame que le péché peut être puni jusqu’à la septième génération »(20) ; la conception de ce qu’on pourrait appeler une « responsabilité héréditaire » semblait lui échapper entièrement, et pourtant, même physiologiquement, il y a là un fait qui n’est guère contestable. Dès lors que l’individu humain tient de ses parents certains éléments corporels et psychiques, il les prolonge en quelque sorte partiellement sous ce double rapport, il est véritablement quelque chose d’eux tout en étant lui-même, et ainsi les conséquences de leurs actions peuvent s’étendre jusqu’à lui ; c’est de cette façon, du moins, que l’on peut exprimer les choses en les dépouillant de tout caractère spécifiquement moral. Inversement, on peut dire encore que l’enfant, et même tous les descendants, sont potentiellement inclus dès l’origine dans l’individualité des parents, toujours sous le double rapport corporel et psychique, c’est-à-dire, non pas en ce qui concerne l’être proprement spirituel et personnel, mais en ce qui constitue l’individualité humaine comme telle ; et ainsi la descendance peut être regardée comme ayant participé, en une certaine manière, aux actions des parents, sans pourtant exister actuellement à l’état individualisé. Nous indiquons là les deux aspects complémentaires de la question ; nous ne nous y arrêterons pas davantage, mais peut-être cela suffira-t-il pour que quelques-uns entrevoient tout le parti qu’on en pourrait tirer quant à la théorie du « péché originel ».

Les spirites, précisément, protestent contre cette idée du « péché originel », d’abord parce qu’elle choque leur conception spéciale de la justice, et aussi parce qu’elle a des conséquences contraires à leur théorie « progressiste » ; Allan Kardec ne veut y voir qu’une expression du fait que « l’homme est venu sur la terre, portant en soi le germe de ses passions et les traces de son infériorité primitive », de sorte que, pour lui, « le péché originel tient à la nature encore imparfaite de l’homme, qui n’est ainsi responsable que de lui-même et de ses propres fautes, et non de celles de ses pères » ; tel est du moins, sur cette question, l’enseignement qu’il attribue à l’« esprit » de saint Louis(21). M. Léon Denis s’exprime en termes plus précis, et aussi plus violents : « Le péché originel est le dogme fondamental sur lequel repose tout l’édifice des dogmes chrétiens. Idée vraie au fond, mais fausse dans la forme et dénaturée par l’Église. Vraie en ce sens que l’homme souffre de l’intuition qu’il conserve des fautes commises dans ses vies antérieures, et des conséquences qu’elles entraînent pour lui. Mais cette souffrance est personnelle et méritée. Nul n’est responsable des fautes d’autrui, s’il n’y a participé. Présenté sous son aspect dogmatique, le péché originel, qui punit toute la postérité d’Adam, c’est-à-dire l’humanité entière, de la désobéissance du premier couple, pour la sauver ensuite par une iniquité plus grande, l’immolation d’un juste, est un outrage à la raison et à la morale, considérés dans leurs principes essentiels : la bonté et la justice. Il a plus fait pour éloigner l’homme de la croyance en Dieu que toutes les attaques et toutes les critiques de la philosophie »(22). On pourrait demander à l’auteur si la transmission héréditaire d’une maladie n’est pas également, suivant sa manière de voir, « un outrage à la raison et à la morale », ce qui ne l’empêche pas d’être un fait réel et fréquent(23) ; on pourrait lui demander aussi si la justice, entendue au sens humain (et c’est bien ainsi qu’il l’entend, sa conception de Dieu étant tout anthropomorphique et « anthropopathique »), peut consister en autre chose qu’à « compenser une injustice par une autre injustice », comme le disent les Chinois ; mais, au fond, les déclamations de ce genre ne méritent même pas la moindre discussion. Ce qui est plus intéressant, c’est de noter ici un procédé qui est habituel aux spirites, et qui consiste à prétendre que les dogmes de l’Église, et aussi les diverses doctrines de l’antiquité, sont une déformation de leurs propres théories ; ils oublient seulement que celles-ci sont d’invention toute moderne, et ils ont cela de commun avec les théosophistes, qui présentent leur doctrine comme « la source de toutes les religions » : M. Léon Denis n’a-t-il pas été aussi jusqu’à déclarer formellement que « toutes les religions, à leur origine, reposent sur des faits spirites et n’ont pas d’autres sources que le spiritisme »(24) ? Dans le cas actuel, l’opinion des spirites, c’est que le péché originel est une figure des fautes commises dans les vies antérieures, figure dont le vrai sens ne peut évidemment être compris que par ceux qui, comme eux, croient à la réincarnation ; il est fâcheux, pour la solidité de cette thèse, qu’Allan Kardec soit quelque peu postérieur à Moïse !

Les occultistes donnent du péché originel et de la chute de l’homme des interprétations qui, si elles ne sont pas mieux fondées, sont du moins plus subtiles en général ; il en est une que nous ne pouvons nous dispenser de signaler ici, car elle se rattache très directement à la théorie de la réincarnation. Cette explication appartient en propre à un occultiste français, étranger à l’école papusienne, et qui revendique pour lui seul le droit à la qualification d’« occultiste chrétien » (quoique les autres aient la prétention d’être chrétiens aussi, à moins qu’ils ne préfèrent se dire « christiques ») ; une de ses particularités est que, se moquant à tout propos des triples et septuples sens des ésotéristes et des kabbalistes, il veut s’en tenir à l’interprétation littérale des Écritures, ce qui ne l’empêche pas, comme on va le voir, d’accommoder cette interprétation à ses conceptions personnelles. Il faut savoir, pour comprendre sa théorie, que cet occultiste est partisan du système géocentrique, en ce sens qu’il regarde la terre comme le centre de l’Univers, sinon matériellement, du moins par un certain privilège en ce qui concerne la nature de ses habitants(25) : pour lui, la terre est le seul monde où il y ait des êtres humains, parce que les conditions de la vie sur les autres planètes ou dans les autres systèmes sont trop différentes de celles de la terre pour qu’un homme puisse s’y adapter, d’où il résulte manifestement que, par « homme », il entend exclusivement un individu corporel, doué des cinq sens que nous connaissons, des facultés correspondantes, et de tous les organes nécessaires aux diverses fonctions de la vie humaine terrestre. Par suite, les hommes ne peuvent se réincarner que sur la terre, puisqu’il n’y a aucun autre lieu dans l’Univers où il leur soit possible de vivre (il va sans dire qu’il ne saurait être question là-dedans de sortir de la condition spatiale), et que d’ailleurs ils demeurent toujours hommes en se réincarnant ; on ajoute même qu’un changement de sexe leur est tout à fait impossible. À l’origine, l’homme, « sortant des mains du Créateur » (les expressions les plus anthropomorphiques doivent être prises ici à la lettre, et non comme les symboles qu’elles sont en réalité), fut placé sur la terre pour « cultiver son jardin », c’est-à-dire, à ce qu’il paraît, pour « évoluer la matière physique », supposée plus subtile alors qu’aujourd’hui. Par « l’homme », il faut entendre la collectivité humaine tout entière, la totalité du genre humain, regardée comme la somme de tous les individus (que l’on remarque cette confusion de la notion d’espèce avec celle de collectivité, qui est très commune aussi parmi les philosophes modernes), de telle sorte que « tous les hommes », sans aucune exception, et en nombre inconnu, mais assurément fort grand, furent d’abord incarnés en même temps sur la terre. Ce n’est pas l’avis des autres écoles, qui parlent souvent des « différences d’âge des esprits humains » (surtout ceux qui ont eu le privilège de connaître « le plus vieil esprit de la planète »), et même des moyens de les déterminer, principalement par l’examen des « aspects planétaires » de l’horoscope ; mais passons. Dans les conditions que nous venons de dire, il ne pouvait évidemment se produire aucune naissance, puisqu’il n’y avait aucun homme non incarné, et il en fut ainsi tant que l’homme ne mourut pas, c’est-à-dire jusqu’à la chute, à laquelle tous durent ainsi participer en personne (c’est là le point essentiel de la théorie), et que l’on considère d’ailleurs comme « pouvant représenter toute une suite d’événements qui ont dû se dérouler au cours d’une période de plusieurs siècles » ; mais on évite prudemment de se prononcer sur la nature exacte de ces événements. À partir de la chute, la matière physique devint plus grossière, ses propriétés furent modifiées, elle fut soumise à la corruption, et les hommes, emprisonnés dans cette matière, commencèrent à mourir, à « se désincarner » ; ensuite, ils commencèrent également à naître, car ces hommes « désincarnés », restés « dans l’espace » (on voit combien l’influence du spiritisme est grande dans tout cela), ou dans l’« atmosphère invisible » de la terre, tendaient à se réincarner, à reprendre la vie physique terrestre dans de nouveaux corps humains, c’est-à-dire, en somme, à revenir à leur condition normale. Ainsi, suivant cette conception, ce sont toujours les mêmes êtres humains qui doivent renaître périodiquement du commencement à la fin de l’humanité terrestre (en admettant que l’humanité terrestre ait une fin, car il est aussi des écoles selon lesquelles le but qu’elle doit atteindre est de rentrer en possession de l’« immortalité physique » ou corporelle, et chacun des individus qui la composent se réincarnera sur la terre jusqu’à ce qu’il soit finalement parvenu à ce résultat). Assurément, tout ce raisonnement est fort simple et parfaitement logique, mais à la condition d’en admettre d’abord le point de départ, et spécialement d’admettre l’impossibilité pour l’être humain d’exister dans des modalités autres que la forme corporelle terrestre, ce qui n’est en aucune façon conciliable avec les notions même les plus élémentaires de la métaphysique ; il paraît pourtant, du moins au dire de son auteur, que c’est là l’argument le plus solide que l’on puisse fournir à l’appui de l’hypothèse de la réincarnation(26) !

Nous pouvons nous arrêter là, car nous n’avons pas la prétention d’épuiser la liste de ces excentricités  nous en avons dit assez pour qu’on puisse se rendre compte de tout ce que la diffusion de l’idée réincarnationniste a d’inquiétant pour l’état mental de nos contemporains. On ne doit pas s’étonner que nous ayons pris certains de nos exemples en dehors du spiritisme, car c’est à celui-ci que cette idée a été empruntée par toutes les autres écoles qui l’enseignent ; c’est donc sur le spiritisme que retombe, au moins indirectement, la responsabilité de cette étrange folie. Enfin, nous nous excuserons d’avoir, dans ce qui précède, omis l’indication de certains noms ; nous ne voulons pas faire œuvre de polémique, et, si l’on peut assurément citer sans inconvénient, avec références à l’appui, tout ce qu’un auteur a publié sous sa propre signature, ou même sous un pseudonyme quelconque, le cas est un peu différent lorsqu’il s’agit de choses qui n’ont pas été écrites ; pourtant, si nous nous voyons obligé de donner quelque jour des précisions plus grandes, nous n’hésiterons pas à le faire dans l’intérêt de la vérité, et les circonstances seules détermineront notre conduite à cet égard.