CHAPITRE VIII
Les limites de l’expérimentation

Avant de quitter la question de la réincarnation, il nous reste encore à parler des prétendues « preuves expérimentales » ; assurément, quand une chose est démontrée impossible, comme c’est le cas, tous les faits qui peuvent être invoqués en sa faveur sont parfaitement insignifiants, et l’on peut être assuré d’avance que ces faits sont mal interprétés ; mais il est parfois intéressant et utile de remettre les choses au point, et nous allons trouver là un bon exemple des fantaisies pseudo-scientifiques auxquelles se complaisent les spirites et même certains psychistes qui se laissent, souvent à leur insu, gagner peu à peu par la contagion « néo-spiritualiste ». Tout d’abord, nous rappellerons et nous préciserons ce que nous avons dit précédemment en ce qui concerne les cas que l’on présente comme des cas de réincarnation, en raison d’un prétendu « réveil de souvenirs » se produisant spontanément : lorsqu’ils sont réels (car il en est qui sont au moins fort mal contrôlés, et que les auteurs qui traitent de ces sortes de choses répètent l’un après l’autre sans jamais se donner la peine de les vérifier), ce ne sont là que de simples cas de métempsychose, au vrai sens de ce mot, c’est-à-dire de transmission de certains éléments psychiques d’une individualité à une autre. Il en est même pour lesquels il n’y a peut-être pas besoin d’aller chercher si loin : ainsi, il arrive parfois qu’une personne rêve d’un lieu qu’elle ne connaît pas, et que, par la suite, allant pour la première fois dans un pays plus ou moins éloigné, elle y retrouve tout ce qu’elle avait vu ainsi comme par anticipation ; si elle n’avait pas gardé de son rêve un souvenir clairement conscient, et si cependant la reconnaissance se produisait, elle pourrait, en admettant qu’elle croie à la réincarnation, s’imaginer qu’il y a là quelque réminiscence d’une existence antérieure ; et c’est ainsi que peuvent s’expliquer effectivement bien des cas, au moins parmi ceux où les lieux reconnus n’évoquent pas l’idée d’un événement précis. Ces phénomènes, que l’on peut rattacher à la classe des rêves dits « prémonitoires », sont loin d’être rares, mais ceux à qui ils arrivent évitent le plus souvent d’en parler par crainte de passer pour « hallucinés » (encore un mot dont on abuse et qui n’explique jamais rien au fond), et l’on pourrait en dire autant des faits de « télépathie » et autres du même genre ; ils mettent en jeu quelques prolongements obscurs de l’individualité, appartenant au domaine de la « subconscience », et dont l’existence s’explique plus facilement qu’on ne pourrait le croire. En effet, un être quelconque doit porter en lui-même certaines virtualités qui soient comme le germe de tous les événements qui lui arriveront, car ces événements, en tant qu’ils représentent des états secondaires ou des modifications de lui-même, doivent avoir dans sa propre nature leur principe ou leur raison d’être ; c’est là un point que Leibnitz, seul parmi tous les philosophes modernes, a assez bien vu, quoique sa conception se trouve faussée par l’idée que l’individu est un être complet et une sorte de système clos. On admet assez généralement l’existence, dès l’origine, de tendances ou de prédispositions d’ordres divers, tant psychologiques que physiologiques ; on ne voit pas pourquoi il en serait ainsi pour certaines choses seulement, parmi celles qui se réaliseront ou se développeront dans le futur, tandis que les autres n’auraient aucune correspondance dans l’état présent de l’être ; si l’on dit qu’il y a des événements qui n’ont qu’un caractère purement accidentel, nous répliquerons que cette façon de voir implique la croyance au hasard, qui n’est pas autre chose que la négation du principe de raison suffisante. On reconnaît sans difficulté que tout événement passé qui a affecté un être si peu que ce soit doit laisser en lui quelque trace, même organique (on sait que certains psychologues voudraient expliquer la mémoire par un soi-disant « mécanisme » physiologique), mais on a peine à concevoir qu’il y ait, sous ce rapport, une sorte de parallélisme entre le passé et le futur ; cela tient tout simplement à ce qu’on ne se rend pas compte de la relativité de la condition temporelle. Il y aurait, à cet égard, toute une théorie à exposer, et qui pourrait donner lieu à de longs développements ; mais il nous suffit d’avoir signalé qu’il y a là des possibilités qui ne devraient pas être négligées, encore qu’on puisse éprouver quelque gêne à les faire rentrer dans les cadres de la science ordinaire, qui ne s’appliquent qu’à une très petite portion de l’individualité humaine et du monde où elle se déploie ; que serait-ce s’il s’agissait de dépasser le domaine de cette individualité ?

Pour ce qui est des cas qui ne peuvent s’expliquer de la façon précédente, ce sont surtout ceux où la personne qui reconnaît un lieu où elle n’était jamais venue a en même temps l’idée plus ou moins nette qu’elle y a vécu, ou qu’il lui est arrivé là tel ou tel événement, ou encore qu’elle y est morte (le plus souvent de mort violente) ; or, dans les cas où l’on a pu procéder à certaines vérifications, on a été amené à constater que ce que cette personne croit ainsi lui être arrivé à elle-même est effectivement arrivé dans ce lieu à un de ses ancêtres plus ou moins éloignés. Il y a là un exemple très net de cette transmission héréditaire d’éléments psychiques dont nous avons parlé ; on pourrait désigner les faits de ce genre sous le nom de « mémoire ancestrale », et les éléments qui se transmettent ainsi sont en effet, pour une bonne part, de l’ordre de la mémoire. Ce qui est singulier à première vue, c’est que cette mémoire peut ne se manifester qu’après plusieurs générations ; mais on sait qu’il en est exactement de même pour les ressemblances corporelles, et aussi pour certaines maladies héréditaires. On peut fort bien admettre que, pendant tout l’intervalle, le souvenir en question est demeuré à l’état latent et « subconscient », attendant une occasion favorable pour se manifester ; si la personne chez laquelle le phénomène se produit n’était pas allée dans le lieu voulu, ce souvenir aurait continué plus longtemps encore à se conserver comme il l’avait fait jusque là, sans pouvoir devenir clairement conscient. D’ailleurs, il en est exactement de même pour ce qui, dans la mémoire, appartient en propre à l’individu : tout se conserve, puisque tout a, d’une façon permanente, la possibilité de reparaître, même ce qui semble le plus complètement oublié et ce qui est le plus insignifiant en apparence, comme on le voit dans certains cas plus ou moins anormaux ; mais, pour que tel souvenir déterminé reparaisse, il faut que les circonstances s’y prêtent, de sorte que, en fait, il y en a beaucoup qui ne reviennent jamais dans le champ de la conscience claire et distincte. Ce qui se passe dans le domaine des prédispositions organiques est exactement analogue : un individu peut porter en lui, à l’état latent, telle ou telle maladie, le cancer par exemple, mais cette maladie ne se développera que sous l’action d’un choc ou de quelque cause d’affaiblissement de l’organisme ; si de telles circonstances ne se rencontrent pas, la maladie ne se développera jamais, mais son germe n’en existe pas moins réellement et présentement dans l’organisme, de même qu’une tendance psychologique qui ne se manifeste par aucun acte extérieur n’en est pas moins réelle pour cela en elle-même. Maintenant, nous devons ajouter que, puisqu’il ne saurait y avoir de circonstances fortuites, et qu’une semblable supposition est même dépourvue de sens (ce n’est pas parce que nous ignorons la cause d’une chose que cette cause n’existe pas), il doit y avoir une raison pour que la « mémoire ancestrale » se manifeste chez tel individu plutôt que chez tout autre membre de la même famille, de même qu’il doit y en avoir une pour qu’une personne ressemble physiquement à tel de ses ancêtres plutôt qu’à tel autre et qu’à ses parents immédiats. C’est ici qu’il faudrait faire intervenir ces lois de l’« affinité » auxquelles il a été fait allusion plus haut ; mais nous risquerions d’être entraîné bien loin s’il fallait expliquer comment une individualité peut être liée plus particulièrement à une autre, d’autant plus que les liens de ce genre ne sont pas forcément héréditaires dans tous les cas, et que, si étrange que cela paraisse, il peut même en exister entre un être humain et des êtres non humains ; et encore, outre les liens naturels, il peut en être créé artificiellement par certains procédés qui sont du domaine de la magie, et même d’une magie assez inférieure. Sur ce point comme sur tant d’autres, les occultistes ont donné des explications éminemment fantaisistes ; c’est ainsi que Papus a écrit ceci : « Le corps physique appartient à une famille animale dont sont parvenues (sic) la plupart de ses cellules, après une évolution astrale. La transformation évolutive des corps se fait en plan astral ; il y a donc des corps humains qui se rattachent par leur forme physiognomonique, soit au chien, soit au singe, soit au loup, soit même aux oiseaux ou aux poissons. C’est là l’origine secrète des totems de la race rouge et de la race noire »(1). Nous avouons ne pas comprendre ce que peut être une « évolution astrale » d’éléments corporels ; mais, après tout, cette explication vaut bien celle des sociologues, qui s’imaginent que le « totem » animal ou même végétal est regardé, littéralement et matériellement, comme l’ancêtre de la tribu, sans paraître se douter que le « transformisme » est d’invention toute récente. En réalité, ce n’est pas d’éléments corporels qu’il s’agit dans tout cela, mais d’éléments psychiques (nous avons déjà vu que Papus faisait cette confusion sur la nature de la métempsychose) ; et il est évidemment peu raisonnable de supposer que la majorité des cellules d’un corps humain, ou plutôt de leurs éléments constituants, aient une provenance identique, tandis que, dans l’ordre psychique, il peut y avoir, comme nous l’avons dit, conservation d’un ensemble plus ou moins considérable d’éléments demeurant associés. Quant à l’« origine secrète des totems », nous pouvons affirmer qu’elle est restée vraiment secrète en effet pour les occultistes, tout aussi bien que pour les sociologues ; du reste, il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi, car ces choses ne sont pas de celles sur lesquelles il est facile de s’expliquer sans réserves, à cause des conséquences et des applications pratiques que certains ne manqueraient pas de vouloir en tirer ; il y en a déjà bien assez d’autres, passablement dangereuses aussi, dont on ne peut que regretter qu’elles soient à la disposition du premier expérimentateur venu.

Nous venons de parler des cas de transmission non héréditaire ; quand cette transmission ne porte que sur des éléments peu importants, on ne la remarque guère, et même il est à peu près impossible de la constater nettement. Il y a certainement, en chacun de nous, de ces éléments qui proviennent de la désagrégation des individualités qui nous ont précédés (il ne s’agit naturellement ici que de la partie mortelle de l’être humain) ; si certains d’entre eux, ordinairement « subconscients », apparaissent à la conscience claire et distincte, on s’aperçoit bien qu’on porte en soi-même quelque chose dont on ne s’explique pas l’origine, mais on n’y prête généralement que peu d’attention, d’autant plus que ces éléments semblent incohérents et dépourvus de liaison avec le contenu habituel de la conscience. C’est surtout dans les cas anormaux, comme chez les médiums et les sujets hypnotiques, que les phénomènes de ce genre ont le plus de chances de se produire avec quelque ampleur ; et, chez eux aussi, il peut y avoir manifestation d’éléments de provenance analogue, mais « adventices », qui ne s’agrègent que passagèrement à leur individualité, au lieu d’en être partie intégrante ; mais il peut arriver encore que ces derniers éléments, une fois qu’ils ont pénétré en eux, s’y fixent d’une façon permanente, et ce n’est pas là un des moindres dangers de cette sorte d’expériences. Pour revenir au cas où il s’agit d’une transmission s’opérant spontanément, l’illusion de la réincarnation ne peut guère avoir lieu que par la présence d’un ensemble notable d’éléments psychiques de même provenance, suffisant pour représenter à peu près l’équivalent d’une mémoire individuelle plus ou moins complète ; cela est plutôt rare, mais il semble bien qu’on en ait constaté au moins quelques exemples. C’est vraisemblablement là ce qui se produit lorsque, un enfant étant mort dans une famille, il naît ensuite un autre enfant qui possède, au moins partiellement, la mémoire du premier ; il serait difficile, en effet, d’expliquer de tels faits par une simple suggestion, ce qui ne veut pourtant pas dire que les parents n’aient pas joué un rôle inconscient dans le transfert réel, que la sentimentalité ne contribuera pas peu à interpréter dans un sens réincarnationniste. Il est arrivé aussi que le transfert de la mémoire s’est opéré chez un enfant appartenant à une autre famille et à un autre milieu, ce qui va à l’encontre de l’hypothèse de la suggestion ; en tout cas, lorsqu’il y a eu mort prématurée, les éléments psychiques persistent plus facilement sans se dissoudre, et c’est pourquoi la plupart des exemples que l’on rapporte concernent des enfants. On en cite pourtant aussi quelques-uns où il s’agit de personnes ayant manifesté, dans leur jeune âge, la mémoire d’individus adultes ; mais il en est qui sont plus douteux que les précédents, et où tout pourrait fort bien se réduire à une suggestion ou à une transmission de pensée ; naturellement, si les faits se sont produits dans un milieu ayant subi l’influence des idées spirites, ils doivent être tenus pour extrêmement suspects, sans que la bonne foi de ceux qui les ont constatés soit pour cela en cause le moins du monde, pas plus que ne l’est celle des expérimentateurs qui déterminent involontairement la conduite de leurs sujets en conformité avec leurs propres théories. Toutefois, il n’y a rien d’impossible « a priori » dans tous ces faits, si ce n’est l’interprétation réincarnationniste ; il en est encore d’autres où certains ont voulu voir des preuves de la réincarnation, comme le cas des « enfants prodiges »(2), qui s’expliquent d’une façon très satisfaisante par la présence d’éléments psychiques préalablement élaborés et développés par d’autres individualités. Ajoutons aussi qu’il est possible que la désintégration psychique, même en dehors des cas de mort prématurée, soit parfois empêchée ou tout au moins retardée artificiellement ; mais c’est encore là un sujet sur lequel il est préférable de ne pas insister. Quant aux véritables cas de « postérité spirituelle », dans le sens que nous avons indiqué précédemment, nous n’avons pas à en parler ici, car ces cas, par leur nature même, échappent forcément aux moyens d’investigation très restreints dont disposent les expérimentateurs.

Nous avons déjà dit que la mémoire est soumise à la désagrégation posthume, parce qu’elle est une faculté de l’ordre sensible ; il convient d’ajouter qu’elle peut aussi subir, du vivant même de l’individu, une sorte de dissociation partielle. Les multiples maladies de la mémoire, étudiées par les psycho-physiologistes, ne sont pas autre chose au fond ; et c’est ainsi qu’on doit expliquer, en particulier, les soi-disant « dédoublements de la personnalité », où il y a comme un fractionnement en deux ou plusieurs mémoires différentes, qui occupent alternativement le champ de la conscience claire et distincte ; ces mémoires fragmentaires doivent naturellement coexister, mais, une seule d’entre elles pouvant être pleinement consciente à un moment donné, les autres se trouvent alors refoulées dans les domaines de la « subconscience » ; d’ailleurs, il y a parfois communication entre elles dans une certaine mesure. De tels faits se produisent spontanément chez certains malades, ainsi que dans le somnambulisme naturel ; ils peuvent aussi être réalisés expérimentalement dans les « états seconds » des sujets hypnotiques, auxquels les phénomènes d’« incarnation » spirite doivent être assimilés dans la plupart des cas. Sujets et médiums diffèrent surtout des hommes normaux par une certaine dissociation de leurs éléments psychiques, qui va du reste en s’accentuant avec l’entraînement qu’ils subissent ; c’est cette dissociation qui rend possibles les phénomènes dont il s’agit, et qui permet également que des éléments hétéroclites viennent en quelque sorte s’intercaler dans leur individualité.

Le fait que la mémoire ne constitue pas un principe vraiment permanent de l’être humain, sans parler des conditions organiques auxquelles elle est plus ou moins étroitement liée (au moins quant à ses manifestations extérieures), doit faire comprendre pourquoi nous n’avons pas fait état d’une objection que l’on oppose souvent à la thèse réincarnationniste, et que les défenseurs de celle-ci estiment pourtant « considérable » : c’est l’objection tirée de l’oubli, pendant une existence, des existences antérieures. La réponse qu’y fait Papus est assurément encore plus faible que l’objection elle-même : « Cet oubli, dit-il, est une nécessité inéluctable pour éviter le suicide. Avant de revenir sur terre ou dans le plan physique, tout esprit voit les épreuves qu’il aura à subir, il ne revient qu’après acceptation consciente de toutes ces épreuves. Or, si l’esprit savait, une fois incarné, tout ce qu’il aura à supporter, sa raison sombrerait, son courage se perdrait, et le suicide conscient serait l’aboutissant d’une vision claire… Il faudrait enlever la faculté de suicide à l’homme si l’on voulait qu’il gardât avec certitude le souvenir des existences antérieures »(3). On ne voit pas qu’il y ait un rapport nécessaire entre le souvenir des existences antérieures et la prévision de l’existence présente ; si cette prévision n’a été imaginée que pour répondre à l’objection de l’oubli, ce n’était vraiment pas la peine ; mais il faut dire aussi que la conception toute sentimentale des « épreuves » joue un très grand rôle chez les occultistes. Sans en chercher aussi long, les spirites sont quelquefois plus logiques ; c’est ainsi que M. Léon Denis, tout en déclarant d’ailleurs que « l’oubli du passé est, pour l’homme, la condition indispensable de toute épreuve et de tout progrès terrestre », et en y joignant encore quelques autres considérations non moins sentimentales, dit simplement ceci : « Le cerveau ne peut recevoir et emmagasiner que les impressions communiquées par l’âme à l’état de captivité dans la matière. La mémoire ne saurait reproduire que ce qu’elle a enregistré. À chaque renaissance, l’organisme cérébral constitue, pour nous, comme un livre neuf sur lequel se gravent les sensations et les images »(4). C’est peut-être un peu rudimentaire, parce que la mémoire, malgré tout, n’est pas de nature corporelle ; mais enfin c’est assez plausible, d’autant plus qu’on ne manque pas de faire remarquer qu’il y a bien des parties de notre existence actuelle dont nous semblons n’avoir aucun souvenir. Encore une fois, l’objection n’est pas si grave qu’on veut bien le dire, encore qu’elle ait une apparence plus sérieuse que celles qui ne se fondent que sur le sentiment ; peut-être même est-elle ce que peuvent présenter de mieux ceux qui ignorent tout de la métaphysique ; mais, quant à nous, nous n’avons nullement besoin de recourir à des arguments si contestables.

Jusqu’ici, nous n’avons pas encore abordé les « preuves expérimentales » proprement dites ; on désigne bien sous ce nom les divers cas dont il vient d’être question ; mais il y a encore autre chose, qui relève de l’expérimentation entendue dans son sens le plus strict. C’est ici surtout que les psychistes ne paraissent pas se rendre compte des limites dans lesquelles leurs méthodes peuvent être applicables ; ceux qui auront compris ce qui précède doivent voir déjà que les expérimentateurs, suivant les idées admises par la « science moderne » (même lorsqu’ils sont plus ou moins tenus à l’écart par ses représentants « officiels »), sont loin de pouvoir fournir des explications valables pour tout ce dont il s’agissait : comment les faits de métempsychose, par exemple, pourraient-ils bien donner prise à leurs investigations ? Nous avons signalé une singulière méconnaissance des limites de l’expérimentation chez les spirites qui ont la prétention de « prouver scientifiquement l’immortalité » ; nous allons en trouver une autre qui n’est pas moins étonnante pour quiconque est indemne du préjugé « scientiste », et, cette fois, ce ne sera plus même chez les spirites, mais bien chez les psychistes. D’ailleurs, entre spirites et psychistes, il est parfois difficile en fait de tracer une ligne de démarcation très nette, comme il devrait en exister une en principe, et il semble qu’il y ait des gens qui ne s’intitulent psychistes que parce qu’ils n’osent pas se dire franchement spirites, cette dernière dénomination ayant trop peu de prestige aux yeux de beaucoup ; il en est d’autres qui se laissent influencer sans le vouloir, et qui seraient fort étonnés si on leur disait qu’un parti pris inconscient fausse le résultat de leurs expériences ; pour étudier vraiment les phénomènes psychiques sans idée préconçue, les expérimentateurs devraient ignorer jusqu’à l’existence même du spiritisme, ce qui est évidemment impossible. S’il en était ainsi, on n’aurait pas songé à instituer des expériences destinées à vérifier l’hypothèse de la réincarnation ; et, si l’on n’avait pas eu tout d’abord l’idée de vérifier cette hypothèse, on n’aurait jamais constaté de faits comme ceux dont nous allons parler, car les sujets hypnotiques, qui sont employés dans ces expériences, ne font rien d’autre que de refléter toutes les idées qui leur sont suggérées volontairement ou involontairement. Il suffit que l’expérimentateur pense à une théorie, qu’il l’envisage comme simplement possible, à tort ou à raison, pour que cette théorie devienne, chez le sujet, le point de départ de divagations interminables ; et l’expérimentateur accueillera naïvement comme une confirmation ce qui n’est que l’effet de sa propre pensée agissant sur l’imagination « subconsciente » du sujet, tant il est vrai que les intentions les plus « scientifiques » n’ont jamais garanti personne contre certaines causes d’erreur.

Les premières histoires de ce genre où il ait été question de réincarnation sont celles que firent connaître les travaux d’un psychiste genevois, le professeur Flournoy, qui prit la peine de réunir en un volume(5) tout ce qu’un de ses sujets lui avait raconté sur les diverses existences qu’il prétendait avoir vécues sur terre et même ailleurs ; et ce qu’il y a de plus remarquable, c’est qu’il n’ait pas même songé à s’étonner que ce qui se passe sur la planète Mars fût si facilement exprimable en langage terrestre ! Cela valait tout juste le récit d’un rêve quelconque, et on aurait pu effectivement l’étudier au point de vue de la psychologie du rêve provoqué dans les états hypnotiques ; mais il est à peine croyable qu’on ait voulu y voir quelque chose de plus, et pourtant c’est ce qui eut lieu. Un peu plus tard, un autre psychiste voulut reprendre la question d’une façon plus méthodique : c’était le colonel de Rochas, réputé généralement comme un expérimentateur sérieux, mais à qui il manquait très certainement l’intelligence nécessaire pour savoir à quoi il avait affaire au juste dans cet ordre de choses et pour éviter certains dangers ; aussi, parti de l’hypnotisme pur et simple, il fit comme bien d’autres et, insensiblement, finit par se convertir à peu près entièrement aux théories spirites(6). Un de ses derniers ouvrages(7) fut consacré à l’étude expérimentale de la réincarnation : c’était l’exposé de ses recherches sur les prétendues « vies successives » au moyen de ce qu’il appelait les phénomènes de « régression de la mémoire ». Au moment où parut cet ouvrage (c’était en 1911), il venait d’être fondé à Paris un « Institut de recherches psychiques », placé précisément sous le patronage de M. de Rochas, et dirigé par MM. L. Lefranc et Charles Lancelin ; il est bon de dire que ce dernier, qui se qualifie à peu près indifféremment de psychiste et d’occultiste, n’est guère au fond autre chose qu’un spirite, et qu’il était déjà bien connu comme tel. M. Lefranc, dont les tendances étaient les mêmes, voulut reprendre les expériences de M. de Rochas, et, naturellement, il arriva à des résultats qui concordaient parfaitement avec ceux qu’avait obtenus celui-ci ; le contraire eût été bien surprenant, puisqu’il partait d’une hypothèse préconçue, d’une théorie déjà formulée, et qu’il n’avait rien trouvé de mieux que de travailler avec d’anciens sujets de M. de Rochas lui-même. La chose est aujourd’hui devenue courante : il y a un certain nombre de psychistes qui croient très fermement à la réincarnation, tout simplement parce qu’ils ont des sujets qui leur ont raconté leurs existences antérieures ; il faut convenir qu’ils sont peu difficiles en fait de preuves, et c’est là un nouveau chapitre à ajouter à l’histoire de ce qu’on pourrait appeler la « crédulité scientifique ». Sachant ce que sont les sujets hypnotiques, et aussi comment ils passent indifféremment d’un expérimentateur à un autre, colportant ainsi le produit des suggestions variées qu’ils ont déjà reçues, il n’est pas douteux qu’ils se fassent, dans tous les milieux psychistes, les propagateurs d’une véritable épidémie réincarnationniste ; il n’est donc pas inutile de montrer avec quelque précision ce qu’il y a au fond de toutes ces histoires(8).

M. de Rochas a cru constater chez certains sujets une « régression de la mémoire » ; nous disons qu’il a cru la constater, car, si sa bonne foi est incontestable, il n’en est pas moins vrai que les faits qu’il interprète ainsi, en vertu d’une pure hypothèse, s’expliquent en réalité d’une façon tout autre et beaucoup plus simple. En somme, ces faits se résument en ceci : le sujet, étant dans un certain état de sommeil, peut être replacé mentalement dans les conditions où il se trouvait à une époque passée, et être « situé » ainsi à un âge quelconque, dont il parle alors comme du présent, d’où l’on conclut que, dans ce cas, il n’y a pas « souvenir », mais « régression de la mémoire » : « Le sujet ne se rappelle pas, déclare catégoriquement M. Lancelin, mais il est replacé à l’époque indiquée » ; et il ajoute avec un véritable enthousiasme que « cette simple remarque a été, pour le colonel de Rochas, le point de départ d’une découverte absolument supérieure »(9). Malheureusement, cette « simple remarque » contient une contradiction dans les termes, car il ne peut évidemment être question de mémoire là où il n’y a pas de souvenir ; c’est même si évident qu’il est difficile de comprendre qu’on ne s’en soit pas aperçu, et cela donne déjà à penser qu’il ne s’agit que d’une erreur d’interprétation. Cette observation à part, il faut se demander avant tout si la possibilité du souvenir pur et simple est véritablement exclue par la seule raison que le sujet parle du passé comme s’il lui était redevenu présent, que, par exemple, quand on lui demande ce qu’il faisait tel jour et à telle heure, il ne répond pas : « Je faisais ceci », mais : « Je fais ceci ». À cela, on peut répondre immédiatement que les souvenirs, en tant que tels, sont toujours mentalement présents ; que ces souvenirs se trouvent d’ailleurs actuellement dans le champ de la conscience claire et distincte ou dans celui de la « subconscience », peu importe, puisque, comme nous l’avons dit, ils ont toujours la possibilité de passer de l’un à l’autre, ce qui montre qu’il ne s’agit là que d’une simple différence de degré. Ce qui, pour notre conscience actuelle, caractérise effectivement ces éléments comme souvenirs d’événements passés, c’est leur comparaison avec nos perceptions présentes (nous entendons présentes en tant que perceptions), comparaison qui permet seule de distinguer les uns des autres en établissant un rapport temporel, c’est-à-dire un rapport de succession, entre les événements extérieurs dont ils sont pour nous les traductions mentales respectives ; cette distinction du souvenir et de la perception ne relève d’ailleurs que de la psychologie la plus élémentaire. Si la comparaison vient à être rendue impossible pour une raison quelconque, soit par la suppression momentanée de toute impression extérieure, soit d’une autre façon, le souvenir, n’étant plus localisé dans le temps par rapport à d’autres éléments psychologiques présentement différents, perd son caractère représentatif du passé, pour ne plus conserver que sa qualité actuelle de présent. Or c’est précisément là ce qui se produit dans le cas dont nous parlons : l’état dans lequel est placé le sujet correspond à une modification de sa conscience actuelle, impliquant une extension, dans un certain sens, de ses facultés individuelles, mais au détriment momentané du développement dans un autre sens que ces mêmes facultés possèdent dans l’état normal. Si donc, dans un tel état, on empêche le sujet d’être affecté par les perceptions présentes, et si, en outre, on écarte en même temps de sa conscience tous les événements postérieurs à un certain moment déterminé, conditions qui sont parfaitement réalisables à l’aide de la suggestion, voici ce qui arrive : lorsque les souvenirs se rapportant à ce même moment se présentent distinctement à cette conscience ainsi modifiée quant à son étendue, et qui est alors pour le sujet la conscience actuelle, ils ne peuvent aucunement être situés dans le passé, ni même simplement envisagés sous cet aspect de passé, puisqu’il n’y a plus actuellement dans le champ de la conscience (nous parlons de la seule conscience claire et distincte) aucun élément avec lequel ils puissent être mis dans un rapport d’antériorité temporelle.

En tout cela, il ne s’agit de rien de plus que d’un état mental impliquant une modification de la conception du temps, ou mieux de sa compréhension, par rapport à l’état normal ; et, d’ailleurs, ces deux états ne sont l’un et l’autre que des modalités différentes de la même individualité, comme le sont également les divers états, spontanés ou provoqués, qui correspondent à toutes les altérations possibles de la conscience individuelle, y compris ceux que l’on range ordinairement sous la dénomination impropre et fautive de « personnalités multiples ». En effet, il ne peut être question ici d’états supérieurs et extra-individuels dans lesquels l’être serait affranchi de la condition temporelle, ni même d’une extension de l’individualité impliquant ce même affranchissement partiel, puisqu’on place au contraire le sujet dans un instant déterminé, ce qui suppose essentiellement que son état actuel est conditionné par le temps. En outre, d’une part, des états tels que ceux auxquels nous venons de faire allusion ne peuvent évidemment être atteints par des moyens qui sont entièrement du domaine de l’individualité actuelle, et même envisagée exclusivement dans une portion fort restreinte de ses possibilités, ce qui est nécessairement le cas de tout procédé expérimental ; et, d’autre part, même si de tels états étaient atteints d’une façon quelconque, ils ne sauraient en aucune manière être rendus sensibles à cette individualité, dont les conditions particulières d’existence n’ont aucun point de contact avec celles des états supérieurs de l’être, et qui, en tant qu’individualité spéciale, est forcément incapable d’assentir, et à plus forte raison d’exprimer, tout ce qui est au delà des limites de ses propres possibilités. Du reste, dans tous les cas dont nous parlons, il ne s’agit jamais que d’événements terrestres, ou tout au moins se rapportant au seul état corporel ; il n’y a là rien qui exige le moins du monde l’intervention d’états supérieurs de l’être, que d’ailleurs, bien entendu, les psychistes ne soupçonnent même pas.

Quant à retourner effectivement dans le passé, c’est là une chose qui est manifestement aussi impossible à l’individu humain que de se transporter dans l’avenir ; il est trop évident que cette idée d’un transport dans le futur en tant que tel ne serait qu’une interprétation complètement erronée des faits de « prévision », mais cette interprétation ne serait pas plus extravagante que celle dont il s’agit ici, et elle pourrait tout aussi bien se produire également un jour ou l’autre. Si nous n’avions eu connaissance des théories des psychistes en question, nous n’aurions assurément jamais pensé que la « machine à explorer le temps » de Wells pût être considérée autrement que comme une conception de pure fantaisie, ni qu’on en vînt à parler sérieusement de la « réversibilité du temps ». L’espace est réversible, c’est-à-dire que l’une quelconque de ses parties, ayant été parcourue dans un certain sens, peut l’être ensuite en sens inverse, et cela parce qu’il est une coordination d’éléments envisagés en mode simultané et permanent ; mais le temps, étant au contraire une coordination d’éléments envisagés en mode successif et transitoire, ne peut être réversible, car une telle supposition serait la négation même du point de vue de la succession, ou, en d’autres termes, elle reviendrait précisément à supprimer la condition temporelle. Cette suppression de la condition temporelle est d’ailleurs parfaitement possible en elle-même, aussi bien que celle de la condition spatiale ; mais elle ne l’est pas dans les cas que nous envisageons ici, puisque ces cas supposent toujours le temps ; du reste, il faut avoir bien soin de faire remarquer que la conception de l’« éternel présent », qui est la conséquence de cette suppression, ne peut rien avoir de commun avec un retour dans le passé ou un transport dans l’avenir, puisqu’elle supprime précisément le passé et l’avenir, en nous affranchissant du point de vue de la succession, c’est-à-dire de ce qui constitue pour notre être actuel toute la réalité de la condition temporelle.

Pourtant, il s’est trouvé des gens qui ont conçu cette idée pour le moins singulière de la « réversibilité du temps », et qui ont même prétendu l’appuyer sur un soi-disant « théorème de mécanique » dont nous croyons intéressant de reproduire intégralement l’énoncé, afin de montrer plus clairement l’origine de leur fantastique hypothèse. C’est M. Lefranc qui, pour interpréter ses expériences, a cru devoir poser la question en ces termes : « La matière et l’esprit peuvent-ils remonter le cours du temps, c’est-à-dire se replacer à une époque de vie soi-disant antérieure ? Le temps passé ne revient plus ; cependant, ne pourrait-il pas revenir ? »(10). Pour y répondre, il est allé rechercher un travail sur la « réversibilité de tout mouvement purement matériel », publié jadis par un certain M. Breton(11) ; il est bon de dire que cet auteur n’avait présenté la conception dont il s’agit que comme une sorte de jeu mathématique, aboutissant à des conséquences qu’il considérait lui-même comme absurdes ; il n’en est pas moins vrai qu’il y avait là un véritable abus du raisonnement, comme en commettent parfois certains mathématiciens, surtout ceux qui ne sont que des « spécialistes », et il est à remarquer que la mécanique fournit un terrain particulièrement favorable à des choses de ce genre. Voici comment débute l’énoncé de M. Breton : « Connaissant la série complète de tous les états successifs d’un système de corps, et ces états se suivant et s’engendrant dans un ordre déterminé, du passé qui fait fonction de cause, à l’avenir qui a le rang d’effet (sic), considérons un de ces états successifs, et, sans rien changer aux masses composantes, ni aux forces qui agissent entre ces masses(12), ni aux lois de ces forces, non plus qu’aux situations actuelles des masses dans l’espace, remplaçons chaque vitesse par une vitesse égale et contraire… » Une vitesse contraire à une autre, ou bien de direction différente, ne peut, à vrai dire, lui être égale au sens rigoureux du mot, elle peut seulement lui être équivalente en quantité ; et, d’un autre côté, est-il possible de considérer ce remplacement comme ne changeant en rien les lois du mouvement considéré, étant donné que, si ces lois avaient continué à être normalement suivies, il ne se serait pas produit ? Mais voyons la suite : « Nous appellerons cela révertir toutes les vitesses ; ce changement lui-même prendra le nom de réversion, et nous appellerons sa possibilité, réversibilité du mouvement du système… » Arrêtons-nous un instant ici, car c’est justement cette possibilité que nous ne saurions admettre, au point de vue même du mouvement, qui s’effectue nécessairement dans le temps : le système considéré reprendra en sens inverse, dans une nouvelle série d’états successifs, les situations qu’il avait précédemment occupées dans l’espace, mais le temps ne redeviendra jamais le même pour cela, et il suffit évidemment que cette seule condition soit changée pour que les nouveaux états du système ne puissent en aucune façon s’identifier aux précédents. D’ailleurs, dans le raisonnement que nous citons, il est supposé explicitement (encore qu’en un français contestable) que la relation du passé à l’avenir est une relation de cause à effet, tandis que le véritable rapport causal, au contraire, implique essentiellement la simultanéité de ses deux termes, d’où il résulte que des états considérés comme se suivant ne peuvent pas, sous ce point de vue, s’engendrer les uns les autres, puisqu’il faudrait alors qu’un état qui n’existe plus produisit un autre état qui n’existe pas encore, ce qui est absurde (et il résulte aussi de là que, si le souvenir d’une impression quelconque peut être cause d’autres phénomènes mentaux, quels qu’ils soient, c’est uniquement en tant que souvenir présent, l’impression passée ne pouvant actuellement être cause de rien). Mais poursuivons encore : « Or, quand on aura opéré la réversion des vitesses d’un système de corps… » ; l’auteur du raisonnement a eu la prudence d’ajouter ici entre parenthèses : « non dans la réalité, mais dans la pensée pure » ; par là, sans s’en apercevoir, il sort entièrement du domaine de la mécanique, et ce dont il parle n’a plus aucun rapport avec un « système de corps » (il est vrai que, dans la mécanique classique, il se trouve aussi bien des suppositions contradictoires, comme celle d’un corps pesant réduit à un point mathématique, c’est-à-dire d’un corps qui n’est pas un corps, puisqu’il lui manque l’étendue) ; mais il est à retenir qu’il regarde lui-même la prétendue « réversion » comme irréalisable, contrairement à l’hypothèse de ceux qui ont voulu appliquer son raisonnement à la « régression de la mémoire ». En supposant la « réversion » opérée, voici quel sera le problème : « Il s’agira de trouver, pour ce système ainsi réverti, la série complète de ses états futurs et passés : cette recherche sera-t-elle plus ou moins difficile que le problème correspondant pour les états successifs du même système non réverti ? Ni plus ni moins… » Évidemment, puisque, dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’étudier un mouvement dont tous les éléments sont donnés ; mais, pour que cette étude corresponde à quelque chose de réel ou même de possible, il ne faudrait pas être dupe d’un simple jeu de notation, comme celui qu’indique la suite de la phrase : « et la solution de l’un de ces problèmes donnera celle de l’autre par un changement très simple, consistant, en termes techniques, à changer le signe algébrique du temps, à écrire – t au lieu de + t, et réciproquement… » En effet, c’est très simple en théorie, mais, faute de se rendre compte que la notation des « nombres négatifs » n’est qu’un procédé tout artificiel de simplification des calculs (qui n’est pas sans inconvénients au point de vue logique) et ne correspond à aucune espèce de réalité, l’auteur de ce raisonnement tombe dans une grave erreur, qui est d’ailleurs commune à bon nombre de mathématiciens, et, pour interpréter le changement de signe qu’il vient d’indiquer, il ajoute aussitôt : « C’est-à-dire que les deux séries complètes d’états successifs du même système de corps différeront seulement en ce que l’avenir deviendra passé, et que le passé deviendra futur… » Voilà, certes, une singulière fantasmagorie, et il faut reconnaître qu’une opération aussi vulgaire qu’un simple changement de signe algébrique est douée d’une puissance bien étrange et vraiment merveilleuse… aux yeux des mathématiciens de cette sorte. « Ce sera la même série d’états successifs parcourue en sens inverse. La réversion des vitesses à une époque quelconque révertit simplement le temps ; la série primitive des états successifs et la série révertie ont, à tous les instants correspondants, les mêmes figures du système avec les mêmes vitesses égales et contraires (sic). » Malheureusement, en réalité, la réversion des vitesses révertit simplement les situations spatiales, et non pas le temps ; au lieu d’être « la même série d’états successifs parcourue en sens inverse », ce sera une seconde série inversement homologue de la première, quant à l’espace seulement ; le passé ne deviendra pas futur pour cela, et l’avenir ne deviendra passé qu’en vertu de la loi naturelle et normale de la succession, ainsi que cela se produit à chaque instant. Pour qu’il y ait vraiment correspondance entre les deux séries, il faudra qu’il n’y ait pas eu, dans le système considéré, de changements autres que de simples changements de situation ; ceux-là seuls peuvent être réversibles, parce qu’ils ne font intervenir que la seule considération de l’espace, qui est effectivement réversible ; pour tout autre changement d’état, le raisonnement ne s’appliquera plus. Il est donc absolument illégitime de vouloir tirer de là des conséquences du genre de celles-ci : « Dans le règne végétal, par exemple, nous verrions, par la réversion, une poire tombée qui se dépourrit, qui devient fruit mûr, qui se recolle à son arbre, puis fruit vert, qui décroît et redevient fleur flétrie, puis fleur semblable à une fleur fraîchement éclose, puis bouton de fleur, puis bourgeon à fruit, en même temps que ses matériaux repassent, les uns à l’état d’acide carbonique et de vapeur d’eau répandue dans l’air, les autres à l’état de sève, puis à celui d’humus ou d’engrais. » Il nous semble que M. Camille Flammarion a décrit quelque part des choses à peu près pareilles, mais en supposant un « esprit » qui s’éloigne de la terre avec une vitesse supérieure à celle de la lumière, et qui possède une faculté visuelle capable de lui faire distinguer, à une distance quelconque, les moindres détails des événements terrestres(13) ; c’était là une hypothèse au moins fantaisiste, mais enfin ce n’était pas une vraie « réversion du temps », puisque les événements eux-mêmes n’en continuaient pas moins à suivre leur cours ordinaire, et que leur déroulement à rebours n’était qu’une illusion d’optique. Dans les êtres vivants, il se produit à chaque instant une multitude de changements qui ne sont point réductibles à des changements de situation ; et, même dans les corps inorganiques qui paraissent rester le plus complètement semblables à eux-mêmes, il s’effectue aussi bien des changements irréversibles : la « matière inerte », postulée par la mécanique classique, ne se trouve nulle part dans le monde corporel, pour la simple raison que ce qui est véritablement inerte est nécessairement dénué de toute qualité sensible ou autre. Il est vraiment trop facile de montrer les sophismes inconscients et multiples qui se cachent dans de pareils arguments ; et voilà pourtant tout ce qu’on trouve à nous présenter pour justifier, « devant la science et la philosophie », une théorie comme celle des prétendues « régressions de la mémoire » !

Nous avons montré qu’on peut expliquer très facilement, et presque sans sortir du domaine de la psychologie ordinaire, le soi-disant « retour dans le passé », c’est-à-dire en réalité, tout simplement, le rappel à la conscience claire et distincte de souvenirs conservés à l’état latent dans la mémoire « subconsciente » du sujet, et se rapportant à telle ou telle période déterminée de son existence. Pour compléter cette explication, il convient d’ajouter que ce rappel est facilité d’autre part, au point de vue physiologique, par le fait que toute impression laisse nécessairement une trace sur l’organisme qui l’a éprouvée ; nous n’avons pas à rechercher de quelle façon cette impression peut être enregistrée par certains centres nerveux, car c’est là une étude qui ne relève que de la science expérimentale pure et simple, ce qui ne veut pas dire, d’ailleurs, que celle-ci ait obtenu présentement des résultats bien satisfaisants à cet égard. Quoi qu’il en soit, l’action exercée sur les centres qui correspondent aux différentes modalités de la mémoire, aidée du reste par un facteur psychologique qui est la suggestion, et qui est même celui qui joue le rôle principal (car ce qui est d’ordre physiologique ne concerne que les conditions de manifestation extérieure de la mémoire), cette action, disons-nous, de quelque manière qu’elle s’effectue, permet de placer le sujet dans les conditions voulues pour réaliser les expériences dont nous parlons, du moins quant à leur première partie, celle qui se rapporte aux événements auxquels il a réellement pris part ou assisté à une époque plus ou moins éloignée. Seulement, ce qui contribue à illusionner l’expérimentateur, c’est que les choses se compliquent d’une sorte de « rêve en action », du genre de ceux qui ont fait donner au somnambulisme sa dénomination : pour peu qu’il soit suffisamment entraîné, le sujet, au lieu de raconter simplement ses souvenirs, en arrivera à les mimer, comme il mimera tout aussi bien tout ce qu’on voudra lui suggérer, sentiments ou impressions quelconques. C’est ainsi que M. de Rochas « a replacé, situé le sujet à dix, vingt, trente ans en arrière ; il en a fait un petit enfant, un bébé vagissant » ; il devait bien s’attendre en effet, dès lors qu’il suggérait à son sujet un retour à l’état d’enfance, à le voir agir et parler comme un véritable enfant ; mais, s’il lui avait suggéré de même qu’il était un animal quelconque, le sujet n’aurait pas manqué, d’une façon analogue, de se comporter comme l’animal en question ; en aurait-il donc conclu que le sujet avait été effectivement cet animal à quelque époque antérieure ? Le « rêve en action » peut avoir pour point de départ, soit des souvenirs personnels, soit la connaissance de la façon d’agir d’un autre être, et ces deux éléments peuvent même se mélanger plus ou moins ; ce dernier cas représente vraisemblablement ce qui se produit quand on veut « situer » le sujet dans l’enfance. Il peut aussi arriver qu’il s’agisse d’une connaissance que le sujet ne possède pas à l’état normal, mais qui lui est communiquée mentalement par l’expérimentateur, sans que celui-ci en ait eu la moindre intention ; c’est probablement ainsi que M. de Rochas « a situé le sujet antérieurement à la naissance, en lui faisant remonter sa vie utérine, où il prenait, en rétrogradant, les positions diverses du fœtus ». Toutefois, nous ne voulons pas dire que, même dans ce dernier cas, il n’y ait pas dans l’individualité du sujet quelques traces, organiques et même psychiques, des états dont il s’agit ; il doit au contraire y en avoir, et elles peuvent fournir une portion plus ou moins considérable, encore que difficile à déterminer, de son « rêve en action ». Mais, bien entendu, une correspondance physiologique quelconque n’est possible que pour les impressions qui ont réellement affecté l’organisme du sujet ; et de même, au point de vue psychologique, la conscience individuelle d’un être quelconque ne peut évidemment contenir que des éléments ayant quelque rapport avec l’individualité actuelle de cet être. Cela devrait suffire à montrer qu’il est parfaitement inutile et illusoire de chercher à poursuivre les recherches expérimentales au delà de certaines limites, c’est-à-dire, dans le cas actuel, antérieurement à la naissance du sujet, ou du moins au début de sa vie embryonnaire ; c’est pourtant là ce qu’on a prétendu faire, puisqu’on a voulu « le situer avant la conception », et que, s’appuyant sur l’hypothèse préconçue de la réincarnation, on a cru pouvoir, « en remontant toujours plus loin, lui faire revivre ses vies antérieures », tout en étudiant également, dans l’intervalle, « ce qui se passe pour l’esprit non incarné » !

Ici, nous sommes évidemment en pleine fantaisie ; et pourtant M. Lancelin nous affirme que « le résultat acquis peut être tenu pour énorme, non pas seulement par lui-même, mais par les voies qu’il ouvre à l’exploration des antériorités de l’être vivant », qu’« un grand pas vient d’être fait, par le savant de premier ordre qu’est le colonel de Rochas, dans la voie suivie par lui de la désoccultation de l’occulte » (sic), et qu’« un principe nouveau vient d’être posé, dont les conséquences sont, dès à présent, incalculables »(14). Comment donc peut-on parler des « antériorités de l’être vivant », lorsqu’il s’agit d’un temps où cet être vivant n’existait pas encore à l’état individualisé, et vouloir le reporter au delà de son origine, c’est-à-dire dans des conditions où il ne s’est jamais trouvé, donc qui ne correspondent pour lui à aucune réalité ? Cela revient à créer de toutes pièces une réalité artificielle, si l’on peut s’exprimer ainsi, c’est-à-dire une réalité mentale actuelle qui n’est la représentation d’aucune sorte de réalité sensible ; la suggestion donnée par l’expérimentateur en fournit le point de départ, et l’imagination du sujet fait le reste. Sans doute, il peut se faire quelquefois que le sujet rencontre, soit en lui-même, soit dans l’ambiance psychique, quelques-uns de ces éléments dont nous avons parlé, et qui proviennent de la désintégration d’autres individualités ; cela expliquerait qu’il puisse fournir certains détails concernant des personnes ayant existé réellement, et, si de tels cas venaient à être dûment constatés et vérifiés, ils ne prouveraient pas davantage que tous les autres. D’une façon générale, tout cela est entièrement comparable, à part la suggestion initiale, à ce qui se passe dans l’état de rêve ordinaire, où, comme l’enseigne la doctrine hindoue, « l’âme individuelle crée un monde qui procède tout entier d’elle-même, et dont les objets consistent exclusivement dans des conceptions mentales », pour lesquelles elle utilise naturellement tous les éléments de provenance variée qu’elle peut avoir à sa disposition. D’ailleurs, il n’est pas possible habituellement de distinguer ces conceptions, ou plutôt les représentations en lesquelles elles se traduisent, d’avec les perceptions d’origine extérieure, à moins qu’il ne s’établisse une comparaison entre ces deux sortes d’éléments psychologiques, ce qui ne peut se faire que par le passage plus ou moins nettement conscient de l’état de rêve à l’état de veille ; mais cette comparaison n’est jamais possible dans le cas du rêve provoqué par suggestion, puisque le sujet, à son réveil, n’en conserve aucun souvenir dans sa conscience normale (ce qui ne veut pas dire que ce souvenir ne subsiste pas dans la « subconscience »). Disons encore que le sujet peut, dans certains cas, considérer comme des souvenirs des images mentales qui n’en sont pas réellement, car un rêve peut comprendre des souvenirs tout aussi bien que des impressions actuelles, sans que ces deux sortes d’éléments soient autre chose que de pures créations mentales du moment présent ; ces créations, comme toutes celles de l’imagination, ne sont du reste, en toute rigueur, que des combinaisons nouvelles formées à partir d’autres éléments préexistants. Nous ne parlons pas ici, bien entendu, des souvenirs de la veille qui viennent souvent, tout en se modifiant et se déformant plus ou moins, se mêler au rêve, parce que la séparation des deux états de conscience n’est jamais complète, du moins quant au sommeil ordinaire ; elle paraît l’être beaucoup plus lorsqu’il s’agit du sommeil provoqué, et c’est ce qui explique l’oubli total, au moins en apparence, qui suit le réveil du sujet. Cependant, cette séparation est toujours relative, puisqu’il ne s’agit, au fond, que de diverses parties d’une même conscience individuelle ; ce qui le montre bien, c’est qu’une suggestion donnée dans le sommeil hypnotique peut produire son effet après le réveil du sujet, alors que celui-ci semble pourtant ne plus s’en souvenir. Si l’on poussait l’examen des phénomènes du rêve plus loin que nous ne pouvons le faire ici, on verrait que tous les éléments qu’ils mettent en jeu entrent aussi dans les manifestations de l’état hypnotique ; ces deux cas ne représentent en somme qu’un seul et même état de l’être humain ; l’unique différence, c’est que, dans l’état hypnotique, la conscience du sujet se trouve en communication avec une autre conscience individuelle, celle de l’expérimentateur, et qu’elle peut s’assimiler les éléments qui sont contenus dans celle-ci, au moins dans une certaine mesure, comme s’ils ne constituaient qu’un de ses propres prolongements. C’est pourquoi l’hypnotiseur peut fournir au sujet certaines des données qu’il utilisera dans son rêve, données qui peuvent être des images, des représentations plus ou moins complexes, ainsi que cela a lieu dans les expériences les plus ordinaires, et qui peuvent être aussi des idées, des théories quelconques, telles que l’hypothèse réincarnationniste, idées que le sujet s’empresse d’ailleurs de traduire également en représentations imaginatives ; et cela sans que l’hypnotiseur ait besoin de formuler verbalement ces suggestions, sans même qu’elles soient aucunement voulues de sa part. Ainsi donc, un rêve provoqué, état en tout semblable à ceux où l’on fait naître chez un sujet, par des suggestions appropriées, des perceptions partiellement ou totalement imaginaires, mais avec cette seule différence que, ici, l’expérimentateur est lui-même dupe de sa propre suggestion et prend les créations mentales du sujet pour des « réveils de souvenirs », voire même pour un retour réel dans le passé, voilà à quoi se réduit finalement la prétendue « exploration des vies successives », l’unique « preuve expérimentale » proprement dite que les réincarnationnistes aient pu apporter en faveur de leur théorie.

L’« Institut de recherches psychiques » de Paris avait comme annexe une « clinique neurologique et pédagogique », où l’on essayait, comme on le fait ailleurs, d’appliquer la suggestion à la « psychothérapie », de s’en servir notamment pour guérir des ivrognes et des maniaques, ou pour développer la mentalité de certains idiots. Les tentatives de ce genre ne laissent pas que d’être fort louables, et, quels que soient les résultats obtenus, on n’y peut assurément rien trouver à redire, du moins quant aux intentions dont elles s’inspirent ; il est vrai que ces pratiques, même sur le terrain strictement médical, sont parfois plus nuisibles qu’utiles, et que les gens qui les emploient ne savent guère où ils vont ; mais enfin on ferait mieux de s’en tenir là, et, en tout cas, les psychistes, s’ils veulent qu’on les prenne au sérieux, devraient bien cesser d’employer la suggestion à des fantasmagories comme celles dont nous venons de parler. Il se rencontre pourtant encore, après cela, des gens qui viennent nous vanter « la clarté et l’évidence du spiritisme », et l’opposer à « l’obscurité de la métaphysique », qu’ils confondent d’ailleurs avec la plus vulgaire philosophie(15) ; singulière évidence, à moins que ce ne soit celle de l’absurdité ! Certains vont même jusqu’à réclamer des « expériences métaphysiques », sans se rendre compte que l’union de ces deux mots constitue un non-sens pur et simple ; leurs conceptions sont tellement bornées au monde des phénomènes, que tout ce qui est au delà de l’expérience n’existe pas pour eux. Assurément, tout cela ne doit nullement nous étonner, car il est trop évident que spirites et psychistes de différentes catégories ignorent tous profondément ce que c’est que la métaphysique véritable, qu’ils n’en soupçonnent même pas l’existence ; mais il nous plaît de constater, chaque fois que l’occasion s’en présente à nous, combien leurs tendances sont celles qui caractérisent proprement l’esprit occidental moderne, exclusivement tourné vers l’extérieur, par une monstrueuse déviation dont on ne trouve l’analogue nulle part ailleurs. Les « néo-spiritualistes » ont beau se quereller avec les « positivistes » et les savants « officiels », leur mentalité est bien la même au fond, et les « conversions » de quelques savants au spiritisme n’impliquent pas chez eux de changements aussi graves ou aussi profonds qu’on se l’imagine, ou du moins elles n’en impliquent qu’un : c’est que leur esprit, tout en demeurant toujours aussi étroitement borné, a perdu, au moins sous un certain rapport, l’équilibre relatif dans lequel il s’était maintenu jusque là. On peut être un « savant de premier ordre », d’une façon beaucoup plus incontestable que ne l’était le colonel de Rochas, auquel nous n’entendons point dénier pour cela un certain mérite, on peut même être un « homme de génie », suivant les idées qui ont cours dans le monde « profane »(16), et n’être point à l’abri de tels accidents ; tout cela, encore une fois, prouve simplement qu’un savant ou un philosophe, quelle que soit sa valeur comme tel, et quel que soit aussi son domaine spécial, n’est pas forcément pour cela, en dehors de ce domaine, notablement supérieur à la grande masse du public ignorant et crédule qui fournit la majeure partie de la clientèle spirito-occultiste.