CHAPITRE IX
L’évolutionnisme spirite
Chez les spirites kardécistes, comme dans toutes les autres écoles qui l’admettent, l’idée de la réincarnation est étroitement liée à une conception « progressiste » ou, si l’on veut, « évolutionniste » ; au début, on employait simplement le mot de « progrès » ; aujourd’hui, on préfère celui d’« évolution » : c’est la même chose au fond, mais cela a l’air plus « scientifique ». On ne saurait croire quelle séduction exercent, sur des esprits plus ou moins incultes ou « primaires », les grands mots qui ont une fausse apparence d’intellectualité ; il y a une sorte de « verbalisme » qui donne l’illusion de la pensée à ceux qui sont incapables de penser vraiment, et une obscurité qui passe pour de la profondeur aux yeux du vulgaire. La phraséologie pompeuse et vide qui est en usage dans toutes les écoles « néo-spiritualistes » n’est certainement pas un de leurs moindres éléments de succès ; la terminologie des spirites est particulièrement ridicule, parce qu’elle se compose en grande partie de néologismes fabriqués par des quasi-illettrés en dépit de toutes les lois de l’étymologie. Si l’on veut savoir, par exemple, comment le mot « périsprit » a été forgé par Allan Kardec, c’est bien simple : « Comme le germe d’un fruit est entouré du périsperme, de même l’esprit proprement dit est environné d’une enveloppe que, par comparaison, on peut appeler périsprit »(1). Les amateurs de recherches linguistiques pourraient trouver, dans ces sortes de choses, le sujet d’une curieuse étude ; contentons-nous de le leur signaler en passant. Souvent aussi, les spirites s’emparent de termes philosophiques ou scientifiques qu’ils appliquent comme ils peuvent ; naturellement, ceux qui ont leurs préférences sont ceux qui ont été répandus dans le grand public par des ouvrages de vulgarisation, imbus du plus détestable esprit « scientiste ». Pour ce qui est du mot d’« évolution », qui est de ceux-là, il faut convenir que ce qu’il désigne est tout à fait en harmonie avec l’ensemble des théories spirites : l’évolutionnisme, depuis un siècle environ, a revêtu bien des formes, mais qui ne sont toutes que des complications diverses de l’idée de « progrès », telle qu’elle commença à se répandre dans le monde occidental au cours de la seconde moitié du xviiie siècle ; c’est une des manifestations les plus caractéristiques d’une mentalité spécifiquement moderne, qui est bien celle des spirites, et même, plus généralement, de tous les « néo-spiritualistes ».
Allan Kardec enseigne que « les esprits ne sont pas bons ou mauvais par leur nature, mais ce sont les mêmes esprits qui s’améliorent, et qui, en s’améliorant, passent d’un ordre inférieur dans un ordre supérieur », que « Dieu a donné à chacun des esprits une mission dans le but de les éclairer et de les faire arriver progressivement à la perfection par la connaissance de la vérité et pour les rapprocher de lui », que « tous deviendront parfaits », que « l’esprit peut rester stationnaire, mais ne rétrograde pas », que « les esprits qui ont suivi la route du mal pourront arriver au même degré de supériorité que les autres, mais les éternités (sic) seront plus longues pour eux »(2). C’est par la « transmigration progressive » que s’effectue cette marche ascendante : « La vie de l’esprit, dans son ensemble, parcourt les mêmes phases que nous voyons dans la vie corporelle ; il passe graduellement de l’état d’embryon à celui de l’enfance, pour arriver par une succession de périodes à l’état d’adulte, qui est celui de la perfection, avec cette différence qu’il n’a pas de déclin et de décrépitude comme dans la vie corporelle ; que sa vie, qui a eu un commencement, n’aura pas de fin ; qu’il lui faut un temps immense, à notre point de vue, pour passer de l’enfance spirite (sic) à un développement complet, et son progrès s’accomplit, non sur une seule sphère, mais en passant par des mondes divers. La vie de l’esprit se compose ainsi d’une série d’existences corporelles dont chacune est pour lui une occasion de progrès, comme chaque existence corporelle se compose d’une série de jours à chacun desquels l’homme acquiert un surcroît d’expérience et d’instruction. Mais, de même que dans la vie de l’homme il y a des jours qui ne portent aucun fruit, dans celle de l’esprit il y a des existences corporelles qui sont sans résultat, parce qu’il n’a pas su les mettre à profit… La marche des esprits est progressive et jamais rétrograde ; ils s’élèvent graduellement dans la hiérarchie et ne descendent point du rang auquel ils sont parvenus. Dans leurs différentes existences corporelles, ils peuvent descendre comme hommes (sous le rapport de la position sociale), mais non comme esprits »(3). Voici maintenant une description des effets de ce progrès : « À mesure que l’esprit se purifie, le corps qu’il revêt se rapproche également de la nature spirite (sic). La matière est moins dense, il ne rampe plus péniblement à la surface du sol, les besoins physiques sont moins grossiers, les êtres vivants n’ont plus besoin de s’entre-détruire pour se nourrir. L’esprit est plus libre et a pour les choses éloignées des perceptions qui nous sont inconnues ; il voit par les yeux du corps ce que nous ne voyons que par la pensée. L’épuration des esprits amène chez les êtres dans lesquels ils sont incarnés le perfectionnement moral. Les passions animales s’affaiblissent, et l’égoïsme fait place au sentiment fraternel. C’est ainsi que, dans les mondes supérieurs à la terre, les guerres sont inconnues ; les haines et les discordes y sont sans objet, parce que nul ne songe à faire du tort à son semblable. L’intuition qu’ils ont de leur avenir, la sécurité que leur donne une conscience exempte de remords, font que la mort ne leur cause aucune appréhension ; ils la voient venir sans crainte et comme une simple transformation. La durée de la vie, dans les différents mondes, paraît être proportionnée au degré de supériorité physique et morale de ces mondes, et cela est parfaitement rationnel. Moins le corps est matériel, moins il est sujet aux vicissitudes qui le désorganisent ; plus l’esprit est pur, moins il a de passions qui le minent. C’est encore là un bienfait de la Providence, qui veut ainsi abréger les souffrances… Ce qui détermine le monde où l’esprit sera réincarné, c’est le degré de son élévation(4)… Les mondes aussi sont soumis à la loi du progrès. Tous ont commencé par être dans un état inférieur, et la terre elle-même subira une transformation semblable ; elle deviendra un paradis terrestre lorsque les hommes seront devenus bons… C’est ainsi que les races qui peuplent aujourd’hui la terre disparaîtront un jour et seront remplacées par des êtres de plus en plus parfaits ; ces races transformées succéderont à la race actuelle, comme celle-ci a succédé à d’autres plus grossières encore »(5). Citons encore ce qui concerne spécialement la « marche du progrès » sur terre : « L’homme doit progresser sans cesse, et il ne peut retourner à l’état d’enfance. S’il progresse, c’est que Dieu le veut ainsi ; penser qu’il peut rétrograder vers sa condition primitive serait nier la loi du progrès. » C’est trop évident, mais c’est précisément cette prétendue loi que nous nions formellement ; continuons cependant : « Le progrès moral est la conséquence du progrès intellectuel, mais il ne le suit pas toujours immédiatement… Le progrès étant une condition de la nature humaine, il n’est au pouvoir de personne de s’y opposer. C’est une force vive que de mauvaises lois peuvent retarder, mais non étouffer… Il y a deux espèces de progrès qui se prêtent un mutuel appui, et pourtant ne marchent pas de front, c’est le progrès intellectuel et le progrès moral. Chez les peuples civilisés, le premier reçoit, dans ce siècle-ci, tous les encouragements désirables ; aussi a-t-il atteint un degré inconnu jusqu’à nos jours. Il s’en faut que le second soit au même niveau, et cependant, si l’on compare les mœurs sociales à quelques siècles de distance, il faudrait être aveugle pour nier le progrès. Pourquoi n’y aurait-il pas entre le dix-neuvième et le vingt-quatrième siècle autant de différence qu’entre le quatorzième et le dix-neuvième ? En douter serait prétendre que l’humanité est à l’apogée de la perfection, ce qui serait absurde, ou qu’elle n’est pas perfectible moralement, ce qui est démenti par l’expérience »(6). Enfin, voici comment le spiritisme peut « contribuer au progrès » : « En détruisant le matérialisme, qui est une des plaies de la société, il fait comprendre aux hommes où est leur véritable intérêt. La vie future n’étant plus voilée par le doute, l’homme comprendra mieux qu’il peut assurer son avenir par le présent. En détruisant les préjugés de sectes, de castes et de couleurs, il apprend aux hommes la grande solidarité qui doit les unir comme des frères »(7).
On voit combien le « moralisme » spirite s’apparente étroitement à toutes les utopies socialistes et humanitaires : tous ces gens s’accordent à situer dans un avenir plus ou moins lointain le « paradis terrestre », c’est-à-dire la réalisation de leurs rêves de « pacifisme » et de « fraternité universelle » ; seulement, les spirites supposent en outre qu’ils sont déjà réalisés actuellement dans d’autres planètes. Il est à peine besoin de faire remarquer combien leur conception des « mondes supérieurs à la terre » est naïve et grossière ; il n’y a pas à s’en étonner, quand on a vu comment ils se représentent l’existence de l’« esprit désincarné » ; signalons seulement la prédominance évidente de l’élément sentimental dans ce qui constitue pour eux la « supériorité ». C’est pour la même raison qu’ils mettent le « progrès moral » au-dessus du « progrès intellectuel » ; Allan Kardec écrit que « la civilisation complète se reconnaît au développement moral », et il ajoute : « La civilisation a ses degrés comme toutes choses. Une civilisation incomplète est un état de transition qui engendre des maux spéciaux, inconnus à l’état primitif ; mais elle n’en constitue pas moins un progrès naturel, nécessaire, qui porte avec soi le remède au mal qu’il fait. À mesure que la civilisation se perfectionne, elle fait cesser quelques-uns des maux qu’elle a engendrés, et ces maux disparaîtront avec le progrès moral. De deux peuples arrivés au sommet de l’échelle sociale, celui-là seul peut se dire le plus civilisé, dans la véritable acception du mot, chez lequel on trouve le moins d’égoïsme, de cupidité et d’orgueil ; où les habitudes sont plus intellectuelles et morales que matérielles ; où l’intelligence peut se développer avec le plus de liberté ; où il y a le plus de bonté, de bonne foi, de bienveillance et de générosité réciproques : où les préjugés de caste et de naissance sont le moins enracinés, car ces préjugés sont incompatibles avec le véritable amour du prochain ; où les lois ne consacrent aucun privilège, et sont les mêmes pour le dernier comme pour le premier ; où la justice s’exerce avec le moins de partialité ; où le faible trouve toujours appui contre le fort ; où la vie de l’homme, ses croyances et ses opinions sont le mieux respectées ; où il y a le moins de malheureux, et enfin, où tout homme de bonne volonté est toujours sûr de ne point manquer du nécessaire »(8). Dans ce passage s’affirment encore les tendances démocratiques du spiritisme, qu’Allan Kardec développe ensuite longuement dans les chapitres où il traite de la « loi d’égalité » et de la « loi de liberté » ; il suffirait de lire ces pages pour se convaincre que le spiritisme est bien un pur produit de l’esprit moderne.
Rien n’est plus facile que de faire la critique de cet « optimisme » niais que représente, chez nos contemporains, la croyance au « progrès » ; nous ne pouvons nous y étendre outre mesure, car cette discussion nous éloignerait beaucoup du spiritisme, qui ne représente ici qu’un cas très particulier ; cette croyance est répandue pareillement dans les milieux les plus divers, et, naturellement, chacun se figure le « progrès » conformément à ses propres préférences. L’erreur fondamentale, dont l’origine semble devoir être attribuée à Turgot et surtout à Fourier, consiste à parler de « la civilisation », d’une façon absolue ; c’est là une chose qui n’existe pas, car il y a toujours eu et il y a encore « des civilisations », dont chacune a son développement propre, et de plus, parmi ces civilisations, il en est qui se sont entièrement perdues, dont celles qui sont nées plus tard n’ont nullement recueilli l’héritage. On ne saurait contester non plus qu’il y ait, au cours d’une civilisation, des périodes de décadence, ni qu’un progrès relatif dans un certain domaine puisse être compensé par une régression dans d’autres domaines ; d’ailleurs, il serait bien difficile à la généralité des hommes d’un même peuple et d’une même époque d’appliquer également leur activité aux choses des ordres les plus différents. La civilisation occidentale moderne est, à coup sûr, celle dont le développement se limite au domaine le plus restreint de tous ; il ne faut pas être bien difficile pour trouver que « le progrès intellectuel a atteint un degré inconnu jusqu’à nos jours », et ceux qui pensent ainsi montrent qu’ils ignorent tout de l’intellectualité véritable ; prendre pour un « progrès intellectuel » ce qui n’est qu’un développement purement matériel, borné à l’ordre des sciences expérimentales (ou plutôt de quelques-unes d’entre elles, car il en est dont les modernes méconnaissent jusqu’à l’existence), et surtout de leurs applications industrielles, c’est bien là la plus ridicule de toutes les illusions. Il y a eu au contraire en Occident, à partir de l’époque qu’on est convenu d’appeler la Renaissance, bien à tort selon nous, une formidable régression intellectuelle, que nul progrès matériel ne saurait compenser ; nous en avons déjà parlé ailleurs(9), et nous y reviendrons à l’occasion. Quant au soi-disant « progrès moral », c’est là affaire de sentiment, donc d’appréciation individuelle pure et simple ; chacun peut se faire, à ce point de vue, un « idéal » conforme à ses goûts, et celui des spirites et autres démocrates ne convient pas à tout le monde ; mais les « moralistes », en général, ne l’entendent pas ainsi, et, s’ils en avaient le pouvoir, ils imposeraient à tous leur propre conception, car rien n’est moins tolérant en pratique que les gens qui éprouvent le besoin de prêcher la tolérance et la fraternité. Quoi qu’il en soit, la « perfectibilité morale » de l’homme, suivant l’idée qu’on s’en fait le plus couramment, paraît être « démentie par l’expérience » bien plutôt que son contraire ; trop d’événements récents donnent tort ici à Allan Kardec et à ses pareils pour qu’il soit utile d’y insister ; mais les rêveurs sont incorrigibles, et, à chaque fois qu’une guerre éclate, il s’en trouve toujours pour prédire qu’elle sera la dernière ; ces gens qui invoquent l’« expérience » à tout propos semblent parfaitement insensibles à tous les « démentis » qu’elle leur inflige. Pour ce qui est des races futures, on peut toujours les imaginer au gré de sa fantaisie ; les spirites ont du moins la prudence de ne pas donner, sur ce sujet, de ces précisions qui sont restées le monopole des théosophistes ; ils s’en tiennent à de vagues considérations sentimentales, qui ne valent peut-être pas mieux au fond, mais qui ont l’avantage d’être moins prétentieuses. Enfin, il convient de remarquer que la « loi du progrès » est pour ses partisans une sorte de postulat ou d’article de foi : Allan Kardec affirme que « l’homme doit progresser », et il se contente d’ajouter que, « s’il progresse, c’est que Dieu le veut ainsi » ; si on lui avait demandé comment il le savait, il aurait probablement répondu que les « esprits » le lui avaient dit ; c’est faible comme justification, mais croit-on que ceux qui émettent les mêmes affirmations au nom de la « raison » aient une position beaucoup plus forte ? Il est un « rationalisme » qui n’est guère que du sentimentalisme déguisé, et d’ailleurs il n’est pas d’absurdités qui ne trouvent le moyen de se recommander de la raison ; Allan Kardec lui-même proclame aussi que « la force du spiritisme est dans sa philosophie, dans l’appel qu’il fait à la raison, au bon sens »(10). Assurément, le « bon sens » vulgaire, dont on a tant abusé depuis que Descartes a cru devoir le flatter d’une façon toute démocratique déjà, est bien incapable de se prononcer en connaissance de cause sur la vérité ou la fausseté d’une idée quelconque ; et même une raison plus « philosophique » ne garantit guère mieux les hommes contre l’erreur. Que l’on rie tant qu’on voudra d’Allan Kardec qui se trouve satisfait lorsqu’il a affirmé que, « si l’homme progresse, c’est que Dieu le veut ainsi » ; mais alors que faudra-t-il penser de tel sociologue éminent, représentant très qualifié de la « science officielle », qui déclarait gravement (nous l’avons entendu nous-même) que, « si l’humanité progresse, c’est parce qu’elle a une tendance à progresser » ? Les solennelles niaiseries de la philosophie universitaire sont parfois aussi grotesques que les divagations des spirites ; mais celles-ci, comme nous l’avons dit, ont des dangers spéciaux, qui tiennent notamment à leur caractère « pseudo-religieux », et c’est pourquoi il est plus urgent de les dénoncer et d’en faire apparaître l’inanité.
Il nous faut maintenant parler de ce qu’Allan Kardec appelle le « progrès de l’esprit », et, pour commencer, nous signalerons chez lui un abus de l’analogie, dans la comparaison qu’il veut établir avec la vie corporelle : puisque cette comparaison, d’après lui-même, n’est pas applicable en ce qui concerne la phase de déclin et de décrépitude, pourquoi serait-elle plus valable pour la phase de développement ? D’autre part, si ce qu’il appelle la « perfection », but que tous les « esprits » doivent atteindre tôt ou tard, est quelque chose de comparable à l’« état d’adulte », c’est là une perfection bien relative ; et il faut qu’elle soit toute relative en effet pour qu’on puisse y parvenir « graduellement », même si cela doit demander « un temps immense » ; nous reviendrons tout à l’heure sur ce point. Enfin, logiquement et surtout métaphysiquement, ce qui n’aura pas de fin ne peut pas avoir eu de commencement non plus, ou, en d’autres termes, tout ce qui est vraiment immortel (non pas seulement dans le sens relatif de ce mot) est par là même éternel ; il est vrai qu’Allan Kardec, qui parle de la « longueur des éternités » (au pluriel), ne conçoit manifestement rien de plus ni d’autre que la simple perpétuité temporelle, et, parce qu’il n’en voit pas la fin, il suppose qu’elle n’en a pas ; mais l’indéfini est encore du fini, et toute durée est finie par sa nature même. Il y a là, d’ailleurs, une autre équivoque à dissiper ; ce qu’on appelle « esprit », et qu’on suppose constituer l’être total et véritable, ce n’est en somme que l’individualité humaine ; on a beau vouloir la répéter à de multiples exemplaires successifs par la réincarnation, elle n’en est pas moins limitée pour cela. En un sens, les spirites limitent même trop cette individualité, car ils ne connaissent qu’une faible partie de ses possibilités réelles, et elle n’a pas besoin de se réincarner pour être susceptible de prolongements indéfinis ; mais, en un autre sens, ils lui accordent une importance excessive, car ils la prennent pour l’être dont elle n’est, avec tous ses prolongements possibles, qu’un élément infinitésimal. Cette double erreur n’est d’ailleurs pas particulière aux spirites, elle est même commune à presque tout le monde occidental : l’individu humain est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins qu’on ne le croit ; et, si on ne prenait à tort cet individu, ou plutôt une portion restreinte de cet individu, pour l’être complet, on n’aurait jamais eu l’idée que celui-ci est quelque chose qui « évolue ». On peut dire que l’individu « évolue », si l’on entend simplement par là qu’il accomplit un certain développement cyclique ; mais, de nos jours, qui dit « évolution » veut dire développement « progressif », et cela est contestable, sinon pour certaines portions du cycle, du moins pour son ensemble ; même dans un domaine relatif comme celui-là, l’idée de progrès n’est applicable qu’à l’intérieur de limites fort étroites, et encore n’a-t-elle de sens que si l’on précise sous quel rapport on entend l’appliquer : cela est vrai des individus aussi bien que des collectivités. Du reste, qui dit progrès dit forcément succession : pour tout ce qui ne peut être envisagé en mode successif, ce mot ne signifie donc plus rien ; si l’homme lui attribue un sens, c’est parce que, en tant qu’être individuel, il est soumis au temps, et, s’il étend ce sens de la façon la plus abusive, c’est qu’il ne conçoit pas ce qui est en dehors du temps. Pour tous les états de l’être qui ne sont pas conditionnés par le temps ni par quelque autre mode de durée, il ne saurait être question de rien de semblable, même à titre de relativité ou de contingence infime, car ce n’est pas une possibilité de ces états ; à plus forte raison, s’il s’agit de l’être véritablement complet, totalisant en soi la multiplicité indéfinie de tous les états, il est absurde de parler, non seulement de progrès ou d’évolution, mais d’un développement quelconque ; l’éternité, excluant toute succession et tout changement (ou plutôt étant sans rapport avec eux), implique nécessairement l’immutabilité absolue.
Avant d’achever cette discussion, nous tenons à citer encore quelques passages empruntés à des écrivains qui jouissent parmi les spirites d’une autorité incontestée ; et, tout d’abord, M. Léon Denis parle à peu près comme Allan Kardec : « Il s’agit de travailler avec ardeur à notre avancement. Le but suprême est la perfection ; la route qui y conduit, c’est le progrès. Cette route est longue et se parcourt pas à pas. Le but lointain semble reculer à mesure qu’on avance, mais, à chaque étape franchie, l’être recueille le fruit de ses peines ; il enrichit son expérience et développe ses facultés… Il n’y a entre les âmes que des différences de degrés, différences qu’il leur est loisible de combler dans l’avenir »(11). Jusque là, il n’y a rien de nouveau ; mais le même auteur, sur ce qu’il appelle l’« évolution périspritale », apporte quelques précisions qui sont visiblement inspirées de certaines théories scientifiques, ou pseudo-scientifiques, dont le succès est un des signes les plus indéniables de la faiblesse intellectuelle de nos contemporains : « Les rapports séculaires des hommes et des esprits(12), confirmés, expliqués par les expériences récentes du spiritisme, démontrent la survivance de l’être sous une forme fluidique plus parfaite. Cette forme indestructible, compagne et servante de l’âme, témoin de ses luttes et de ses souffrances, participe à ses pérégrinations, s’élève et se purifie avec elle. Formé dans les régions inférieures, l’être périsprital gravit lentement l’échelle des existences. Ce n’est d’abord qu’un être rudimentaire, une ébauche incomplète. Parvenu à l’humanité, il commence à refléter des sentiments plus élevés ; l’esprit rayonne avec plus de puissance, et le périsprit s’éclaire de nouvelles lueurs. De vies en vies, à mesure que les facultés s’étendent, que les aspirations s’épurent, que le champ des connaissances s’agrandit, il s’enrichit de sens nouveaux. Chaque fois qu’une incarnation s’achève, comme un papillon s’élance de sa chrysalide, le corps spirituel se dégage de ses haillons de chair. L’âme se retrouve, entière et libre, et, en considérant ce manteau fluidique qui la recouvre, dans son aspect splendide ou misérable, elle constate son propre avancement »(13). Voilà ce qu’on peut appeler du « transformisme psychique » ; et certains spirites, sinon tous, y joignent la croyance au transformisme entendu dans son sens le plus ordinaire, encore que cette croyance ne se concilie guère avec la théorie enseignée par Allan Kardec, d’après qui « les germes de tous les êtres vivants, contenus dans la terre, y restèrent à l’état latent et inerte jusqu’au moment propice pour l’éclosion de chaque espèce »(14). Quoi qu’il en soit, M. Gabriel Delanne, qui veut être le plus « scientifique » des spirites kardécistes, admet entièrement les théories transformistes ; mais il entend compléter l’« évolution corporelle » par l’« évolution animique » : « C’est le même principe immortel qui anime toutes les créatures vivantes. D’abord ne se manifestant que sous des modes élémentaires dans les derniers étages de la vie, il va petit à petit en se perfectionnant, à mesure qu’il s’élève sur l’échelle des êtres ; il développe, dans sa longue évolution, les facultés qui étaient renfermées en lui à l’état de germes, et les manifeste d’une manière plus ou moins analogue à la nôtre, à mesure qu’il se rapproche de l’humanité… Nous ne pouvons concevoir, en effet, pourquoi Dieu créerait des êtres sensibles à la souffrance, sans leur accorder en même temps la faculté de bénéficier des efforts qu’ils font pour s’améliorer. Si le principe intelligent qui les anime était condamné à occuper éternellement cette position inférieure, Dieu ne serait pas juste en favorisant l’homme aux dépens des autres créatures. Mais la raison nous dit qu’il ne saurait en être ainsi, et l’observation démontre qu’il y a identité substantielle entre l’âme des bêtes et la nôtre, que tout s’enchaîne et se lie étroitement dans l’Univers, depuis l’infime atome jusqu’au gigantesque soleil perdu dans la nuit de l’espace, depuis la monère jusqu’à l’esprit supérieur qui plane dans les régions sereines de l’erraticité »(15). L’appel à la justice divine était ici inévitable ; nous disions plus haut qu’il serait absurde de se demander pourquoi telle espèce animale n’est pas l’égale de telle autre, mais il faut croire pourtant que cette inégalité, ou plutôt cette diversité, heurte la sentimentalité des spirites presque autant que celle des conditions humaines ; le « moralisme » est vraiment une chose admirable ! Ce qui est bien curieux aussi, c’est la page suivante, que nous reproduisons intégralement pour montrer jusqu’où peut aller, chez les spirites, l’esprit « scientiste », avec son accompagnement habituel, une haine féroce pour tout ce qui a un caractère religieux ou traditionnel : « Comment s’est accomplie cette genèse de l’âme, par quelles métamorphoses a passé le principe intelligent avant d’arriver à l’humanité ? C’est ce que le transformisme nous enseigne avec une lumineuse évidence. Grâce au génie de Lamarck, de Darwin, de Wallace, d’Hæckel et de toute une armée de savants naturalistes, notre passé a été exhumé des entrailles du sol. Les archives de la terre ont conservé les ossements des races disparues, et la science a reconstitué notre lignée ascendante, depuis l’époque actuelle, jusqu’aux périodes mille fois séculaires où la vie est apparue sur notre globe. L’esprit humain, affranchi des liens d’une religion ignorante, a pris son libre essor, et, dégagé des craintes superstitieuses qui entravaient les recherches de nos pères, il a osé aborder le problème de nos origines et en a trouvé la solution. C’est là un fait capital dont les conséquences morales et philosophiques sont incalculables. La terre n’est plus ce monde mystérieux que la baguette d’un enchanteur fait éclore un jour, tout peuplé d’animaux et de plantes, prêt à recevoir l’homme qui en sera le roi ; la raison éclairée nous fait comprendre, aujourd’hui, combien ces fables témoignent d’ignorance et d’orgueil ! L’homme n’est pas un ange déchu, pleurant un imaginaire Paradis perdu, il ne doit pas se courber servilement sous la férule du représentant d’un Dieu partial, capricieux et vindicatif, il n’a aucun péché originel qui le souille dès sa naissance, et son sort ne dépend pas d’autrui. Le jour de la délivrance intellectuelle est arrivé ; l’heure de la rénovation a sonné pour tous les êtres que courbait encore sous son joug le despotisme de la peur et du dogme. Le spiritisme a éclairé de son flambeau notre avenir, se déroulant dans les cieux infinis ; nous sentons palpiter l’âme de nos sœurs, les autres humanités célestes ; nous remontons dans les épaisses ténèbres du passé pour étudier notre jeunesse spirituelle, et, nulle part, nous ne rencontrons ce tyran fantasque et terrible dont la Bible nous fait une si épouvantable description. Dans toute la création, rien d’arbitraire ou d’illogique ne vient détruire l’harmonie grandiose des lois éternelles »(16). Ces déclamations, tout à fait semblables à celles de M. Camille Flammarion, ont pour principal intérêt de faire ressortir les affinités du spiritisme avec tout ce qu’il y a de plus détestable dans la pensée moderne ; les spirites, craignant sans doute de ne jamais paraître assez « éclairés », renchérissent encore sur les exagérations des savants, ou soi-disant tels, dont ils voudraient bien se concilier les faveurs, et ils témoignent d’une confiance sans bornes à l’égard des hypothèses les plus hasardeuses : « Si la doctrine évolutionniste a rencontré tant d’adversaires, c’est que le préjugé religieux a laissé des traces profondes dans les esprits, naturellement rebelles, d’ailleurs, à toute nouveauté… La théorie transformiste nous a fait comprendre que les animaux actuels ne sont que les derniers produits d’une longue élaboration de formes transitoires, lesquelles ont disparu au cours des âges, pour ne laisser subsister que ceux qui existent actuellement. Les découvertes de la paléontologie font chaque jour découvrir les ossements des animaux préhistoriques, qui forment les anneaux de cette chaîne sans fin, dont l’origine se confond avec celle de la vie. Et comme s’il ne suffisait pas de montrer cette filiation par les fossiles, la nature s’est chargée de nous en fournir un exemple frappant, à la naissance de chaque être. Tout animal qui vient au monde reproduit, dans les premiers temps de sa vie fœtale, tous les types antérieurs par lesquels la race a passé avant d’arriver à lui. C’est une histoire sommaire et résumée de l’évolution de ses ancêtres, elle établit irrévocablement la parenté animale de l’homme, en dépit de toutes les protestations plus ou moins intéressées… La descendance animale de l’homme s’impose avec une lumineuse évidence à tout penseur sans parti pris »(17). Et, naturellement, nous voyons apparaître ensuite cette autre hypothèse qui assimile les hommes primitifs aux sauvages actuels : « L’âme humaine ne saurait faire exception à cette loi générale et absolue (de l’évolution) ; nous constatons sur la terre qu’elle passe par des phases qui embrassent les manifestations les plus diverses, depuis les humbles et chétives conceptions de l’état sauvage, jusqu’aux magnifiques efflorescences du génie dans les nations civilisées »(18). Mais voilà de suffisants échantillons de cette mentalité « primaire » ; ce que nous voulons en retenir surtout, c’est l’affirmation de l’étroite solidarité qui existe, qu’on le veuille ou non, entre toutes les formes de l’évolutionnisme.
Bien entendu, ce n’est pas ici que nous pouvons faire une critique détaillée du transformisme, parce que, là encore, nous nous écarterions trop de la question du spiritisme ; mais nous rappellerons du moins ce que nous avons dit plus haut, que la considération du développement embryologique ne prouve absolument rien. Les gens qui affirment solennellement que « l’ontogénie est parallèle à la phylogénie » n’ont pas l’air de se douter qu’ils prennent pour une loi ce qui n’est que l’énoncé d’une simple hypothèse : ils commettent une véritable pétition de principe, car il faudrait d’abord prouver qu’il y a une « phylogénie », et, à coup sûr, ce n’est pas l’observation qui leur a jamais montré une espèce se changeant en une autre. Le développement de l’individu est seul constatable directement, et, pour nous, les diverses formes qu’il traverse n’ont pas d’autre raison d’être que celle-ci : c’est que cet individu doit réaliser, selon des modalités conformes à sa nature propre, les différentes possibilités de l’état auquel il appartient ; pour cela, il lui suffit d’ailleurs d’une seule existence, et il le faut bien, puisqu’il ne peut repasser deux fois par le même état. Du reste, au point de vue métaphysique, auquel nous devons toujours revenir, c’est la simultanéité qui importe, et non la succession, qui ne représente qu’un aspect éminemment relatif des choses ; on pourrait donc se désintéresser entièrement de la question, si le transformisme, pour qui comprend la vraie nature de l’espèce, n’était une impossibilité, et non pas seulement une inutilité. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas d’autre intérêt en jeu là-dedans que celui de la vérité ; ceux qui parlent de « protestations intéressées » prêtent probablement à leurs adversaires leurs propres préoccupations, qui relèvent surtout de ce sentimentalisme à masque rationnel auquel nous avons fait allusion, et qui ne sont même pas indépendantes de certaines machinations politiques de l’ordre le plus bas, auxquelles beaucoup d’entre eux, d’ailleurs, peuvent se prêter d’une façon fort inconsciente. Aujourd’hui, le transformisme paraît avoir fait son temps, et il a déjà perdu bien du terrain, au moins dans les milieux scientifiques un peu sérieux ; mais il peut encore continuer à contaminer l’esprit des masses, à moins qu’il ne se trouve quelque autre machine de guerre qui soit capable de le remplacer ; nous ne croyons point, en effet, que les théories de ce genre se répandent spontanément, ni que ceux qui se chargent de les propager obéissent en cela à des préoccupations d’ordre intellectuel, car ils y mettent trop de passion et d’animosité.
Mais laissons là ces histoires de « descendance », qui n’ont acquis une telle importance que parce qu’elles sont propres à frapper vivement l’imagination du vulgaire, et revenons à la prétendue évolution d’un être déterminé, qui soulève des questions plus graves au fond. Nous rappellerons ce que nous avons dit précédemment à propos de l’hypothèse d’après laquelle l’être devrait passer successivement par toutes les formes de vie : cette hypothèse, qui n’est pas autre chose en somme que l’« évolution animique » de M. Delanne, est d’abord une impossibilité, comme nous l’avons montré ; ensuite, elle est inutile, et elle l’est même doublement. Elle est inutile, en premier lieu, parce que l’être peut avoir simultanément en lui l’équivalent de toutes ces formes de vie ; et il ne s’agit ici que de l’être individuel, puisque toutes ces formes appartiennent à un même état d’existence, qui est celui de l’individualité humaine ; elles sont donc des possibilités comprises dans le domaine de celle-ci, à la condition qu’on l’envisage dans son intégralité. Ce n’est que pour l’individualité restreinte à la seule modalité corporelle, comme nous l’avons déjà fait remarquer, que la simultanéité est remplacée par la succession, dans le développement embryologique, mais ceci ne concerne qu’une bien faible partie des possibilités en question ; pour l’individualité intégrale, le point de vue de la succession disparaît déjà, et pourtant ce n’est encore là qu’un unique état de l’être, parmi la multiplicité indéfinie des autres états ; si l’on veut à toute force parler d’évolution, on voit par là combien sont étroites les limites dans lesquelles cette idée trouvera à s’appliquer. En second lieu, l’hypothèse dont nous parlons est inutile quant au terme final que l’être doit atteindre, quelle que soit d’ailleurs la conception que l’on s’en fait ; et nous croyons nécessaire de nous expliquer ici sur ce mot de « perfection », que les spirites emploient d’une façon si abusive. Évidemment, il ne peut s’agir pour eux de la Perfection métaphysique, qui seule mérite vraiment ce nom, et qui est identique à l’Infini, c’est-à-dire à la Possibilité universelle dans sa totale plénitude ; cela les dépasse immensément, et ils n’en ont aucune idée ; mais admettons qu’on puisse parler, analogiquement, de perfection dans un sens relatif, pour un être quelconque : ce sera, pour cet être, la pleine réalisation de toutes ses possibilités. Or il suffit que ces possibilités soient indéfinies, à n’importe quel degré, pour que la perfection ainsi entendue ne puisse être atteinte « graduellement » et « progressivement », suivant les expressions d’Allan Kardec ; l’être qui aurait parcouru une à une, en mode successif, des possibilités particulières en nombre quelconque, n’en serait pas plus avancé pour cela. Une comparaison mathématique peut aider à comprendre ce que nous voulons dire : si l’on doit faire l’addition d’une indéfinité d’éléments, on n’y parviendra jamais en prenant ces éléments un à un ; la somme ne pourra s’obtenir que par une opération unique, qui est l’intégration, et ainsi il faut que tous les éléments soient pris simultanément : c’est là la réfutation de cette conception fausse, si répandue en Occident, selon laquelle on ne pourrait arriver à la synthèse que par l’analyse, alors que, au contraire, s’il s’agit d’une véritable synthèse, il est impossible d’y arriver de cette façon. On peut encore présenter les choses ainsi : si l’on a une série indéfinie d’éléments, le terme final, ou la totalisation de la série, n’est aucun de ces éléments ; il ne peut se trouver dans la série, de sorte qu’on n’y parviendra jamais en la parcourant analytiquement ; par contre, on peut atteindre ce but d’un seul coup par l’intégration, mais peu importe pour cela qu’on ait déjà parcouru la série jusqu’à tel ou tel de ses éléments, puisqu’il n’y a aucune commune mesure entre n’importe quel résultat partiel et le résultat total. Même pour l’être individuel, ce raisonnement est applicable, puisque cet être comporte des possibilités susceptibles d’un développement indéfini ; il ne sert à rien de faire intervenir « un temps immense », car ce développement, si l’on veut qu’il soit successif, ne s’achèvera jamais ; mais, dès lors qu’il peut être simultané, il n’y a plus aucune difficulté ; seulement, c’est alors la négation de l’évolutionnisme. Maintenant, s’il s’agit de l’être total, et non plus seulement de l’individu, la chose est encore plus évidente, d’abord parce qu’il n’y a plus aucune place pour la considération du temps ou de quelque autre condition analogue (la totalité de l’être étant l’état inconditionné), et ensuite parce qu’il y a alors bien autre chose à envisager que la simple indéfinité des possibilités de l’individu, celles-ci n’étant plus, dans leur intégralité, qu’un élément infinitésimal dans la série indéfinie des états de l’être. Arrivé à ce point (mais, bien entendu, ceci ne s’adresse plus aux spirites, qui sont par trop incapables de le concevoir), nous pouvons réintroduire l’idée de la Perfection métaphysique, et dire ceci : quand bien même on admettrait qu’un être ait parcouru distinctement ou analytiquement une indéfinité de possibilités, toute cette évolution, si on veut l’appeler ainsi, ne pourrait jamais être que rigoureusement égale à zéro par rapport à la Perfection, car l’indéfini, procédant du fini et étant produit par lui (comme le montre clairement, en particulier, la génération des nombres), donc y étant contenu en puissance, n’est en somme que le développement des potentialités du fini, et, par conséquent, ne peut avoir aucun rapport avec l’Infini, ce qui revient à dire que, considéré de l’Infini, ou de la Perfection qui lui est identique, il ne peut être que zéro. La conception analytique que représente l’évolutionnisme, si on l’envisage dans l’universel, revient donc, non plus même à ajouter une à une des quantités infinitésimales, mais rigoureusement à ajouter indéfiniment zéro à lui-même, par une indéfinité d’additions distinctes et successives, dont le résultat final sera toujours zéro ; on ne peut sortir de cette suite stérile d’opérations analytiques que par l’intégration (qui devrait être ici une intégration multiple, et même indéfiniment multiple), et, nous y insistons, celle-ci s’effectue d’un seul coup, par une synthèse immédiate et transcendante, qui n’est logiquement précédée d’aucune analyse.
Les évolutionnistes, qui n’ont aucune idée de l’éternité, non plus que de tout ce qui est de l’ordre métaphysique, appellent volontiers de ce nom une durée indéfinie, c’est-à-dire la perpétuité, alors que l’éternité est essentiellement la « non-durée » ; cette erreur est du même genre que celle qui consiste à croire que l’espace est infini, et d’ailleurs l’une ne va guère sans l’autre ; la cause en est toujours dans la confusion du concevable et de l’imaginable. En réalité, l’espace est indéfini, mais, comme toute autre possibilité particulière, il est absolument nul par rapport à l’Infini ; de même, la durée, même perpétuelle, n’est rien au regard de l’éternité. Mais le plus singulier, c’est ceci : pour ceux qui, étant évolutionnistes d’une façon ou d’une autre, placent toute réalité dans le devenir, la soi-disant éternité temporelle, qui se compose de durées successives, et qui est donc divisible, semble se partager en deux moitiés, l’une passée et l’autre future. Voici, à titre d’exemple (et l’on pourrait en donner bien d’autres), un curieux passage que nous tirons d’un ouvrage astronomique de M. Flammarion : « Si les mondes mouraient pour toujours, si les soleils une fois éteints ne se rallumaient plus, il est probable qu’il n’y aurait plus d’étoiles au ciel. Et pourquoi ? Parce que la création est si ancienne, que nous pouvons la considérer comme éternelle dans le passé. Depuis l’époque de leur formation, les innombrables soleils de l’espace ont eu largement le temps de s’éteindre. Relativement à l’éternité passée (sic), il n’y a que les nouveaux soleils qui brillent. Les premiers sont éteints. L’idée de succession s’impose donc d’elle-même à notre esprit. Quelle que soit la croyance intime que chacun de nous ait acquise dans sa conscience sur la nature de l’Univers, il est impossible d’admettre l’ancienne théorie d’une création faite une fois pour toutes. L’idée de Dieu n’est-elle pas, elle-même, synonyme de l’idée de Créateur ? Aussitôt que Dieu existe, il crée ; s’il n’avait créé qu’une fois, il n’y aurait plus de soleils dans l’immensité, ni de planètes puisant autour d’eux la lumière, la chaleur, l’électricité et la vie. Il faut, de toute nécessité, que la création soit perpétuelle. Et, si Dieu n’existait pas, l’ancienneté, l’éternité de l’Univers s’imposerait avec plus de force encore »(19). Il est presque superflu d’attirer l’attention sur la quantité de pures hypothèses qui sont accumulées dans ces quelques lignes, et qui ne sont même pas très cohérentes : il faut qu’il y ait de nouveaux soleils parce que les premiers sont éteints, mais les nouveaux ne sont que les anciens qui se sont rallumés ; il faut croire que les possibilités sont vite épuisées ; et que dire de cette « ancienneté » qui équivaut approximativement à l’éternité ? Il serait tout aussi logique de faire un raisonnement de ce genre : si les hommes une fois morts ne se réincarnaient pas, il est probable qu’il n’y en aurait plus sur la terre, car, depuis qu’il y en a, ils ont eu « largement le temps » de mourir tous ; voilà un argument que nous offrons très volontiers aux réincarnationnistes, dont il ne fortifiera guère la thèse. Le mot d’« évolution » n’est pas dans le passage que nous venons de citer, mais c’est évidemment cette conception, exclusivement basée sur l’« idée de succession », qui doit remplacer « l’ancienne théorie d’une création faite une fois pour toutes », déclarée impossible en vertu d’une simple « croyance » (le mot y est). Du reste, pour l’auteur, Dieu lui-même est soumis à la succession ou au temps ; la création est un acte temporel : « aussitôt que Dieu existe, il crée » ; c’est donc qu’il a un commencement, et probablement doit-il aussi être situé dans l’espace, prétendu infini. Dire que « l’idée de Dieu est synonyme de l’idée de Créateur », c’est émettre une affirmation plus que contestable : osera-t-on soutenir que tous les peuples qui n’ont pas l’idée de création, c’est-à-dire en somme tous ceux dont les conceptions ne sont point de source judaïque, n’ont par là même aucune idée qui corresponde à celle de la Divinité ? C’est manifestement absurde ; et que l’on remarque bien que, quand il s’agit ici de création, ce qui est ainsi désigné n’est jamais que le monde corporel, c’est-à-dire le contenu de l’espace que l’astronome a la possibilité d’explorer avec son télescope ; l’Univers est vraiment bien petit pour ces gens qui mettent l’infini et l’éternité partout où il ne saurait en être question ! S’il a fallu toute l’« éternité passée » pour arriver à produire le monde corporel tel que nous le voyons aujourd’hui, avec des êtres comme les individus humains pour représenter la plus haute expression de la « vie universelle et éternelle », il faut convenir que c’est là un piteux résultat(20) ; et, assurément, ce ne sera pas trop de toute l’« éternité future » pour parvenir à la « perfection », si relative pourtant, dont rêvent nos évolutionnistes. Cela nous rappelle la bizarre théorie de nous ne savons plus trop quel philosophe contemporain (si nos souvenirs sont exacts, ce doit être Guyau), qui se représentait la seconde « moitié de l’éternité » comme devant se passer à réparer les erreurs accumulées pendant la première moitié ; et voilà les « penseurs » qui se croient « éclairés », et qui se permettent de tourner en dérision les conceptions religieuses ! Les évolutionnistes, disions-nous tout à l’heure, placent toute réalité dans le devenir ; c’est pourquoi leur conception est la négation complète de la métaphysique, celle-ci ayant essentiellement pour domaine ce qui est permanent et immuable, c’est-à-dire ce dont l’affirmation est incompatible avec l’évolutionnisme. L’idée même de Dieu, dans ces conditions, doit être soumise au devenir comme tout le reste, et c’est là, en effet, la pensée plus ou moins avouée, sinon de tous les évolutionnistes, du moins de ceux qui veulent être conséquents avec eux-mêmes. Cette idée d’un Dieu qui évolue (et qui, ayant commencé dans le monde, ou tout au moins avec le monde, ne saurait en être le principe, et ne représente ainsi qu’une hypothèse parfaitement inutile) n’est point exceptionnelle à notre époque ; elle se rencontre, non seulement chez des philosophes du genre de Renan, mais aussi dans quelques sectes plus ou moins étranges dont les débuts, naturellement, ne remontent pas au delà du siècle dernier. Voici, par exemple, ce que les Mormons enseignent au sujet de leur Dieu : « Son origine fut la fusion de deux particules de matière élémentaire, et, par un développement progressif, il atteignit la forme humaine… Dieu, cela va sans dire (sic), a commencé par être un homme, et, par une voie de continuelle progression, il est devenu ce qu’il est, et il peut continuer à progresser de la même manière éternellement et indéfiniment. L’homme, de même, peut croître en connaissance et en pouvoir, aussi loin qu’il lui plaira. Si donc l’homme est doué d’une progression éternelle, il viendra certainement un temps où il saura autant que Dieu en sait maintenant »(21). Et encore : « Le plus faible enfant de Dieu qui existe maintenant sur la terre, possédera en son temps plus de domination, de sujets, de puissance et de gloire que n’en possède aujourd’hui Jésus-Christ ou son Père, tandis que le pouvoir et l’élévation de ceux-ci se seront accrus dans la même proportion »(22). Ces absurdités ne sont pas plus fortes que celles qu’on trouve dans le spiritisme, dont nous ne nous sommes éloigné qu’en apparence, et parce qu’il est bon de signaler certains rapprochements : la « progression éternelle » de l’homme, dont il vient d’être question, est parfaitement identique à la conception des spirites sur le même sujet ; et, quant à l’évolution de la Divinité, si tous n’en sont pas là, c’est pourtant un aboutissement logique de leurs théories, et il en est effectivement quelques-uns qui ne reculent pas devant de semblables conséquences, qui les proclament même d’une façon aussi explicite qu’extravagante. C’est ainsi que M. Jean Béziat, chef de la secte « fraterniste », a écrit il y a quelques années un article destiné à démontrer que « Dieu est en perpétuelle évolution », et auquel il a donné ce titre : « Dieu n’est pas immuable ; Satan, c’est Dieu-Hier » ; on en aura une idée suffisante par ces quelques extraits : « Dieu ne nous paraît pas tout-puissant dans le moment considéré, puisqu’il y a la lutte du mal et du bien, et non bien absolu… De même que le froid n’est qu’un degré moindre de chaleur, le mal n’est, lui aussi, qu’un degré moindre de bien ; et le diable ou mal qu’un degré moindre de Dieu. Il est impossible de rétorquer cette argumentation. Il n’y a donc que vibrations caloriques, que vibrations bénéfiques ou divines plus ou moins actives, tout simplement. Dieu est l’Intention évolutive en incessante montée. N’en résulte-t-il pas que Dieu était hier moins avancé que Dieu-Aujourd’hui, et Dieu-Aujourd’hui moins avancé que Dieu-Demain ? Ceux qui sont sortis du sein divin hier sont donc moins divins que ceux sortis du sein du Dieu actuel, et ainsi de suite. Les issus de Dieu-Hier sont moins bons naturellement que ceux émanés du Dieu-Moment, et c’est par illusion, tout simplement, que l’on nomme Satan ce qui n’est encore que Dieu, mais seulement Dieu-Passé et non Dieu-Actuel »(23). De pareilles élucubrations, assurément, ne méritent pas qu’on s’attache à les réfuter en détail ; mais il convient de souligner leur point de départ spécifiquement « moraliste », puisqu’il n’est question là-dedans que de bien et de mal, et aussi de faire remarquer que M. Béziat argumente contre une conception de Satan comme littéralement opposé à Dieu, qui n’est autre chose que le « dualisme » que l’on attribue d’ordinaire, et peut-être à tort, aux Manichéens ; en tout cas, c’est tout à fait gratuitement qu’il prête cette conception à d’autres, à qui elle est totalement étrangère. Ceci nous conduit directement à la question du satanisme, question aussi délicate que complexe, qui est encore de celles que nous ne prétendons pas traiter complètement ici, mais dont nous ne pouvons cependant nous dispenser d’indiquer au moins quelques aspects, bien que ce soit pour nous une tâche fort peu agréable.