CHAPITRE II
Différents genres de ternaires

Fig. 1
Fig. 2

Ce que nous venons de dire détermine déjà le sens de la Triade, en même temps qu’il montre la nécessité d’établir une distinction nette entre les ternaires de différents genres ; à vrai dire, ces genres peuvent être multipliés, car il est évident que trois termes peuvent se grouper suivant des rapports très divers, mais nous insisterons seulement sur les deux principaux, non seulement parce que ce sont ceux qui présentent le caractère le plus général, mais aussi parce qu’ils se rapportent plus directement au sujet même de notre étude ; et, en outre, les remarques que nous allons avoir à faire à ce propos nous permettront d’écarter dès maintenant l’erreur grossière de ceux qui ont prétendu trouver un « dualisme » dans la tradition extrême-orientale. L’un de ces deux genres est celui où le ternaire est constitué par un principe premier (au moins en un sens relatif) dont dérivent deux termes opposés, ou plutôt complémentaires, car, là même où l’opposition est dans les apparences et a sa raison d’être à un certain niveau ou dans un certain domaine, le complémentarisme répond toujours à un point de vue plus profond, et par conséquent plus vraiment conforme à la nature réelle de ce dont il s’agit ; un tel ternaire pourra être représenté par un triangle dont le sommet est placé en haut (fig. 1). L’autre genre est celui où le ternaire est formé, comme nous l’avons dit précédemment, par deux termes complémentaires et par leur produit ou leur résultante, et c’est à ce genre qu’appartient la Triade extrême-orientale ; à l’inverse du précédent, ce ternaire pourra être représenté par un triangle dont la base est au contraire placée en haut (fig. 2)(1). Si l’on compare ces deux triangles, le second apparaît en quelque sorte comme un reflet du premier, ce qui indique que, entre les ternaires correspondants, il y a analogie dans la véritable signification de ce mot, c’est-à-dire devant être appliquée en sens inverse ; et, en effet, si l’on part de la considération des deux termes complémentaires, entre lesquels il y a nécessairement symétrie, on voit que le ternaire est complété dans le premier cas par leur principe, et dans le second, au contraire, par leur résultante, de telle sorte que les deux complémentaires sont respectivement après et avant le terme qui, étant d’un autre ordre, se trouve pour ainsi dire comme isolé vis-à-vis d’eux(2) ; et il est évident que, dans tous les cas, c’est la considération de ce troisième terme qui donne au ternaire comme tel toute sa signification.

Maintenant, ce qu’il faut bien comprendre avant d’aller plus loin, c’est qu’il ne pourrait y avoir « dualisme », dans une doctrine quelconque, que si deux termes opposés ou complémentaires (et alors ils seraient plutôt conçus comme opposés) y étaient posés tout d’abord et regardés comme ultimes et irréductibles, sans aucune dérivation d’un principe commun, ce qui exclut évidemment la considération de tout ternaire du premier genre ; on ne pourrait donc trouver dans une telle doctrine que des ternaires du second genre, et, comme ceux-ci, ainsi que nous l’avons déjà indiqué, ne sauraient jamais se rapporter qu’au domaine de la manifestation, on voit immédiatement par là que tout « dualisme » est nécessairement en même temps un « naturalisme ». Mais le fait de reconnaître l’existence d’une dualité et de la situer à la place qui lui convient réellement ne constitue en aucune façon un « dualisme », dès lors que les deux termes de cette dualité procèdent d’un principe unique, appartenant comme tel à un ordre supérieur de réalité ; et il en est ainsi, avant tout, en ce qui concerne la première de toutes les dualités, celle de l’Essence et de la Substance universelles, issues d’une polarisation de l’Être ou de l’Unité principielle, et entre lesquelles se produit toute manifestation. Ce sont les deux termes de cette première dualité qui sont désignés comme Purushaपुरुष et Prakritiप्रकृति dans la tradition hindoue, et comme le Ciel (Tien) et la Terre (Ti) dans la tradition extrême-orientale ; mais ni l’une ni l’autre, non plus d’ailleurs qu’aucune tradition orthodoxe, ne perd de vue, en les considérant, le principe supérieur dont ils sont dérivés. Nous avons exposé amplement, en d’autres occasions, ce qu’il en est à l’égard de la tradition hindoue ; quant à la tradition extrême-orientale, elle envisage non moins explicitement, comme principe commun du Ciel et de la Terre(3), ce qu’elle appelle le « Grand Extrême » (Tai-ki太極), en lequel ils sont indissolublement unis, à l’état « indivisé » et « indistingué »(4), antérieurement à toute différenciation(5), et qui est l’Être pur, identifié comme tel à la « Grande Unité » (Tai-i太一)(6). En outre, Tai-ki太極, l’Être ou l’Unité transcendante, présuppose lui-même un autre principe, Wou-ki無極, le Non-Être ou le Zéro métaphysique(7) ; mais celui-ci ne peut entrer avec quoi que ce soit dans une relation telle qu’il soit le premier terme d’un ternaire quelconque, toute relation de cette sorte n’étant possible qu’à partir de l’affirmation de l’Être ou de l’Unité(8). Ainsi, en définitive, on a d’abord un ternaire du premier genre, formé de Tai-ki太極, Tien et Ti, et ensuite seulement un ternaire du second genre, formé de Tien, Ti et Jen, et qui est celui qu’on a pris l’habitude de désigner comme la « Grande Triade » ; dans ces conditions, il est parfaitement incompréhensible que certains aient pu prétendre attribuer un caractère « dualiste » à la tradition extrême-orientale.

Fig. 3

La considération de deux ternaires comme ceux dont nous venons de parler, ayant en commun les deux principes complémentaires l’un de l’autre, nous conduit encore à quelques autres remarques importantes : les deux triangles inverses qui les représentent respectivement peuvent être regardés comme ayant la même base, et, si on les figure unis par cette base commune, on voit d’abord que l’ensemble des deux ternaires forme un quaternaire, puisque, deux termes étant les mêmes dans l’un et dans l’autre, il n’y a en tout que quatre termes distincts, et ensuite que le dernier terme de ce quaternaire, se situant sur la verticale issue du premier et symétriquement à celui-ci par rapport à la base, apparaît comme le reflet de ce premier terme, le plan de réflexion étant représenté par la base elle-même, c’est-à-dire n’étant que le plan médian où se situent les deux termes complémentaires issus du premier terme et produisant le dernier (fig. 3)(9). Ceci est facile à comprendre au fond, car, d’une part, les deux complémentaires sont contenus principiellement dans le premier terme, de sorte que leurs natures respectives, même lorsqu’elles semblent contraires, ne sont en réalité que le résultat d’une différenciation de la nature de celui-ci ; et, d’autre part, le dernier terme, étant le produit des deux complémentaires, participe à la fois de l’un et de l’autre, ce qui revient à dire qu’il réunit en quelque façon en lui leurs deux natures, de sorte qu’il est là, à son niveau, comme une image du premier terme ; et cette considération nous amène à préciser encore davantage le rapport des différents termes entre eux.

Nous venons de voir que les deux termes extrêmes du quaternaire, qui sont en même temps respectivement le premier terme du premier ternaire et le dernier du second, sont l’un et l’autre, par leur nature, intermédiaires en quelque sorte entre les deux autres, quoique pour une raison inverse : dans les deux cas, ils unissent et concilient en eux les éléments du complémentarisme, mais l’un en tant que principe, et l’autre en tant que résultante. Pour rendre sensible ce caractère intermédiaire, on peut figurer les termes de chaque ternaire suivant une disposition linéaire(10) : dans le premier cas, le premier terme se situe alors au milieu de la ligne qui joint les deux autres, auxquels il donne naissance simultanément par un mouvement centrifuge dirigé dans les deux sens et qui constitue ce qu’on peut appeler sa polarisation (fig. 4) ; dans le second cas, les deux termes complémentaires produisent, par un mouvement centripète partant à la fois de l’un et de l’autre, une résultante qui est le dernier terme, et qui se situe également au milieu de la ligne qui les joint (fig. 5) ; le principe et la résultante occupent donc ainsi l’un et l’autre une position centrale par rapport aux deux complémentaires, et ceci est particulièrement à retenir en vue des considérations qui suivront.

Fig. 4 Fig. 5

Il faut encore ajouter ceci : deux termes contraires ou complémentaires (et qui, au fond, sont toujours plutôt complémentaires que contraires dans leur réalité essentielle) peuvent être, suivant les cas, en opposition horizontale (opposition de la droite et de la gauche) ou en opposition verticale (opposition du haut et du bas), ainsi que nous l’avons déjà indiqué ailleurs(11). L’opposition horizontale est celle de deux termes qui, se situant à un même degré de réalité, sont, pourrait-on dire, symétriques sous tous les rapports ; l’opposition verticale marque au contraire une hiérarchisation entre les deux termes, qui, tout en étant encore symétriques en tant que complémentaires, sont cependant tels que l’un doit être considéré comme supérieur et l’autre comme inférieur. Il importe de remarquer que, dans ce dernier cas, on ne peut pas situer entre les deux complémentaires, ou au milieu de la ligne qui les joint, le premier terme d’un ternaire du premier genre, mais seulement le troisième terme d’un ternaire du second genre, car le principe ne peut aucunement se trouver à un niveau inférieur à celui de l’un des deux termes qui en sont issus, mais est nécessairement supérieur à l’un et à l’autre, tandis que la résultante, au contraire, est véritablement intermédiaire sous ce rapport également ; et ce dernier cas est celui de la Triade extrême-orientale, qui peut ainsi se disposer suivant une ligne verticale (fig. 6)(12). En effet, l’Essence et la Substance universelles sont respectivement le pôle supérieur et le pôle inférieur de la manifestation, et l’on peut dire que l’une est proprement au-dessus et l’autre au-dessous de toute existence ; d’ailleurs, quand on les désigne comme le Ciel et la Terre, ceci se traduit même, d’une façon très exacte, dans les apparences sensibles qui leur servent de symboles(13). La manifestation se situe donc tout entière entre ces deux pôles ; et il en est naturellement de même de l’Homme, qui non seulement fait partie de cette manifestation, mais qui en constitue symboliquement le centre même, et qui, pour cette raison, la synthétise dans son intégralité. Ainsi, l’Homme, placé entre le Ciel et la Terre, doit être envisagé tout d’abord comme le produit ou la résultante de leurs influences réciproques ; mais ensuite, par la double nature qu’il tient de l’un et de l’autre, il devient le terme médian ou « médiateur » qui les unit et qui est pour ainsi dire, suivant un symbolisme sur lequel nous reviendrons, le « pont » qui va de l’un à l’autre. On peut exprimer ces deux points de vue par une simple modification de l’ordre dans lequel sont énumérés les termes de la Triade : si on énonce celle-ci dans l’ordre « Ciel, Terre, Homme », l’Homme y apparaît comme le Fils du Ciel et de la Terre ; si on l’énonce dans l’ordre « Ciel, Homme, Terre », il y apparaît comme le Médiateur entre le Ciel et la Terre.

Fig. 6