CHAPITRE III
Ciel et Terre

« Le Ciel couvre, la Terre supporte » : telle est la formule traditionnelle qui détermine, avec une extrême concision, les rôles de ces deux principes complémentaires, et qui définit symboliquement leurs situations, respectivement supérieure et inférieure, par rapport aux « dix mille êtres », c’est-à-dire à tout l’ensemble de la manifestation universelle(1). Ainsi sont indiqués, d’une part, le caractère « non-agissant » de l’activité du Ciel ou de Purushaपुरुष(2), et, d’autre part, la passivité de la Terre ou de Prakritiप्रकृति, qui est proprement un « terrain »(3) ou un « support » de manifestation(4), et qui est aussi, par suite, un plan de résistance et d’arrêt pour les forces ou les influences célestes agissant en sens descendant. Ceci peut d’ailleurs s’appliquer à un niveau quelconque d’existence, puisqu’on peut toujours envisager, en un sens relatif, l’essence et la substance par rapport à tout état de manifestation, comme étant, pour cet état pris en particulier, les principes qui correspondent à ce que sont l’Essence et la Substance universelles pour la totalité des états de la manifestation(5).

Dans l’Universel, et vus du côté de leur principe commun, le Ciel et la Terre s’assimilent respectivement à la « perfection active » (Khien) et à la « perfection passive » (Khouen), dont ni l’une ni l’autre ne sont d’ailleurs la Perfection au sens absolu, puisqu’il y a déjà là une distinction qui implique forcément une limitation ; vus du côté de la manifestation, ils sont seulement l’Essence et la Substance, qui, comme telles, se situent à un moindre degré d’universalité, puisqu’elles n’apparaissent ainsi précisément que par rapport à la manifestation(6). Dans tous les cas, et à quelque niveau qu’on les envisage corrélativement, le Ciel et la Terre sont toujours respectivement un principe actif et un principe passif, ou, suivant un des symbolismes les plus généralement employés à cet égard, un principe masculin et un principe féminin, ce qui est bien le type même du complémentarisme par excellence. C’est de là que dérivent, d’une façon générale, tous leurs autres caractères, qui sont en quelque sorte secondaires par rapport à celui-là ; cependant, à cet égard, il faut bien prendre garde à certains échanges d’attributs qui pourraient donner lieu à des méprises, et qui sont d’ailleurs assez fréquents dans le symbolisme traditionnel quand il s’agit des relations entre principes complémentaires ; nous aurons à revenir sur ce point par la suite, notamment au sujet des symboles numériques qui sont rapportés respectivement au Ciel et à la Terre.

On sait que, dans un complémentarisme dont les deux termes sont envisagés comme actif et passif l’un par rapport à l’autre, le terme actif est généralement symbolisé par une ligne verticale et le terme passif par une ligne horizontale(7) ; le Ciel et la Terre sont aussi représentés parfois conformément à ce symbolisme. Seulement, dans ce cas, les deux lignes ne se traversent pas, comme elles le font le plus habituellement, de façon à former une croix, car il est évident que le symbole du Ciel doit être situé tout entier au-dessus de celui de la Terre : c’est donc une perpendiculaire ayant son pied sur l’horizontale(8), et ces deux lignes peuvent être considérées comme la hauteur et la base d’un triangle dont les côtés latéraux, partant du « faîte du Ciel », déterminent effectivement la mesure de la surface de la Terre, c’est-à-dire délimitent le « terrain » qui sert de support à la manifestation (fig. 7)(9).

Fig. 7

Cependant, la représentation géométrique qu’on rencontre le plus fréquemment dans la tradition extrême-orientale est celle qui rapporte les formes circulaires au Ciel et les formes carrées à la Terre, ainsi que nous l’avons déjà expliqué ailleurs(10) ; nous rappellerons seulement, à ce sujet, que la marche descendante du cycle de la manifestation (et ceci à tous les degrés de plus ou moins grande extension où un tel cycle peut être envisagé), allant de son pôle supérieur qui est le Ciel à son pôle inférieur qui est la Terre (ou ce qui les représente à un point de vue relatif s’il ne s’agit que d’un cycle particulier), peut être considérée comme partant de la forme la moins « spécifiée » de toutes, qui est la sphère, pour aboutir à celle qui est au contraire la plus « arrêtée », et qui est le cube(11) ; et l’on pourrait dire aussi que la première de ces deux formes a un caractère éminemment « dynamique » et la seconde un caractère éminemment « statique », ce qui correspond bien encore à l’actif et au passif. On peut d’ailleurs rattacher d’une certaine façon cette représentation à la précédente, en regardant, dans celle-ci, la ligne horizontale comme la trace d’une surface plane (dont la partie « mesurée » sera un carré(12)), et la ligne verticale comme le rayon d’une surface hémisphérique, qui rencontre le plan terrestre suivant la ligne d’horizon. C’est en effet à leur périphérie ou à leurs confins les plus éloignés, c’est-à-dire à l’horizon, que le Ciel et la Terre se joignent suivant les apparences sensibles ; mais il faut noter ici que la réalité symbolisée par ces apparences doit être prise en sens inverse, car, suivant cette réalité, ils s’unissent au contraire par le centre(13), ou, si on les considère dans l’état de séparation relative nécessaire pour que le Cosmos puisse se développer entre eux, ils communiquent par l’axe qui passe par ce centre(14), et qui précisément les sépare et les unit tout à la fois, ou qui, en d’autres termes, mesure la distance entre le Ciel et la Terre, c’est-à-dire l’extension même du Cosmos suivant le sens vertical qui marque la hiérarchie des états de l’existence manifestée, tout en les reliant l’un à l’autre à travers cette multiplicité d’états, qui apparaissent à cet égard comme autant d’échelons par lesquels un être en voie de retour vers le Principe peut s’élever de la Terre au Ciel(15).

Fig. 8

On dit encore que le Ciel, qui enveloppe ou embrasse toutes choses, présente au Cosmos une face « ventrale », c’est-à-dire intérieure, et la Terre, qui les supporte, présente une face « dorsale », c’est-à-dire extérieure(16) ; c’est ce qu’il est facile de voir par la simple inspection de la figure ci-contre, où le Ciel et la Terre sont naturellement représentés respectivement par un cercle et un carré concentriques (fig. 8). On remarquera que cette figure reproduit la forme des monnaies chinoises, forme qui est d’ailleurs originairement celle de certaines tablettes rituelles(17) : entre le contour circulaire et le vide médian carré, la partie pleine, où s’inscrivent les caractères, correspond évidemment au Cosmos, où se situent les « dix mille êtres »(18), et le fait qu’elle est comprise entre deux vides exprime symboliquement que ce qui n’est pas entre le Ciel et la Terre est par là même en dehors de la manifestation(19). Cependant, il y a un point sur lequel la figure peut paraître inexacte, et qui correspond d’ailleurs à un défaut nécessairement inhérent à toute représentation sensible : si l’on ne prenait garde qu’aux positions respectives apparentes du Ciel et de la Terre, ou plutôt de ce qui les figure, il pourrait sembler que le Ciel soit à l’extérieur et la Terre à l’intérieur ; mais c’est que, là encore, il ne faut pas oublier de faire l’application de l’analogie en sens inverse : en réalité, à tous les points de vue, l’« intériorité » appartient au Ciel et l’« extériorité » à la Terre, et nous retrouverons cette considération un peu plus loin. Du reste, même à prendre simplement la figure telle qu’elle est, on voit que, par rapport au Cosmos, le Ciel et la Terre, par là même qu’ils en sont les extrêmes limites, n’ont véritablement qu’une seule face, et que cette face est intérieure pour le Ciel et extérieure pour la Terre ; si l’on voulait considérer leur autre face, il faudrait dire que celle-ci ne peut exister que par rapport au principe commun en lequel ils s’unifient, et où disparaît toute distinction de l’intérieur et de l’extérieur, comme toute opposition et même tout complémentarisme, pour ne laisser subsister que la « Grande Unité ».