CHAPITRE V
La double spirale

Fig. 10

Nous pensons qu’il n’est pas sans intérêt de faire ici une digression, au moins apparente, à propos d’un symbole qui est étroitement connexe de celui du yin-yang陰陽 : ce symbole est la double spirale (fig. 10), qui joue un rôle extrêmement important dans l’art traditionnel des pays les plus divers, et notamment dans celui de la Grèce archaïque(1). Comme on l’a dit très justement, cette double spirale, « qui peut être regardée comme la projection plane des deux hémisphères de l’Androgyne, offre l’image du rythme alterné de l’évolution et de l’involution, de la naissance et de la mort, en un mot représente la manifestation sous son double aspect »(2). Cette figuration peut d’ailleurs être envisagée à la fois dans un sens « macrocosmique » et dans un sens « microcosmique » : en raison de leur analogie, on peut toujours passer de l’un à l’autre de ces deux points de vue par une transposition convenable ; mais c’est surtout au premier que nous nous référerons directement ici, car c’est par rapport au symbolisme de l’« Œuf du Monde », auquel nous avons déjà fait allusion à propos du yin-yang陰陽, que se présentent les rapprochements les plus remarquables. À ce point de vue, on peut considérer les deux spirales comme l’indication d’une force cosmique agissant en sens inverse dans les deux hémisphères, qui, dans leur application la plus étendue, sont naturellement les deux moitiés de l’« Œuf du Monde », les points autour desquels s’enroulent ces deux spirales étant les deux pôles(3). On peut remarquer tout de suite que ceci est en relation étroite avec les deux sens de rotation du swastikaस्वस्तिक (fig. 11), ceux-ci représentant en somme la même révolution du monde autour de son axe, mais vue respectivement de l’un et de l’autre des deux pôles(4) ; et ces deux sens de rotation expriment bien en effet la double action de la force cosmique dont il s’agit, double action qui est au fond la même chose que la dualité du yin et du yang sous tous ses aspects.

Fig. 11

Il est facile de se rendre compte que, dans le symbole du yin-yang陰陽, les deux demi-circonférences qui forment la ligne délimitant intérieurement les deux parties claire et obscure de la figure correspondent exactement aux deux spirales, et leurs points centraux, obscur dans la partie claire et clair dans la partie obscure, correspondent aux deux pôles. Ceci nous ramène à l’idée de l’« Androgyne », ainsi que nous l’avons indiqué précédemment ; et nous rappellerons encore à ce propos que les deux principes yin et yang doivent toujours être considérés en réalité comme complémentaires, même si leurs actions respectives, dans les différents domaines de la manifestation, apparaissent extérieurement comme contraires. On peut donc parler, soit de la double action d’une force unique, comme nous le faisions tout à l’heure, soit de deux forces produites par polarisation de celle-ci et centrées sur les deux pôles, et produisant à leur tour, par les actions et réactions qui résultent de leur différenciation même, le développement des virtualités enveloppées dans l’« Œuf du Monde », développement qui comprend toutes les modifications des « dix mille êtres »(5).

Il est à remarquer que ces deux mêmes forces sont aussi figurées de façon différente, bien que équivalente au fond, dans d’autres symboles traditionnels, notamment par deux lignes hélicoïdales s’enroulant en sens inverse l’une de l’autre autour d’un axe vertical, comme on le voit par exemple dans certaines formes du Brahma-dandaब्रह्म दण्ड ou bâton brâhmanique, qui est une image de l’« Axe du Monde », et où ce double enroulement est précisément mis en rapport avec les deux orientations contraires du swastikaस्वस्तिक ; dans l’être humain, ces deux lignes sont les deux nâdîsनाडि ou courants subtils de droite et de gauche, ou positif et négatif (idâइडा et pingalâपिङ्गल)(6). Une autre figuration identique est celle des deux serpents du caducée, qui se rattache d’ailleurs au symbolisme général du serpent sous ses deux aspects opposés(7) ; et, à cet égard, la double spirale peut aussi être regardée comme figurant un serpent enroulé sur lui-même en deux sens contraires : ce serpent est alors un « amphisbène »(8), dont les deux têtes correspondent aux deux pôles, et qui, à lui seul, équivaut à l’ensemble des deux serpents opposés du caducée(9).

Ceci ne nous éloigne en rien de la considération de l’« Œuf du Monde », car celui-ci, dans différentes traditions, se trouve fréquemment rapproché du symbolisme du serpent ; on pourra se rappeler ici le Kneph égyptien, représenté sous la forme d’un serpent produisant l’œuf par sa bouche (image de la production de la manifestation par le Verbe(10)), et aussi, bien entendu, le symbole druidique de l’« œuf de serpent »(11). D’autre part, le serpent est souvent donné comme habitant les eaux, ainsi qu’on le voit notamment pour les Nâgasनाग dans la tradition hindoue, et c’est aussi sur ces mêmes eaux que flotte l’« Œuf du Monde » ; or les eaux sont le symbole des possibilités, et le développement de celles-ci est figuré par la spirale, d’où l’association étroite qui existe parfois entre cette dernière et le symbolisme des eaux(12).

Si l’« Œuf du Monde » est ainsi, dans certains cas, un « œuf de serpent », il est aussi ailleurs un « œuf de cygne »(13) ; nous voulons surtout faire allusion ici au symbolisme de Hamsaहंस, le véhicule de Brahmâब्रह्मा dans la tradition hindoue(14). Or il arrive souvent, et en particulier dans les figurations étrusques, que la double spirale est surmontée d’un oiseau ; celui-ci est évidemment le même que Hamsaहंस, le cygne qui couve le Brahmândaब्रह्माण्ड sur les Eaux primordiales, et qui s’identifie d’ailleurs à l’« esprit » ou « souffle divin » (car Hamsaहंस est aussi le « souffle ») qui, suivant le début de la Genèse hébraïque, « était porté sur la face des Eaux ». Ce qui n’est pas moins remarquable encore, c’est que, chez les Grecs, de l’œuf de Léda, engendré par Zeus sous la forme d’un cygne, sortent les Dioscures, Castor et Pollux, qui sont en correspondance symbolique avec les deux hémisphères, donc avec les deux spirales que nous envisageons présentement, et qui, par conséquent, représentent leur différenciation dans cet « œuf de cygne », c’est-à-dire en somme la division de l’« Œuf du Monde » en ses deux moitiés supérieure et inférieure(15). Nous ne pouvons d’ailleurs songer à nous étendre ici davantage sur le symbolisme des Dioscures, qui à vrai dire est fort complexe, comme celui de tous les couples similaires formés d’un mortel et d’un immortel, souvent représentés l’un blanc et l’autre noir(16), comme les deux hémisphères dont l’un est éclairé tandis que l’autre est dans l’obscurité. Nous dirons seulement que ce symbolisme, au fond, tient d’assez près à celui des Dêvasदेव et des Asurasअसुर(17), dont l’opposition est également en rapport avec la double signification du serpent, suivant qu’il se meut dans une direction ascendante ou descendante autour d’un axe vertical, ou encore en se déroulant ou s’enroulant sur lui-même, comme dans la figure de la double spirale(18).

Dans les symboles antiques, cette double spirale est parfois remplacée par deux ensembles de cercles concentriques, tracés autour de deux points qui représentent encore les pôles : ce sont, tout au moins dans une de leurs significations les plus générales, les cercles célestes et infernaux, dont les seconds sont comme un reflet inversé des premiers(19), et auxquels correspondent précisément les Dêvasदेव et les Asurasअसुर. En d’autres termes, ce sont les états supérieurs et inférieurs par rapport à l’état humain, ou encore les cycles conséquents et antécédents par rapport au cycle actuel (ce qui n’est en somme qu’une autre façon d’exprimer la même chose, en y faisant intervenir un symbolisme « successif ») ; et ceci corrobore aussi la signification du yin-yang陰陽 envisagé comme projection plane de l’hélice représentative des états multiples de l’Existence universelle(20). Les deux symboles sont équivalents, et l’un peut être considéré comme une simple modification de l’autre ; mais la double spirale indique en outre la continuité entre les cycles ; on pourrait dire aussi qu’elle représente les choses sous un aspect « dynamique », tandis que les cercles concentriques les représentent sous un aspect plutôt « statique »(21).

En parlant ici d’aspect « dynamique », nous pensons naturellement encore à l’action de la double force cosmique, et plus spécialement dans son rapport avec les phases inverses et complémentaires de toute manifestation, phases qui sont dues, suivant la tradition extrême-orientale, à la prédominance alternante du yin et du yang : « évolution » ou développement, déroulement(22), et « involution » ou enveloppement, enroulement, ou encore « catabase » ou marche descendante et « anabase » ou marche ascendante, sortie dans le manifesté et rentrée dans le non-manifesté(23). La double « spiration » (et l’on remarquera la parenté très significative qui existe entre la désignation même de la spirale et celle du spiritus ou « souffle » dont nous parlions plus haut en connexion avec Hamsaहंस), c’est l’« expir » et l’« aspir » universels, par lesquels sont produites, suivant le langage taoïste, les « condensations » et les « dissipations » résultant de l’action alternée des deux principes yin et yang, ou, suivant la terminologie hermétique, les « coagulations » et les « solutions » : pour les êtres individuels, ce sont les naissances et les morts, ce qu’Aristote appelle genesisγένεσις et phthoraφθορά , « génération » et « corruption » ; pour les mondes, c’est ce que la tradition hindoue désigne comme les jours et les nuits de Brahmâब्रह्मा, comme le Kalpaकल्प et le Pralayaप्रलय ; et, à tous les degrés, dans l’ordre « macrocosmique » comme dans l’ordre « microcosmique », des phases correspondantes se retrouvent dans tout cycle d’existence, car elles sont l’expression même de la loi qui régit tout l’ensemble de la manifestation universelle.