CHAPITRE XIV
Le médiateur

« Il monte de la Terre au Ciel, et redescend du Ciel en Terre ; il reçoit par là la vertu et l’efficacité des choses supérieures et inférieures » : ces paroles de la Table d’Émeraude hermétique peuvent s’appliquer très exactement à l’Homme en tant que terme médian de la Grande Triade, c’est-à-dire, d’une façon plus précise, en tant qu’il est proprement le « médiateur » par lequel s’opère effectivement la communication entre le Ciel et la Terre(1). La « montée de la Terre au Ciel » est d’ailleurs représentée rituellement, dans des traditions très diverses, par l’ascension à un arbre ou à un mât, symbole de l’« Axe du Monde » ; par cette ascension, qui est forcément suivie d’une redescente (et ce double mouvement correspond encore à la « solution » et à la « coagulation »), celui qui réalise véritablement ce qui est impliqué dans le rite s’assimile les influences célestes et les ramène en quelque sorte en ce monde pour les y conjoindre aux influences terrestres, en lui-même d’abord, et ensuite, par participation et comme par « rayonnement », dans le milieu cosmique tout entier(2).

La tradition extrême-orientale, comme beaucoup d’autres d’ailleurs(3), dit que, à l’origine, le Ciel et la Terre n’étaient pas séparés ; et, en effet, ils sont nécessairement unis et « indistingués » en Tai-ki太極, leur principe commun ; mais, pour que la manifestation puisse se produire, il faut que l’Être se polarise effectivement en Essence et Substance, ce qui peut être décrit comme une « séparation » de ces deux termes complémentaires qui sont représentés comme le Ciel et la Terre, puisque c’est entre eux, ou dans leur « intervalle », s’il est permis de s’exprimer ainsi, que doit se situer la manifestation elle-même(4). Dès lors, leur communication ne pourra s’établir que suivant l’axe qui relie entre eux les centres de tous les états d’existence, en multitude indéfinie, dont l’ensemble hiérarchisé constitue la manifestation universelle, et qui s’étend ainsi d’un pôle à l’autre, c’est-à-dire précisément du Ciel à la Terre, mesurant en quelque sorte leur distance, comme nous l’avons dit précédemment, suivant le sens vertical qui marque la hiérarchie de ces états(5). Le centre de chaque état peut donc être considéré comme la trace de cet axe vertical sur le plan horizontal qui représente géométriquement cet état ; et ce centre, qui est proprement l’« Invariable Milieu » (Tchoung-young中庸), est par là même le point unique où s’opère, dans cet état, l’union des influences célestes et des influences terrestres, en même temps qu’il est aussi le seul d’où est possible une communication directe avec les autres états d’existence, celle-ci devant nécessairement s’effectuer suivant l’axe lui-même. Or, en ce qui concerne notre état, le centre est le « lieu » normal de l’homme, ce qui revient à dire que l’« homme véritable » est identifié à ce centre même ; c’est donc en lui et par lui seul que s’effectue, pour cet état, l’union du Ciel et de la Terre, et c’est pourquoi tout ce qui est manifesté dans ce même état procède et dépend entièrement de lui, et n’existe en quelque sorte que comme une projection extérieure et partielle de ses propres possibilités. C’est lui aussi dont l’« action de présence » maintient et conserve l’existence de ce monde(6), puisqu’il en est le centre, et que, sans le centre, rien ne saurait avoir une existence effective ; c’est là, au fond, la raison d’être des rites qui, dans toutes les traditions, affirment sous une forme sensible l’intervention de l’homme pour le maintien de l’ordre cosmique, et qui ne sont en somme qu’autant d’expressions plus ou moins particulières de la fonction de « médiation » qui lui appartient essentiellement(7).

Nombreux sont les symboles traditionnels qui représentent l’Homme, comme terme moyen de la Grande Triade, placé entre le Ciel et la Terre et remplissant ainsi son rôle de « médiateur » ; et, tout d’abord, nous ferons remarquer à ce sujet que telle est la signification générale des trigrammes du Yi-king易經, dont les trois traits correspondent respectivement aux trois termes de la Grande Triade : le trait supérieur représente le Ciel, le trait médian l’Homme, et le trait inférieur la Terre ; nous aurons d’ailleurs à y revenir un peu plus loin. Dans les hexagrammes, les deux trigrammes superposés correspondent aussi respectivement tout entiers au Ciel et à la Terre ; ici, le terme médian n’est plus figuré visiblement ; mais c’est l’ensemble même de l’hexagramme qui, en tant qu’unissant les influences célestes et les influences terrestres, exprime proprement la fonction du « médiateur ». À cet égard, un rapprochement s’impose avec une des significations du « sceau de Salomon », qui d’ailleurs est formé également de six traits, bien que disposés d’une façon différente : dans ce cas, le triangle droit est la nature céleste et le triangle inversé la nature terrestre, et l’ensemble symbolise l’« Homme Universel » qui, unissant en lui ces deux natures, est par là même le « médiateur » par excellence(8).

Un autre symbole extrême-oriental assez généralement connu est celui de la tortue, placée entre les deux parties supérieure et inférieure de son écaille comme l’Homme entre le Ciel et la Terre ; et, dans cette représentation, la forme même de ces deux parties n’est pas moins significative que leur situation : la partie supérieure, qui « couvre » l’animal, correspond encore au Ciel par sa forme arrondie, et, de même, la partie inférieure, qui le « supporte », correspond à la Terre par sa forme plate(9). L’écaille tout entière est donc une image de l’Univers(10), et, entre ses deux parties, la tortue elle-même représente naturellement le terme médian de la Grande Triade, c’est-à-dire l’Homme ; au surplus, sa rétraction à l’intérieur de l’écaille symbolise la concentration dans l’« état primordial », qui est l’état de l’« homme véritable » ; et cette concentration est d’ailleurs la réalisation de la plénitude des possibilités humaines, car, bien que le centre ne soit apparemment qu’un point sans étendue, c’est pourtant ce point qui, principiellement, contient toutes choses en réalité(11), et c’est précisément pourquoi l’« homme véritable » contient en lui-même tout ce qui est manifesté dans l’état d’existence au centre duquel il est identifié.

C’est par un symbolisme similaire à celui de la tortue que, comme nous l’avons déjà indiqué incidemment ailleurs(12), le vêtement des anciens princes, en Chine, devait avoir une forme ronde par le haut (c’est-à-dire au col) et carrée par le bas, ces formes étant celles qui représentent respectivement le Ciel et la Terre ; et nous pouvons noter dès maintenant que ce symbole présente un rapport tout particulier avec celui, sur lequel nous reviendrons un peu plus loin, qui place l’Homme entre l’équerre et le compas, puisque ceux-ci sont les instruments qui servent respectivement à tracer le carré et le cercle. On voit en outre, dans cette disposition du vêtement, que l’homme-type, représenté par le prince, pour unir effectivement le Ciel et la Terre, était figuré comme touchant le Ciel de sa tête, tandis que ses pieds reposaient sur la Terre ; c’est là une considération que nous retrouverons tout à l’heure d’une façon encore plus précise. Ajoutons que, si le vêtement du prince ou du souverain avait ainsi une signification symbolique, il en était de même de toutes les actions de sa vie, qui étaient exactement réglées selon les rites, ce qui faisait de lui, comme nous venons de le dire, la représentation de l’homme-type en toutes circonstances ; d’ailleurs, à l’origine, il devait être effectivement un « homme véritable », et, s’il ne put plus en être toujours de même plus tard, en raison des conditions de dégénérescence spirituelle croissante de l’humanité, il n’en continua pas moins invariablement, dans l’exercice de sa fonction et indépendamment de ce qu’il pouvait être en lui-même, à « incarner » en quelque sorte l’« homme véritable » et à en tenir rituellement la place, et il le devait d’autant plus nécessairement que, comme on le verra mieux encore par la suite, sa fonction était essentiellement celle du « médiateur »(13).

Un exemple caractéristique de ces actions rituelles est la circumambulation de l’Empereur dans le Ming-tang明堂 ; comme nous y reviendrons plus loin avec quelques développements, nous nous contenterons, pour le moment, de dire que ce Ming-tang明堂 était comme une image de l’Univers(14) concentrée en quelque sorte en un lieu qui représentait l’« Invariable Milieu » (et le fait même que l’Empereur résidait en ce lieu faisait de lui la représentation de l’« homme véritable ») ; et il l’était à la fois sous le double rapport de l’espace et du temps, car le symbolisme spatial des points cardinaux y était mis en rapport direct avec le symbolisme temporel des saisons dans le parcours du cycle annuel. Or le toit de cet édifice avait une forme arrondie, tandis que sa base avait une forme carrée ou rectangulaire ; entre ce toit et cette base, qui rappellent les deux parties supérieure et inférieure de l’écaille de la tortue, l’Empereur représentait donc bien l’Homme entre le Ciel et la Terre. Cette disposition constitue d’ailleurs un type architectural qui se retrouve d’une façon très générale, avec la même valeur symbolique, dans un grand nombre de formes traditionnelles différentes ; on peut s’en rendre compte par des exemples tels que celui du stûpaस्तूप bouddhique, celui de la qubbahقبة islamique, et bien d’autres encore, ainsi que nous aurons peut-être l’occasion de le montrer plus complètement dans quelque autre étude, car ce sujet est de ceux qui ont une grande importance en ce qui concerne le sens proprement initiatique du symbolisme constructif.

Nous citerons encore un autre symbole équivalent à celui-là sous le rapport que nous envisageons présentement : c’est celui du chef dans son char ; celui-ci, en effet, était construit sur le même « modèle cosmique » que les édifices traditionnels tels que le Ming-tang明堂, avec un dais circulaire représentant le Ciel et un plancher carré représentant la Terre. Il faut ajouter que ce dais et ce plancher étaient reliés par un mât, symbole axial(15), dont une petite partie dépassait même le dais(16), comme pour marquer que le « faîte du Ciel » est en réalité au delà du Ciel lui-même ; et ce mât était considéré comme mesurant symboliquement la hauteur de l’homme-type auquel le chef était assimilé, hauteur donnée par des proportions numériques qui variaient d’ailleurs suivant les conditions cycliques de l’époque. Ainsi, l’homme s’identifiait lui-même à l’« Axe du Monde », afin de pouvoir relier effectivement le Ciel et la Terre ; il faut dire d’ailleurs que cette identification avec l’axe, si elle est regardée comme pleinement effective, appartient plus proprement à l’« homme transcendant », tandis que l’« homme véritable » ne s’identifie effectivement qu’à un point de l’axe, qui est le centre de son état, et virtuellement par là à l’axe lui-même ; mais cette question des rapports de l’« homme transcendant » et de l’« homme véritable » demande encore d’autres développements qui trouveront place dans la suite de cette étude.