CHAPITRE XV
Entre l’équerre et le compas

Un point qui donne lieu à un rapprochement particulièrement remarquable entre la tradition extrême-orientale et les traditions initiatiques occidentales, c’est celui qui concerne le symbolisme du compas et de l’équerre : ceux-ci, comme nous l’avons déjà indiqué, correspondent manifestement au cercle et au carré(1), c’est-à-dire aux figures géométriques qui représentent respectivement le Ciel et la Terre(2). Dans le symbolisme maçonnique, conformément à cette correspondance, le compas est normalement placé en haut et l’équerre en bas(3) ; entre les deux est généralement figurée l’Étoile flamboyante, qui est un symbole de l’Homme(4), et plus précisément de l’« homme régénéré »(5), et qui complète ainsi la représentation de la Grande Triade. De plus, il est dit qu’« un Maître Maçon se retrouve toujours entre l’équerre et le compas », c’est-à-dire au « lieu » même où s’inscrit l’Étoile flamboyante, et qui est proprement l’« Invariable Milieu »(6) ; le Maître est donc assimilé par là à l’« homme véritable », placé entre la Terre et le Ciel et exerçant la fonction de « médiateur » ; et ceci est d’autant plus exact que, symboliquement et « virtuellement » tout au moins, sinon effectivement, la Maîtrise représente l’achèvement des « petits mystères », dont l’état de l’« homme véritable » est le terme même(7) ; on voit que nous avons là un symbolisme rigoureusement équivalent à celui que nous avons rencontré précédemment, sous plusieurs formes différentes, dans la tradition extrême-orientale.

À propos de ce que nous venons de dire du caractère de la Maîtrise, nous ferons incidemment une remarque : ce caractère, appartenant au dernier grade de la Maçonnerie proprement dite, s’accorde bien avec le fait que, comme nous l’avons indiqué ailleurs(8), les initiations de métier et celles qui en sont dérivées se rapportent proprement aux « petits mystères ». Il faut d’ailleurs ajouter que, dans ce qu’on appelle les « hauts grades », et qui est formé d’éléments de provenances assez diverses, il y a certaines références aux « grands mystères », parmi lesquelles il en est au moins une qui se rattache directement à l’ancienne Maçonnerie opérative, ce qui indique que celle-ci ouvrait tout au moins certaines perspectives sur ce qui est au delà du terme des « petits mystères » : nous voulons parler de la distinction qui est faite, dans la Maçonnerie anglo-saxonne, entre la Square Masonry et l’Arch Masonry. En effet, dans le passage « from square to arch », ou, comme on disait d’une façon équivalente dans la Maçonnerie française du xviiie siècle, « du triangle au cercle »(9), on retrouve l’opposition entre les figures carrées (ou plus généralement rectilignes) et les figures circulaires, en tant qu’elles correspondent respectivement à la Terre et au Ciel ; il ne peut donc s’agir là que d’un passage de l’état humain, représenté par la Terre, aux états supra-humains, représentés par le Ciel (ou les Cieux)(10), c’est-à-dire d’un passage du domaine des « petits mystères » à celui des « grands mystères »(11).

Pour revenir au rapprochement que nous signalions tout d’abord, nous devons encore dire que, dans la tradition extrême-orientale, le compas et l’équerre ne sont pas seulement supposés implicitement comme servant à tracer le cercle et le carré, mais qu’ils y apparaissent eux-mêmes expressément dans certains cas, et notamment comme attributs de Fo-hi et de Niu-koua, ainsi que nous l’avons déjà signalé en une autre occasion(12) ; mais nous n’avons pas tenu compte alors d’une particularité qui, à première vue, peut sembler une anomalie à cet égard, et qu’il nous reste à expliquer maintenant. En effet, le compas, symbole « céleste », donc yang ou masculin, appartient proprement à Fo-hi, et l’équerre, symbole « terrestre », donc yin ou féminin, à Niu-koua ; mais, quand ils sont représentés ensemble et unis par leurs queues de serpents (correspondant ainsi exactement aux deux serpents du caducée), c’est au contraire Fo-hi qui porte l’équerre et Niu-koua le compas(13). Ceci s’explique en réalité par un échange comparable à celui dont il a été question plus haut en ce qui concerne les nombres « célestes » et « terrestres », échange que l’on peut, en pareil cas, qualifier très proprement de « hiérogamique »(14) ; on ne voit pas comment, sans un tel échange, le compas pourrait appartenir à Niu-koua, d’autant plus que les actions qui lui sont attribuées la représentent comme exerçant surtout la fonction d’assurer la stabilité du monde(15), fonction qui se rapporte bien au côté « substantiel » de la manifestation, et que la stabilité est exprimée dans le symbolisme géométrique par la forme cubique(16). Par contre, en un certain sens, l’équerre appartient bien à Fo-hi en tant que « Seigneur de la Terre », qu’elle lui sert à mesurer(17), et, sous cet aspect, il correspond, dans le symbolisme maçonnique, au « Vénérable Maître qui gouverne par l’équerre » (the Worshipful Master who rules by the square)(18) ; mais, s’il en est ainsi, c’est que, en lui-même et non plus dans sa relation avec Niu-koua, il est yin-yang陰陽 comme étant réintégré dans l’état et la nature de l’« homme primordial ». Sous ce nouveau rapport, l’équerre elle-même prend une autre signification, car, du fait qu’elle est formée de deux branches rectangulaires, on peut alors la regarder comme la réunion de l’horizontale et de la verticale, qui, dans un de leurs sens, correspondent respectivement, ainsi que nous l’avons vu précédemment, à la Terre et au Ciel, aussi bien qu’au yin et au yang dans toutes leurs applications ; et c’est d’ailleurs ainsi que, dans le symbolisme maçonnique encore, l’équerre du Vénérable est considérée en effet comme l’union ou la synthèse du niveau et de la perpendiculaire(19).

Nous ajouterons une dernière remarque en ce qui concerne la figuration de Fo-hi et de Niu-koua : le premier y est placé à gauche et la seconde à droite(20), ce qui correspond bien à la prééminence que la tradition extrême-orientale attribue le plus habituellement à la gauche sur la droite, et dont nous avons donné l’explication plus haut(21). En même temps, Fo-hi tient l’équerre de la main gauche, et Niu-koua tient le compas de la main droite ; ici, en raison de la signification respective du compas et de l’équerre eux-mêmes, il faut se souvenir de ces paroles que nous avons déjà rapportées : « La Voie du Ciel préfère la droite, la Voie de la Terre préfère la gauche »(22). On voit donc très nettement, dans un exemple comme celui-là, que le symbolisme traditionnel est toujours parfaitement cohérent, mais aussi qu’il ne saurait se prêter à aucune « systématisation » plus ou moins étroite, puisqu’il doit répondre à la multitude des points de vue divers sous lesquels les choses peuvent être envisagées, et que c’est par là qu’il ouvre des possibilités de conception réellement illimitées.