CHAPITRE XXII
Le Triple Temps

Après tout ce qui vient d’être dit, on peut encore se poser cette question : y a-t-il, dans l’ordre des déterminations spatiales et temporelles, quelque chose qui correspond aux trois termes de la Grande Triade et des ternaires équivalents ? En ce qui concerne l’espace, il n’y a aucune difficulté à trouver une telle correspondance, car elle est donnée immédiatement par la considération du « haut » et du « bas », envisagés, suivant la représentation géométrique habituelle, par rapport à un plan horizontal pris comme « niveau de référence », et qui, pour nous, est naturellement celui qui correspond au domaine de l’état humain. Ce plan peut être regardé comme médian, d’abord parce qu’il nous apparaît comme tel du fait de notre « perspective » propre, en tant qu’il est celui de l’état dans lequel nous nous trouvons actuellement, et aussi parce que nous pouvons y situer au moins virtuellement le centre de l’ensemble des états de manifestation ; pour ces raisons, il correspond évidemment à l’Homme comme terme moyen de la Triade, aussi bien qu’à l’homme entendu au sens ordinaire et individuel. Relativement à ce plan, ce qui est au-dessus représente les aspects « célestes » du Cosmos, et ce qui est au-dessous en représente les aspects « terrestres », les extrêmes limites respectives des deux régions en lesquelles l’espace est ainsi partagé (limites qui se situent à l’indéfini dans les deux sens) étant les deux pôles de la manifestation, c’est-à-dire le Ciel et la Terre eux-mêmes, qui, du plan considéré, sont vus à travers ces aspects relativement « célestes » et « terrestres ». Les influences correspondantes s’expriment par deux tendances contraires, qui peuvent être rapportées aux deux moitiés de l’axe vertical, la moitié supérieure étant prise dans la direction ascendante et la moitié inférieure dans la direction descendante à partir du plan médian ; comme celui-ci correspond naturellement à l’expansion dans le sens horizontal, intermédiaire entre ces deux tendances opposées, on voit qu’on a ici, en outre, la correspondance des trois gunasगुण de la tradition hindoue(1) avec les trois termes de la Triade : sattwaसत्त्व correspond ainsi au Ciel, rajasरजस् à l’Homme, et tamas तमस् à la Terre(2). Si le plan médian est regardé comme un plan diamétral d’une sphère (qui doit d’ailleurs être considérée comme de rayon indéfini, puisqu’elle comprend la totalité de l’espace), les deux hémisphères supérieur et inférieur sont, suivant un autre symbolisme dont nous avons déjà parlé, les deux moitiés de l’« Œuf du Monde », qui, après leur séparation, réalisée par la détermination effective du plan médian, deviennent respectivement le Ciel et la Terre, entendus ici dans leur acception la plus générale(3) ; au centre du plan médian lui-même se situe Hiranyagarbhaहिरण्यगर्भ qui apparaît ainsi dans le Cosmos comme l’« Avatâraअवतार éternel », et qui est par là même identique à l’« Homme Universel »(4).

Pour ce qui est du temps, la question peut sembler plus difficile à résoudre, et cependant il y a bien là aussi un ternaire, puisqu’on parle du « triple temps » (en sanscrit trikâlaत्रिकाल, c’est-à-dire que le temps est envisagé sous trois modalités, qui sont le passé, le présent et l’avenir ; mais ces trois modalités peuvent-elles être mises en rapport avec les trois termes de ternaires tels que ceux que nous examinons ici ? Il faut remarquer tout d’abord que le présent peut être représenté comme un point divisant en deux parties la ligne suivant laquelle se déroule le temps, et déterminant ainsi, à chaque instant, la séparation (mais aussi la jonction) entre le passé et l’avenir dont il est la limite commune, comme le plan médian dont nous parlions tout à l’heure est celle des deux moitiés supérieure et inférieure de l’espace. Comme nous l’avons expliqué ailleurs(5), la représentation « rectiligne » du temps est insuffisante et inexacte, puisque le temps est en réalité « cyclique », et que ce caractère se retrouve même jusque dans ses moindres subdivisions ; mais ici nous n’avons pas à spécifier la forme de la ligne représentative, car, quelle qu’elle soit, pour l’être qui est situé en un point de cette ligne, les deux parties en lesquelles elle est divisée apparaissent toujours comme situées respectivement « avant » et « après » ce point, de même que les deux moitiés de l’espace apparaissent comme situées « en haut » et « en bas », c’est-à-dire au-dessus et au-dessous du plan qui est pris comme « niveau de référence ». Pour compléter à cet égard le parallélisme entre les déterminations spatiales et temporelles, le point représentatif du présent peut toujours être pris en un certain sens pour le « milieu du temps », puisque, à partir de ce point, le temps ne peut apparaître que comme également indéfini dans les deux directions opposées qui correspondent au passé et à l’avenir. Il y a d’ailleurs quelque chose de plus : l’« homme véritable » occupe le centre de l’état humain, c’est-à-dire un point qui doit être vraiment « central » par rapport à toutes les conditions de cet état, y compris la condition temporelle(6) ; on peut donc dire qu’il se situe effectivement au « milieu du temps », qu’il détermine d’ailleurs lui-même par le fait qu’il domine en quelque sorte les conditions individuelles(7), de même que, dans la tradition chinoise, l’Empereur, en se plaçant au point central du Ming-tang明堂, détermine le milieu du cycle annuel ; ainsi le « milieu du temps » est proprement, si l’on peut s’exprimer ainsi, le « lieu » temporel de l’« homme véritable », et, pour lui, ce point est vraiment toujours le présent.

Si donc le présent peut être mis en correspondance avec l’Homme (et du reste, même en ce qui concerne simplement l’être humain ordinaire, il est évident que ce n’est que dans le présent qu’il peut exercer son action, du moins d’une façon directe et immédiate)(8), il reste à voir s’il n’y aurait pas aussi une certaine correspondance du passé et de l’avenir avec les deux autres termes de la Triade, et c’est encore une comparaison entre les déterminations spatiales et temporelles qui va nous en fournir l’indication. En effet, les états de manifestation inférieurs et supérieurs par rapport à l’état humain, qui sont représentés, suivant le symbolisme spatial, comme situés respectivement au-dessous et au-dessus de lui, sont décrits d’autre part, suivant le symbolisme temporel, comme constituant des cycles respectivement antérieurs et postérieurs au cycle actuel. L’ensemble de ces états forme ainsi deux domaines dont l’action, en tant qu’elle se fait sentir dans l’état humain, s’y exprime par des influences qu’on peut dire « terrestres » d’une part et « célestes » de l’autre, dans le sens que nous avons constamment donné ici à ces termes, et y apparaît comme la manifestation respective du Destin et de la Providence ; c’est ce que la tradition hindoue indique très nettement en attribuant l’un de ces domaines aux Asurasअसुर et l’autre aux Dêvasदेव. C’est peut-être, en effet, en envisageant les deux termes extrêmes de la Triade sous l’aspect du Destin et de la Providence que la correspondance est le plus clairement visible ; et c’est précisément pourquoi le passé apparaît comme « nécessité » et l’avenir comme « libre », ce qui est bien exactement le caractère propre de ces deux puissances. Il est vrai que ce n’est là encore, en réalité, qu’une question de « perspective », et que, pour un être qui est en dehors de la condition temporelle, il n’y a plus ni passé, ni avenir, ni par conséquent aucune différence entre eux, tout lui apparaissant en parfaite simultanéité(9) ; mais, bien entendu, nous parlons ici au point de vue d’un être qui, étant dans le temps, se trouve nécessairement placé par là même entre le passé et l’avenir.

« Le Destin, dit à ce sujet Fabre d’Olivet, ne donne le principe de rien, mais il s’en empare dès qu’il est donné, pour en dominer les conséquences. C’est par la nécessité seule de ces conséquences qu’il influe sur l’avenir et se fait sentir dans le présent, car tout ce qu’il possède en propre est dans le passé. On peut donc entendre par le Destin cette puissance d’après laquelle nous concevons que les choses faites sont faites, qu’elles sont ainsi et non pas autrement, et que, posées une fois selon leur nature, elles ont des résultats forcés qui se développent successivement et nécessairement. » Il faut dire qu’il s’exprime beaucoup moins nettement en ce qui concerne la correspondance temporelle des deux autres puissances, et que même il lui est arrivé, dans un écrit antérieur à celui que nous citons, de l’intervertir d’une façon qui paraît assez difficilement explicable(10). « La Volonté de l’homme, en déployant son activité, modifie les choses coexistantes (donc présentes), en crée de nouvelles, qui deviennent à l’instant la propriété du Destin, et prépare pour l’avenir des mutations dans ce qui était fait, et des conséquences nécessaires dans ce qui vient de l’être(11) Le but de la Providence est la perfection de tous les êtres, et cette perfection, elle en reçoit de Dieu même le type irréfragable. Le moyen qu’elle a pour parvenir à ce but est ce que nous appelons le temps. Mais le temps n’existe pas pour elle suivant l’idée que nous en avons(12) ; elle le conçoit comme un mouvement d’éternité(13). » Tout cela n’est pas parfaitement clair, mais nous pouvons facilement suppléer à cette lacune ; nous l’avons déjà fait tout à l’heure, du reste, pour ce qui est de l’Homme, et par conséquent de la Volonté. Quant à la Providence, c’est, au point de vue traditionnel, une notion courante que, suivant l’expression qorânique, « Dieu a les clefs des choses cachées »(14), donc notamment de celles qui, dans notre monde, ne sont pas encore manifestées(15) ; l’avenir est en effet caché pour les hommes, du moins dans les conditions habituelles ; or il est évident qu’un être, quel qu’il soit, ne peut avoir aucune prise sur ce qu’il ne connaît pas, et que par conséquent l’homme ne saurait agir directement sur l’avenir, qui d’ailleurs, dans sa « perspective » temporelle, n’est pour lui que ce qui n’existe pas encore. Du reste, cette idée est demeurée même dans la mentalité commune, qui, peut-être sans en avoir très nettement conscience, l’exprime par des affirmations proverbiales telles que, par exemple, « l’homme propose et Dieu dispose », c’est-à-dire que, bien que l’homme s’efforce, dans la mesure de ses moyens, de préparer l’avenir, celui-ci ne sera pourtant en définitive que ce que Dieu voudra qu’il soit, ou ce qu’il le fera être par l’action de sa Providence (d’où il résulte d’ailleurs que la Volonté agira d’autant plus efficacement en vue de l’avenir qu’elle sera plus étroitement unie à la Providence) ; et l’on dit aussi, plus explicitement encore, que « le présent appartient aux hommes, mais l’avenir appartient à Dieu ». Il ne saurait donc y avoir aucun doute à cet égard, et c’est bien l’avenir qui, parmi les modalités du « triple temps », constitue le domaine propre de la Providence, comme l’exige d’ailleurs la symétrie de celle-ci avec le Destin qui a pour domaine propre le passé, car cette symétrie doit nécessairement résulter du fait que ces deux puissances représentent respectivement les deux termes extrêmes du « ternaire universel ».