CHAPITRE XXIV
Le Triratnaत्रिरत्न

Pour terminer l’examen des concordances entre différents ternaires traditionnels, nous dirons quelques mots du ternaire Buddhaबुद्ध, Dharmaधर्म, Sanghaसङ्घ, qui constitue le Triratnaत्रिरत्न ou « triple joyau », et que certains Occidentaux appellent, fort mal à propos, une « Trinité bouddhique ». Il faut dire tout de suite qu’il n’est pas possible de faire correspondre exactement et complètement ses termes avec ceux de la Grande Triade ; cependant, une telle correspondance peut être envisagée tout au moins sous quelques rapports. Tout d’abord, en effet, pour commencer par ce qui apparaît le plus clairement à cet égard, le Sanghaसङ्घ ou l’« Assemblée »(1), c’est-à-dire la communauté bouddhique, représente évidemment ici l’élément proprement humain ; au point de vue spécial du Bouddhisme, il tient en somme la place de l’Humanité elle-même(2), parce qu’il en est pour lui la portion « centrale », celle par rapport à laquelle tout le reste est envisagé(3), et aussi parce que, d’une façon générale, toute forme traditionnelle particulière ne peut s’occuper directement que de ses adhérents effectifs, et non pas de ceux qui sont, si l’on peut s’exprimer ainsi, en dehors de sa « juridiction ». En outre, la position « centrale » donnée au Sanghaसङ्घ, dans l’ordre humain, est réellement justifiée (comme pourrait d’ailleurs l’être également et au même titre celle de son équivalent dans toute autre tradition) par la présence en son sein des Arhatsअर्हत्, qui ont atteint le degré de l’« homme véritable »(4), et qui, par conséquent, sont effectivement situés au centre même de l’état humain.

Quant au Buddhaबुद्ध, on peut dire qu’il représente l’élément transcendant, à travers lequel se manifeste l’influence du Ciel, et qui, par suite, « incarne » pour ainsi dire cette influence à l’égard de ses disciples directs ou indirects, qui s’en transmettent une participation les uns aux autres et par une « chaîne » continue, au moyen des rites d’admission dans le Sanghaसङ्घ. En disant cela du Buddhaबुद्ध, nous pensons d’ailleurs moins au personnage historique envisagé en lui-même, quoi qu’il ait pu être en fait (ce qui n’a qu’une importance tout à fait secondaire au point de vue où nous nous plaçons ici), qu’à ce qu’il représente(5) en vertu des caractères symboliques qui lui sont attribués(6), et qui le font apparaître avant tout sous les traits de l’Avatâraअवतार(7). En somme, sa manifestation est proprement la « redescente du Ciel en Terre » dont parle la Table d’Émeraude, et l’être qui apporte ainsi les influences célestes en ce monde, après les avoir « incorporées » à sa propre nature, peut être dit représenter véritablement le Ciel par rapport au domaine humain. Assurément, cette conception est fort loin du Bouddhisme « rationalisé » avec lequel les Occidentaux ont été familiarisés par les travaux des orientalistes ; il se peut qu’elle réponde à un point de vue « mahâyâniste », mais ce ne saurait être là une objection valable pour nous, car il semble bien que le point de vue « hinayâniste » qu’on s’est accoutumé à présenter comme « originel », sans doute parce qu’il ne s’accorde que trop bien avec certaines idées préconçues, ne soit tout au contraire, en réalité, rien d’autre que le produit d’une simple dégénérescence.

Il ne faudrait d’ailleurs pas prendre la correspondance que nous venons d’indiquer pour une identification pure et simple, car, si le Buddhaबुद्ध représente d’une certaine façon le principe « céleste », ce n’est pourtant qu’en un sens relatif, et en tant qu’il est en réalité le « médiateur », c’est-à-dire qu’il joue le rôle qui est proprement celui de l’« Homme Universel »(8). Aussi, en ce qui concerne le Sanghaसङ्घ, avons-nous dû, pour l’assimiler à l’Humanité, nous restreindre à la considération de celle-ci dans le sens individuel exclusivement (y compris l’état de l’« homme véritable » qui n’est encore que la perfection de l’individualité) ; et encore faut-il ajouter que l’Humanité apparaît ici comme conçue « collectivement » (puisqu’il s’agit d’une « Assemblée ») plutôt que « spécifiquement ». On pourrait donc dire que, si nous avons trouvé ici un rapport comparable à celui du Ciel et de l’Homme, les deux termes de ce rapport sont cependant compris dans ce que la tradition extrême-orientale désigne comme l’« Homme » au sens le plus complet et le plus « compréhensif » de ce mot, et qui doit en effet contenir en lui-même une image de la Grande Triade tout entière.

Pour ce qui est du Dharmaधर्म ou de la « Loi », il est plus difficile de trouver une correspondance précise, même avec des réserves comme celles que nous venons de formuler pour les deux autres termes du ternaire ; le mot Dharmaधर्म a d’ailleurs en sanscrit des sens multiples, qu’il faut savoir distinguer dans les différents cas où il est employé, et qui rendent une définition générale à peu près impossible. On peut cependant remarquer que la racine de ce mot a proprement le sens de « supporter »(9), et faire à cet égard un rapprochement avec la Terre qui « supporte », suivant ce qui a été expliqué plus haut ; il s’agit en somme d’un principe de conservation des êtres, donc de stabilité, pour autant du moins que celle-ci est compatible avec les conditions de la manifestation, car toutes les applications du Dharmaधर्म concernent toujours le monde manifesté ; et, ainsi que nous l’avons dit à propos du rôle attribué à Niu-koua, la fonction d’assurer la stabilité du monde se rapporte au côté « substantiel » de la manifestation. Il est vrai que, d’autre part, l’idée de stabilité se réfère à quelque chose qui, dans le domaine même du changement, échappe à ce changement, donc doit se situer dans l’« Invariable Milieu » ; mais c’est quelque chose qui vient du pôle « substantiel », c’est-à-dire du côté des influences terrestres, par la partie inférieure de l’axe parcourue dans le sens ascendant(10). La notion du Dharmaधर्म, ainsi comprise, n’est d’ailleurs pas limitée à l’homme, mais s’étend à tous les êtres et à tous leurs états de manifestation ; on peut donc dire que, en elle-même, elle est d’ordre proprement cosmique ; mais, dans la conception bouddhique de la « Loi », l’application en est faite spécialement à l’ordre humain, de sorte que, si elle présente une certaine correspondance relative avec le terme inférieur de la Grande Triade, c’est encore par rapport à l’Humanité, toujours entendue au sens individuel, que ce terme doit ici être envisagé.

On peut encore remarquer qu’il y a toujours dans l’idée de « loi », dans tous les sens et dans toutes les applications dont elle est susceptible, un certain caractère de « nécessité »(11) ou de « contrainte » qui la situe du côté du « Destin », et aussi que le Dharmaधर्म exprime en somme, pour tout être manifesté, la conformité aux conditions qui lui sont imposées extérieurement par le milieu ambiant, c’est-à-dire par la « Nature » au sens le plus étendu de ce mot. On peut dès lors comprendre pourquoi le Dharmaधर्म bouddhique a comme principal symbole la roue, d’après ce que nous avons exposé précédemment au sujet de la signification de celle-ci(12) ; et en même temps, par cette représentation, on voit qu’il s’agit d’un principe passif par rapport au Buddhaबुद्ध, puisque c’est celui-ci qui « fait tourner la roue de la Loi »(13). Il doit d’ailleurs évidemment en être ainsi, dès lors que le Buddhaबुद्ध se situe du côté des influences célestes comme le Dharmaधर्म du côté des influences terrestres ; et l’on peut ajouter que le Buddhaबुद्ध, par là même qu’il est au delà des conditions du monde manifesté, n’aurait rien de commun avec le Dharmaधर्म(14) s’il n’avait à en faire l’application à l’Humanité, de même que, suivant ce que nous avons vu plus haut, la Providence n’aurait rien de commun avec le Destin sans l’Homme qui relie l’un à l’autre ces deux termes extrêmes du « ternaire universel ».