CHAPITRE IV
Purushaपुरुष et Prakritiप्रकृति

Nous devons maintenant considérer Purushaपुरुष, non plus en soi-même, mais par rapport à la manifestation ; et ceci nous permettra de mieux comprendre ensuite comment il peut être envisagé sous plusieurs aspects, tout en étant un en réalité. Nous dirons donc que Purushaपुरुष, pour que la manifestation se produise, doit entrer en corrélation avec un autre principe, bien qu’une telle corrélation soit inexistante quant à son aspect le plus élevé (uttamaउत्तम), et qu’il n’y ait véritablement point d’autre principe, sinon dans un sens relatif, que le Principe Suprême ; mais, dès qu’il s’agit de la manifestation, même principiellement, nous sommes déjà dans le domaine de la relativité. Le corrélatif de Purushaपुरुष est alors Prakritiप्रकृति, la substance primordiale indifférenciée ; c’est le principe passif, qui est représenté comme féminin, tandis que Purushaपुरुष, appelé aussi Pumasपुंस्, est le principe actif, représenté comme masculin ; et, demeurant d’ailleurs eux-mêmes non-manifestés, ce sont là les deux pôles de toute manifestation. C’est l’union de ces deux principes complémentaires qui produit le développement intégral de l’état individuel humain, et cela par rapport à chaque individu ; et il en est de même pour tous les états manifestés de l’être autres que cet état humain, car, si nous avons à considérer celui-ci plus spécialement, il importe de ne jamais oublier qu’il n’est qu’un état parmi les autres, et que ce n’est pas à la limite de la seule individualité humaine, mais bien à la limite de la totalité des états manifestés, en multiplicité indéfinie, que Purushaपुरुष et Prakritiप्रकृति nous apparaissent comme résultant en quelque sorte d’une polarisation de l’être principiel.

Si, au lieu de considérer chaque individu isolément, on considère l’ensemble du domaine formé par un degré déterminé de l’Existence, tel que le domaine individuel où se déploie l’état humain, ou n’importe quel autre domaine analogue de l’existence manifestée, défini semblablement par un certain ensemble de conditions spéciales et limitatives, Purushaपुरुष est, pour un tel domaine (comprenant tous les êtres qui y développent, tant successivement que simultanément, leurs possibilités de manifestation correspondantes), assimilé à Prajâpatiप्रजापति, le « Seigneur des êtres produits », expression de Brahmaब्रह्म même en tant qu’il est conçu comme Volonté Divine et Ordonnateur Suprême(1). Cette Volonté se manifeste plus particulièrement, dans chaque cycle spécial d’existence, comme le Manuमनु de ce cycle, qui lui donne sa Loi (Dharmaधर्म) ; en effet, Manuमनु, ainsi que nous l’avons déjà expliqué ailleurs, ne doit aucunement être regardé comme un personnage ni comme un « mythe » (du moins au sens vulgaire de ce mot), mais bien comme un principe, qui est proprement l’Intelligence cosmique, image réfléchie de Brahmaब्रह्म (et en réalité une avec Lui), s’exprimant comme le Législateur primordial et universel(2). De même que Manuमनु est le prototype de l’homme (mânavaमानव), le couple Purusha-Prakritiपुरुष प्रकृति, par rapport à un état d’être déterminé, peut être considéré comme équivalent, dans le domaine d’existence qui correspond à cet état, à ce que l’ésotérisme islamique appelle l’« Homme Universel » (El-Insânul-kâmilالإنسان الكامل)(3), conception qui peut d’ailleurs être étendue ensuite à tout l’ensemble des états manifestés, et qui établit alors l’analogie constitutive de la manifestation universelle et de sa modalité individuelle humaine(4), ou, pour employer le langage de certaines écoles occidentales, du « macrocosme » et du « microcosme »(5).

Maintenant, il est indispensable de remarquer que la conception du couple Purusha-Prakritiपुरुष प्रकृति n’a aucun rapport avec une conception « dualiste » quelconque, et que, en particulier, elle est totalement différente du dualisme « esprit-matière » de la philosophie occidentale moderne, dont l’origine est en réalité imputable au cartésianisme. Purushaपुरुष ne peut pas être regardé comme correspondant à la notion philosophique d’« esprit », ainsi que nous l’avons déjà indiqué à propos de la désignation d’Âtmâआत्मा comme l’« Esprit Universel », qui n’est acceptable qu’à la condition d’être entendue dans un sens tout autre que celui-là ; et, en dépit des assertions de bon nombre d’orientalistes, Prakritiप्रकृति correspond encore bien moins à la notion de « matière », qui, d’ailleurs, est si complètement étrangère à la pensée hindoue qu’il n’existe en sanskrit aucun mot par lequel elle puisse se traduire, même très approximativement, ce qui prouve qu’une telle notion n’a rien de vraiment fondamental. Du reste, il est très probable que les Grecs eux-mêmes n’avaient pas la notion de la matière telle que l’entendent les modernes, tant philosophes que physiciens ; en tout cas, le sens du mot hylêὕλη, chez Aristote, est bien celui de « substance » dans toute son universalité, et eîdosεἶδος (que le mot « forme » rend assez mal en français, à cause des équivoques auxquelles il peut trop aisément donner lieu) correspond non moins exactement à l’« essence » envisagée comme corrélative de cette « substance ». En effet, ces termes d’« essence » et de « substance », pris dans leur acception la plus étendue, sont peut-être, dans les langues occidentales, ceux qui donnent l’idée la plus exacte de la conception dont il s’agit, conception d’ordre beaucoup plus universel que celle de l’« esprit » et de la « matière », et dont cette dernière ne représente tout au plus qu’un aspect très particulier, une spécification par rapport à un état d’existence déterminé, en dehors duquel elle cesse entièrement d’être valable, au lieu d’être applicable à l’intégralité de la manifestation universelle, comme l’est celle de l’« essence » et de la « substance ». Encore faut-il ajouter que la distinction de ces dernières, si primordiale qu’elle soit par rapport à toute autre, n’en est pas moins relative : c’est la première de toutes les dualités, celle dont toutes les autres dérivent directement ou indirectement, et c’est là que commence proprement la multiplicité ; mais il ne faut pas voir dans cette dualité l’expression d’une irréductibilité absolue qui ne saurait nullement s’y trouver : c’est l’Être Universel qui, par rapport à la manifestation dont il est le principe, se polarise en « essence » et « substance », sans d’ailleurs que son unité intime en soit aucunement affectée. Nous rappellerons à ce propos que le Vêdântaवेदान्त, par là même qu’il est purement métaphysique, est essentiellement la « doctrine de la non-dualité » (adwaita-vâdaअद्वैत वाद)(6) ; et, si le Sânkhyaसांख्य a pu paraître « dualiste » à ceux qui ne l’ont pas compris, c’est que son point de vue s’arrête à la considération de la première dualité, ce qui ne l’empêche point de laisser possible tout ce qui le dépasse, contrairement à ce qui a lieu pour les conceptions systématiques qui sont le propre des philosophes.

Il nous faut préciser encore ce qu’est Prakritiप्रकृति, qui est le premier des vingt-cinq principes (tattwasतत्त्व) énumérés dans le Sânkhyaसांख्य ; mais nous avons dû envisager Purushaपुरुष avant Prakritiप्रकृति, parce qu’il est inadmissible que le principe plastique ou substantiel (au sens strictement étymologique de ce dernier mot, exprimant le « substratum universel », c’est-à-dire le support de toute manifestation)(7) soit doué de « spontanéité », puisqu’il est purement potentiel et passif, apte à toute détermination, mais n’en possédant actuellement aucune. Prakritiप्रकृति ne peut donc pas être vraiment cause par elle-même (nous voulons parler de la « causalité efficiente »), en dehors de l’action ou plutôt de l’influence du principe essentiel, qui est Purushaपुरुष, et qui est, pourrait-on dire, le « déterminant » de la manifestation ; toutes les choses manifestées sont bien produites par Prakritiप्रकृति, dont elles sont comme des modifications ou des déterminations, mais, sans la présence de Purushaपुरुष, ces productions seraient dépourvues de toute réalité. L’opinion d’après laquelle Prakritiप्रकृति se suffirait à elle-même comme principe de la manifestation ne pourrait être tirée que d’une conception tout à fait erronée du Sânkhyaसांख्य, provenant simplement de ce que, dans cette doctrine, ce qui est appelé « production » est toujours envisagé exclusivement du côté « substantiel », et peut-être aussi de ce que Purushaपुरुष n’y est énuméré que comme le vingt-cinquième tattwaतत्त्व, d’ailleurs entièrement indépendant des autres, qui comprennent Prakritiप्रकृति et toutes ses modifications ; une semblable opinion, du reste, serait formellement contraire à l’enseignement du Vêdaवेद.

Mûla-Prakritiमूल प्रकृति est la « Nature primordiale » (appelée en arabe El-Fitrahالفطرة), racine de toutes les manifestations (car Mûlaमूल signifie « racine ») ; elle est aussi désignée comme Pradhânaप्रधान, c’est-à-dire « ce qui est posé avant toutes choses », comme contenant en puissance toutes les déterminations ; selon les Purânasपुराण, elle est identifiée avec Mâyâमाया, conçue comme « mère des formes ». Elle est indifférenciée (avyaktaअव्यक्त) et « indistinctible », n’étant point composée de parties ni douée de qualités, pouvant seulement être induite par ses effets, puisqu’on ne saurait la percevoir en elle-même, et productive sans être elle-même production. « Racine, elle est sans racine, car elle ne serait pas racine, si elle-même avait une racine »(8). « Prakritiप्रकृति, racine de tout, n’est pas production. Sept principes, le grand (Mahatमहत्, qui est le principe intellectuel ou Buddhiबुद्धि) et les autres (ahankâraअहङ्कार ou la conscience individuelle, qui engendre la notion du « moi », et les cinq tanmâtrasतन्मात्र ou déterminations essentielles des choses), sont en même temps productions (de Prakritiप्रकृति) et productifs (par rapport aux suivants). Seize (les onze indriyasइन्द्रिय ou facultés de sensation et d’action, y compris le manasमनस् ou « mental », et les cinq bhûtas भूत ou éléments substantiels et sensibles) sont productions (improductives). Purushaपुरुष n’est ni production ni productif (en lui-même) »(9), bien que ce soit son action, ou mieux son activité « non-agissante », suivant une expression que nous empruntons à la tradition extrême-orientale, qui détermine essentiellement tout ce qui est production substantielle en Prakritiप्रकृति(10).

Nous ajouterons, pour compléter ces notions, que Prakritiप्रकृति, tout en étant nécessairement une dans son « indistinction », contient en elle-même une triplicité qui, en s’actualisant sous l’influence « ordonnatrice » de Purushaपुरुष, donne naissance à ses multiples déterminations. En effet, elle possède trois gunasगुण ou qualités constitutives, qui sont en parfait équilibre dans son indifférenciation primordiale ; toute manifestation ou modification de la substance représente une rupture de cet équilibre, et les êtres, dans leurs différents états de manifestation, participent des trois gunasगुण à des degrés divers et, pour ainsi dire, suivant des proportions indéfiniment variées. Ces gunasगुण ne sont donc pas des états, mais des conditions de l’Existence universelle, auxquelles sont soumis tous les êtres manifestés, et qu’il faut avoir soin de distinguer des conditions spéciales qui déterminent et définissent tel ou tel état ou mode de la manifestation. Les trois gunasगुण sont : sattwaसत्त्व, la conformité à l’essence pure de l’Être (satसत्), qui est identifiée à la Lumière intelligible ou à la Connaissance, et représentée comme une tendance ascendante ; rajasरजस्, l’impulsion expansive, selon laquelle l’être se développe dans un certain état et, en quelque sorte, à un niveau déterminé de l’existence ; enfin, tamasतमस्, l’obscurité, assimilée à l’ignorance, et représentée comme une tendance descendante. Nous nous bornerons ici à ces définitions, que nous avions déjà indiquées ailleurs ; ce n’est pas le lieu d’exposer plus complètement ces considérations, qui sont quelque peu en dehors de notre sujet, ni de parler des applications diverses auxquelles elles donnent lieu, notamment en ce qui concerne la théorie cosmologique des éléments ; ces développements trouveront mieux leur place dans d’autres études.