CHAPITRE V
Purushaपुरुष inaffecté
par les modifications individuelles
D’après la Bhagavad-Gîtâ, « il y a dans le monde deux Purushasपुरुष, l’un destructible et l’autre indestructible : le premier est réparti entre tous les êtres ; le second est l’immuable. Mais il est un autre Purushaपुरुष, le plus haut (uttamaउत्तम), qu’on appelle Paramâtmâपरमात्मा, et qui, Seigneur impérissable, pénètre et soutient les trois mondes (la terre, l’atmosphère et le ciel, représentant les trois degrés fondamentaux entre lesquels se répartissent tous les modes de la manifestation). Comme je dépasse le destructible et même l’indestructible (étant le Principe Suprême de l’un et de l’autre), je suis célébré dans le monde et dans le Vêda वेद sous le nom de Purushottamaपुरुषोत्तम »(1). Parmi les deux premiers Purushasपुरुष, le « destructible » est jîvâtmâजीवात्मा, dont l’existence distincte est en effet transitoire et contingente comme celle de l’individualité elle-même, et l’« indestructible » est Âtmâआत्मा en tant que personnalité, principe permanent de l’être à travers tous ses états de manifestation(2) ; quant au troisième, comme le texte même le déclare expressément, il est Paramâtmâपरमात्मा, dont la personnalité est une détermination primordiale, ainsi que nous l’avons expliqué plus haut. Bien que la personnalité soit réellement au delà du domaine de la multiplicité, on peut néanmoins, en un certain sens, parler d’une personnalité pour chaque être (il s’agit naturellement de l’être total, et non d’un état envisagé isolément) : c’est pourquoi le Sânkhyaसांख्य, dont le point de vue n’atteint pas Purushottamaपुरुषोत्तम, présente souvent Purushaपुरुष comme multiple ; mais il est à remarquer que, même dans ce cas, son nom est toujours employé au singulier, pour affirmer nettement son unité essentielle. Le Sânkhyaसांख्य n’a donc rien de commun avec un « monadisme » du genre de celui de Leibnitz, dans lequel, d’ailleurs, c’est la « substance individuelle » qui est regardée comme un tout complet, formant une sorte de système clos, conception qui est incompatible avec toute notion d’ordre vraiment métaphysique.
Purushaपुरुष, considéré comme identique à la personnalité, « est pour ainsi dire(3) une portion (anshaअंश) du Suprême Ordonnateur (qui, cependant, n’a pas réellement de parties, étant absolument indivisible et « sans dualité »), comme une étincelle l’est du feu (dont la nature est d’ailleurs tout entière en chaque étincelle) »(4). Il n’est pas soumis aux conditions qui déterminent l’individualité, et, même dans ses rapports avec celle-ci, il demeure inaffecté par les modifications individuelles (telles, par exemple, que le plaisir et la douleur), qui sont purement contingentes et accidentelles, non essentielles à l’être, et qui proviennent toutes du principe plastique, Prakritiप्रकृति ou Pradhânaप्रधान, comme de leur unique racine. C’est de cette substance, contenant en puissance toutes les possibilités de manifestation, que les modifications sont produites dans l’ordre manifesté, par le développement même de ces possibilités, ou, pour employer le langage aristotélicien, par leur passage de la puissance à l’acte. « Toute modification (parinâmaपरिणाम), dit Vijnâna-Bhikshu, depuis la production originelle du monde (c’est-à-dire de chaque cycle d’existence) jusqu’à sa dissolution finale, provient exclusivement de Prakritiप्रकृति et de ses dérivés », c’est-à-dire des vingt-quatre premiers tattwasतत्त्व du Sânkhyaसांख्य.
Purushaपुरुष est cependant le principe essentiel de toutes choses, puisque c’est lui qui détermine le développement des possibilités de Prakritiप्रकृति ; mais lui-même n’entre jamais dans la manifestation, de sorte que toutes choses, en tant qu’elles sont envisagées en mode distinctif, sont différentes de lui, et que rien de ce qui les concerne comme telles (constituant ce qu’on peut appeler le « devenir ») ne saurait affecter son immutabilité. « Ainsi la lumière solaire ou lunaire (susceptible de modifications multiples) paraît être identique à ce qui lui donne naissance (la source lumineuse considérée comme immuable en elle-même), mais pourtant elle en est distincte (dans sa manifestation extérieure, et de même les modifications ou les qualités manifestées sont, comme telles, distinctes de leur principe essentiel en ce qu’elles ne peuvent aucunement l’affecter). Comme l’image du soleil réfléchie dans l’eau tremble ou vacille, en suivant les ondulations de cette eau, sans cependant affecter les autres images réfléchies dans celle-ci, ni à plus forte raison l’orbe solaire lui-même, ainsi les modifications d’un individu n’affectent pas un autre individu, ni surtout le Suprême Ordonnateur Lui-même »(5), qui est Purushottamaपुरुषोत्तम, et auquel la personnalité est réellement identique en son essence, comme toute étincelle est identique au feu considéré comme indivisible quant à sa nature intime.
C’est l’« âme vivante » (jîvâtmâजीवात्मा) qui est ici comparée à l’image du soleil dans l’eau, comme étant la réflexion (âbhâsaआभास), dans le domaine individuel et par rapport à chaque individu, de la Lumière, principiellement une, de l’« Esprit Universel » (Âtmâआत्मा) ; et le rayon lumineux qui fait exister cette image et l’unit à sa source est, ainsi que nous le verrons plus loin, l’intellect supérieur (Buddhiबुद्धि), qui appartient au domaine de la manifestation informelle(6). Quant à l’eau, qui réfléchit la lumière solaire, elle est habituellement le symbole du principe plastique (Prakritiप्रकृति), l’image de la « passivité universelle » ; et d’ailleurs ce symbole, avec la même signification, est commun à toutes les doctrines traditionnelles(7). Ici, cependant, il faut apporter une restriction à son sens général, car Buddhiबुद्धि, tout en étant informelle et supra-individuelle, est encore manifestée, et, par suite, relève de Prakritiप्रकृति dont elle est la première production ; l’eau ne peut donc représenter ici que l’ensemble potentiel des possibilités formelles, c’est-à-dire le domaine de la manifestation en mode individuel, et ainsi elle laisse en dehors d’elle ces possibilités informelles qui, tout en correspondant à des états de manifestation, doivent pourtant être rapportées à l’Universel(8).