CHAPITRE VII
Buddhiबुद्धि ou l’intellect supérieur
Le premier degré de la manifestation d’Âtmâआत्मा, en entendant cette expression au sens que nous avons précisé dans le chapitre précédent, est l’intellect supérieur (Buddhiबुद्धि), qui, comme nous l’avons vu plus haut, est aussi appelé Mahatमहत् ou le « grand principe » : c’est le second des vingt-cinq principes du Sânkhyaसांख्य, donc la première de toutes les productions de Prakritiप्रकृति. Ce principe est encore d’ordre universel, puisqu’il est informel ; cependant, on ne doit pas oublier qu’il appartient déjà à la manifestation, et c’est pourquoi il procède de Prakritiप्रकृति, car toute manifestation, à quelque degré qu’on l’envisage, présuppose nécessairement ces deux termes corrélatifs et complémentaires que sont Purushaपुरुष et Prakritiप्रकृति, l’« essence » et la « substance ». Il n’en est pas moins vrai que Buddhiबुद्धि dépasse le domaine, non seulement de l’individualité humaine, mais de tout état individuel quel qu’il soit, et c’est ce qui justifie son nom de Mahatमहत् ; elle n’est donc jamais individualisée en réalité, et ce n’est qu’au stade suivant que nous trouverons l’individualité effectuée, avec la conscience particulière (ou mieux « particulariste ») du « moi ».
Buddhiबुद्धि, considérée par rapport à l’individualité humaine ou à tout autre état individuel, en est donc le principe immédiat, mais transcendant, comme, au point de vue de l’Existence universelle, la manifestation informelle l’est de la manifestation formelle ; et elle est en même temps ce qu’on pourrait appeler l’expression de la personnalité dans la manifestation, donc ce qui unifie l’être à travers la multiplicité indéfinie de ses états individuels (l’état humain, dans toute son extension, n’étant qu’un de ces états parmi les autres). En d’autres termes, si l’on regarde le « Soi » (Âtmâआत्मा) ou la personnalité comme le Soleil spirituel(1) qui brille au centre de l’être total, Buddhiबुद्धि sera le rayon directement émané de ce Soleil et illuminant dans son intégralité l’état individuel que nous avons à envisager plus spécialement, tout en le reliant aux autres états individuels du même être, ou même, plus généralement encore, à tous ses états manifestés (individuels et non-individuels), et, par delà ceux-ci, au centre lui-même. Il convient d’ailleurs de remarquer, sans trop y insister ici pour ne pas nous écarter de la suite de notre exposé, que, en raison de l’unité fondamentale de l’être dans tous ses états, on doit considérer le centre de chaque état, en lequel se projette ce rayon spirituel, comme identifié virtuellement, sinon effectivement, avec le centre de l’être total ; et c’est pourquoi un état quelconque, l’état humain aussi bien que tout autre, peut être pris comme base pour la réalisation de l’« Identité Suprême ». C’est précisément en ce sens, et en vertu de cette identification, que l’on peut dire, comme nous l’avons fait tout d’abord, que Purushaपुरुष lui-même réside au centre de l’individualité humaine, c’est-à-dire au point où l’intersection du rayon spirituel avec le domaine des possibilités vitales détermine l’« âme vivante » (jîvâtmâजीवात्मा)(2).
D’autre part, Buddhiबुद्धि, comme tout ce qui provient du développement des potentialités de Prakritiप्रकृति, participe des trois gunasगुण ; c’est pourquoi, envisagée sous le rapport de la connaissance distinctive (vijnânaविज्ञान), elle est conçue comme ternaire, et, dans l’ordre de l’Existence universelle, elle est alors identifiée à la Trimûrtiत्रिमूर्ति divine : « Mahatमहत् devient distinctement conçu comme trois Dieux (au sens de trois aspects de la Lumière intelligible, car c’est là proprement la signification du mot sanskrit Dêvaदेव, dont le mot « Dieu » est d’ailleurs, étymologiquement, l’équivalent exact)(3), par l’influence des trois gunasगुण, étant une seule manifestation (mûrtiमूर्ति) en trois Dieux. Dans l’Universel, il est la Divinité (Îshwaraईश्वर, non en soi, mais sous ses trois aspects principaux de Brahmâब्रह्मा, Vishnuविष्णु et Shivaशिव, constituant la Trimûrti त्रिमूर्ति ou « triple manifestation ») ; mais, envisagé distributivement (sous l’aspect, d’ailleurs purement contingent, de la « séparativité »), il appartient (sans pourtant être individualisé lui-même) aux êtres individuels (auxquels il communique la possibilité de participation aux attributs divins, c’est-à-dire à la nature même de l’Être Universel, principe de toute existence) »(4). Il est facile de voir que Buddhiबुद्धि est considérée ici dans ses rapports respectifs avec les deux premiers des trois Purushasपुरुष dont il est parlé dans la Bhagavad-Gîtâ : dans l’ordre « macrocosmique », en effet, celui qui est désigné comme « immuable » est Îshwaraईश्वर même, dont la Trimûrtiत्रिमूर्ति est l’expression en mode manifesté (il s’agit, bien entendu, de la manifestation informelle, car il n’y a là rien d’individuel) ; et il est dit que l’autre est « réparti entre tous les êtres ». De même, dans l’ordre « microcosmique », Buddhiबुद्धि peut être envisagée à la fois par rapport à la personnalité (Âtmâआत्मा) et par rapport à l’« âme vivante » (jîvâtmâजीवात्मा), cette dernière n’étant d’ailleurs que la réflexion de la personnalité dans l’état individuel humain, réflexion qui ne saurait exister sans l’intermédiaire de Buddhiबुद्धि : qu’on se rappelle ici le symbole du soleil et de son image réfléchie dans l’eau ; Buddhiबुद्धि est, nous l’avons dit, le rayon qui détermine la formation de cette image et qui, en même temps, la relie à la source lumineuse.
C’est en vertu du double rapport qui vient d’être indiqué, et de ce rôle d’intermédiaire entre la personnalité et l’individualité, que l’on peut, malgré tout ce qu’il y a nécessairement d’inadéquat dans une telle façon de parler, regarder l’intellect comme passant en quelque sorte de l’état de puissance universelle à l’état individualisé, mais sans cesser véritablement d’être tel qu’il était, et seulement par son intersection avec le domaine spécial de certaines conditions d’existence, par lesquelles est définie l’individualité considérée ; et il produit alors, comme résultante de cette intersection, la conscience individuelle (ahankâraअहङ्कार), impliquée dans l’« âme vivante » (jîvâtmâजीवात्मा) à laquelle elle est inhérente. Comme nous l’avons déjà indiqué, cette conscience, qui est le troisième principe du Sânkhyaसांख्य, donne naissance à la notion du « moi » (ahamअहम्, d’où le nom d’ahankâraअहङ्कार, littéralement « ce qui fait le moi »), car elle a pour fonction propre de prescrire la conviction individuelle (abhimânaअभिमान), c’est-à-dire précisément la notion que « je suis » concerné par les objets externes (bâhyaबाह्य) et internes (abhyantaraअभ्यन्तर), qui sont respectivement les objets de la perception (pratyakshaप्रत्यक्ष) et de la contemplation (dhyânaध्यान) ; et l’ensemble de ces objets est désigné par le terme idamइदम्, « ceci », quand il est ainsi conçu par opposition avec ahamअहम् ou le « moi », opposition toute relative d’ailleurs, et bien différente en cela de celle que les philosophes modernes prétendent établir entre le « sujet » et l’« objet », ou entre l’« esprit » et les « choses ». Ainsi, la conscience individuelle procède immédiatement, mais à titre de simple modalité « conditionnelle », du principe intellectuel, et, à son tour, elle produit tous les autres principes ou éléments spéciaux de l’individualité humaine, dont nous allons avoir à nous occuper maintenant.