CHAPITRE IX
Les enveloppes du « Soi » ;
les cinq vâyusवायु ou fonctions vitales

Purushaपुरुष ou Âtmâआत्मा, se manifestant comme jîvâtmâजीवात्मा dans la forme vivante de l’être individuel, est regardé, selon le Vêdântaवेदान्त, comme se revêtant d’une série d’« enveloppes » (koshasकोश) ou de « véhicules » successifs, représentant autant de phases de sa manifestation, et qu’il serait d’ailleurs complètement erroné d’assimiler à des « corps », puisque c’est la dernière phase seulement qui est d’ordre corporel. Il faut bien remarquer, du reste, qu’on ne peut pas dire, en toute rigueur, qu’Âtmâआत्मा soit en réalité contenu dans de telles enveloppes, puisque, de par sa nature même, il n’est susceptible d’aucune limitation et n’est nullement conditionné par quelque état de manifestation que ce soit(1).

La première enveloppe (ânandamaya-koshaआनन्दमय कोश, la particule mayaमय signifiant « qui est fait de » ou « qui consiste en » ce que désigne le mot auquel elle est jointe) n’est autre chose que l’ensemble même de toutes les possibilités de manifestation qu’Âtmâआत्मा comporte en soi, dans sa « permanente actualité », à l’état principiel et indifférencié. Elle est dite « faite de Béatitude » (Ânandaआनन्द), parce que le « Soi », dans cet état primordial, jouit de la plénitude de son propre être, et elle n’est rien de véritablement distinct du « Soi » ; elle est supérieure à l’existence conditionnée, qui la présuppose, et elle se situe au degré de l’Être pur : c’est pourquoi elle est regardée comme caractéristique d’Îshwaraईश्वर(2). Nous sommes donc ici dans l’ordre informel ; c’est seulement quand on l’envisage par rapport à la manifestation formelle, et en tant que le principe de celle-ci s’y trouve contenu, que l’on peut dire que c’est là la forme principielle ou causale (kârana-sharîraकारण शरीर), ce par quoi la forme sera manifestée et actualisée aux stades suivants.

La seconde enveloppe (vijnânamaya-koshaविज्ञानमय कोष) est formée par la Lumière (au sens intelligible) directement réfléchie de la Connaissance intégrale et universelle (Jnânaज्ञान, la particule viवि impliquant le mode distinctif)(3) ; elle est composée des cinq « essences élémentaires » (tanmâtrasतन्मात्र), « conceptibles », mais non « perceptibles », dans leur état subtil ; et elle consiste dans la jonction de l’intellect supérieur (Buddhiबुद्धि) aux facultés principielles de perception procédant respectivement des cinq tanmâtrasतन्मात्र, et dont le développement extérieur constituera les cinq sens dans l’individualité corporelle(4). La troisième enveloppe (manomaya-koshaमनोमय कोश), dans laquelle le sens interne (manasमनस्) est joint avec la précédente, implique spécialement la conscience mentale(5) ou faculté pensante, qui, comme nous l’avons dit précédemment, est d’ordre exclusivement individuel et formel, et dont le développement procède de l’irradiation en mode réfléchi de l’intellect supérieur dans un état individuel déterminé, qui est ici l’état humain. La quatrième enveloppe (prânamaya-koshaप्राणमय कोश) comprend les facultés qui procèdent du « souffle vital » (prânaप्राण), c’est-à-dire les cinq vâyusवायु (modalités de ce prânaप्राण), ainsi que les facultés d’action et de sensation (ces dernières existant déjà principiellement dans les deux enveloppes précédentes, comme facultés purement « conceptives », alors que, d’autre part, il ne pouvait être question d’aucune sorte d’action, non plus que d’aucune perception extérieure). L’ensemble de ces trois enveloppes (vijnânamayaविज्ञानमय, manomayaमनोमय et prânamayaप्राणमय) constitue la forme subtile (sûkshma-sharîraसूक्ष्म शरीर ou linga-sharîraलिङ्ग शरीर, par opposition à la forme grossière ou corporelle (sthûla-sharîraस्थूल शरीर) ; nous retrouvons donc ici la distinction des deux modes de manifestation formelle dont nous avons déjà parlé à plusieurs reprises.

Les cinq fonctions ou actions vitales sont nommées vâyusवायु, bien qu’elles ne soient pas à proprement parler l’air ou le vent (c’est là, en effet, le sens général du mot vâyuवायु ou vâtaवात, dérivé de la racine verbale वा, aller, se mouvoir, et qui désigne habituellement l’élément air, dont la mobilité est une des propriétés caractéristiques)(6), d’autant plus qu’elles se rapportent à l’état subtil et non à l’état corporel ; mais elles sont, comme nous venons de le dire, des modalités du « souffle vital » (prânaप्राण, ou plus généralement anaअन)(7), considéré principalement dans ses rapports avec la respiration. Ce sont : 1o l’aspiration, c’est-à-dire la respiration considérée comme ascendante dans sa phase initiale (prânaप्राण, au sens le plus strict de ce mot), et attirant les éléments non encore individualisés de l’ambiance cosmique, pour les faire participer à la conscience individuelle, par assimilation ; 2o l’inspiration, considérée comme descendante dans une phase suivante (apânaअपान), et par laquelle ces éléments pénètrent dans l’individualité ; 3o une phase intermédiaire entre les deux précédentes (vyânaव्यान), consistant, d’une part, dans l’ensemble des actions et réactions réciproques qui se produisent au contact entre l’individu et les éléments ambiants, et, d’autre part, dans les divers mouvements vitaux qui en résultent, et dont la correspondance dans l’organisme corporel est la circulation sanguine ; 4o l’expiration (udânaउदान), qui projette le souffle, en le transformant, au delà des limites de l’individualité restreinte (c’est-à-dire réduite aux seules modalités qui sont communément développées chez tous les hommes), dans le domaine des possibilités de l’individualité étendue, envisagée dans son intégralité(8) ; 5o la digestion, ou l’assimilation substantielle intime (samânaसमान), par laquelle les éléments absorbés deviennent partie intégrante de l’individualité(9). Il est nettement spécifié qu’il ne s’agit pas là d’une simple opération d’un ou de plusieurs organes corporels ; il est facile de se rendre compte, en effet, que tout cela ne doit pas être compris seulement des fonctions physiologiques analogiquement correspondantes, mais bien de l’assimilation vitale dans son sens le plus étendu.

La forme corporelle ou grossière (sthûla-sharîraस्थूल शरीर) est la cinquième et dernière enveloppe, celle qui correspond, pour l’état humain, au mode de manifestation le plus extérieur ; c’est l’enveloppe alimentaire (annamaya-koshaअन्नमय कोश), composée des cinq éléments sensibles (bhûtasभूत) à partir desquels sont constitués tous les corps. Elle s’assimile les éléments combinés reçus dans la nourriture (annaअन्न, mot dérivé de la racine verbale adअद्, manger)(10), sécrétant les parties les plus fines, qui demeurent dans la circulation organique, et excrétant ou rejetant les plus grossières, à l’exception toutefois de celles qui sont déposées dans les os. Comme résultat de cette assimilation, les substances terreuses deviennent la chair ; les substances aqueuses, le sang ; les substances ignées, la graisse, la moelle et le système nerveux (matière phosphorée) ; car il est des substances corporelles dans lesquelles la nature de tel ou tel élément prédomine, bien qu’elles soient toutes formées par l’union des cinq éléments(11).

Tout être organisé, résidant dans une telle forme corporelle, possède, à un degré plus ou moins complet de développement, les onze facultés individuelles dont nous avons parlé précédemment, et, ainsi que nous l’avons vu également, ces facultés sont manifestées dans la forme de l’être par le moyen de onze organes correspondants (avayavasअवयव, désignation qui est d’ailleurs appliquée aussi dans l’état subtil, mais seulement par analogie avec l’état grossier). On distingue, selon Shankarâchârya(12), trois classes d’êtres organisés, suivant leur mode de reproduction : 1o les vivipares (jîvajaजीवज, ou yonijaयोनिज, ou encore jarâyujaजरायुज), comme l’homme et les mammifères ; 2o les ovipares (ândajaआण्डज), comme les oiseaux, les reptiles, les poissons et les insectes ; 3o les germinipares (udbhijjaउद्भिज्ज), qui comprennent à la fois les animaux inférieurs et les végétaux, les premiers, mobiles, naissant principalement dans l’eau, tandis que les seconds, qui sont fixés, naissent habituellement de la terre ; cependant, d’après divers passages du Vêdaवेद, la nourriture (annaअन्न), c’est-à-dire le végétal (oshadhiओषधि), procède aussi de l’eau, car c’est la pluie (varshaवर्ष) qui fertilise la terre(13).