CHAPITRE X
Unité et identité essentielles du « Soi »
dans tous les états de l’être

Ici, il nous faut insister quelque peu sur un point essentiel : c’est que tous les principes ou éléments dont nous avons parlé, qui sont décrits comme distincts, et qui le sont en effet au point de vue individuel, ne le sont cependant qu’à ce point de vue seulement, et ne constituent en réalité qu’autant de modalités manifestées de l’« Esprit Universel » (Âtmâआत्मा). En d’autres termes, bien qu’accidentels et contingents en tant que manifestés, ils sont l’expression de certaines des possibilités essentielles d’Âtmâआत्मा (celles qui, par leur nature propre, sont des possibilités de manifestation) ; et ces possibilités, en principe et dans leur réalité profonde, ne sont rien de distinct d’Âtmâआत्मा. C’est pourquoi on doit les considérer, dans l’Universel (et non plus par rapport aux êtres individuels), comme étant véritablement Brahmaब्रह्म même, qui est « sans dualité », et hors duquel il n’est rien, ni manifesté ni non-manifesté(1). D’ailleurs, ce hors de quoi il y a quelque chose ne peut être infini, étant limité par cela même qu’il laisse en dehors ; et ainsi le Monde, en entendant par ce mot l’ensemble de la manifestation universelle, ne peut se distinguer de Brahmaब्रह्म qu’en mode illusoire, tandis que, par contre, Brahmaब्रह्म est absolument « distinct de ce qu’Il pénètre »(2), c’est-à-dire du Monde, puisqu’on ne peut Lui appliquer aucun des attributs déterminatifs qui conviennent à celui-ci, et que la manifestation universelle tout entière est rigoureusement nulle au regard de Son Infinité. Comme nous l’avons déjà fait remarquer ailleurs, cette irréciprocité de relation entraîne la condamnation formelle du « panthéisme », ainsi que de tout « immanentisme » ; et elle est aussi affirmée très nettement en ces termes par la Bhagavad-Gîtâ : « Tous les êtres sont en moi et moi je ne suis pas en eux… Mon Être supporte les êtres, et, sans qu’il soit en eux, c’est par lui qu’ils existent »(3). On pourrait dire encore que Brahmaब्रह्म est le Tout absolu, par là même qu’Il est infini, mais que, d’autre part, si toutes choses sont en Brahmaब्रह्म, elles ne sont point Brahmaब्रह्म en tant qu’elles sont envisagées sous l’aspect de la distinction, c’est-à-dire précisément en tant que choses relatives et conditionnées, leur existence comme telles n’étant d’ailleurs qu’une illusion vis-à-vis de la réalité suprême ; ce qui est dit des choses et ne saurait convenir à Brahmaब्रह्म, ce n’est que l’expression de la relativité, et en même temps, celle-ci étant illusoire, la distinction l’est pareillement, parce que l’un de ses termes s’évanouit devant l’autre, rien ne pouvant entrer en corrélation avec l’Infini ; c’est en principe seulement que toutes choses sont Brahmaब्रह्म, mais aussi c’est cela seul qui est leur réalité profonde ; et c’est là ce qu’il ne faut jamais perdre de vue si l’on veut comprendre ce qui suivra(4).

« Aucune distinction (portant sur des modifications contingentes, comme la distinction de l’agent, de l’action, et du but ou du résultat de cette action) n’invalide l’unité et l’identité essentielles de Brahmaब्रह्म comme cause (kâranaकारण) et effet (kâryaकार्य)(5). La mer est la même que ses eaux et n’en est pas différente (en nature), bien que les vagues, l’écume, les jaillissements, les gouttes et autres modifications accidentelles que subissent ces eaux existent séparément ou conjointement comme différentes les unes des autres (lorsqu’on les considère en particulier, soit sous l’aspect de la succession, soit sous celui de la simultanéité, mais sans que leur nature cesse pour cela d’être la même)(6). Un effet n’est pas autre (en essence) que sa cause (bien que la cause, par contre, soit plus que l’effet) ; Brahmaब्रह्म est un (en tant qu’Être) et sans dualité (en tant que Principe Suprême) ; Soi-même, Il n’est pas séparé (par des limitations quelconques) de Ses modifications (tant formelles qu’informelles) ; Il est Âtmâआत्मा (dans tous les états possibles), et Âtmâआत्मा (en soi, à l’état inconditionné) est Lui (et non autre que Lui)(7). La même terre offre des diamants et autres minéraux précieux, des rocs de cristal, et des pierres vulgaires et sans valeur ; le même sol produit une diversité de plantes présentant la plus grande variété dans leurs feuilles, leurs fleurs et leurs fruits ; la même nourriture est convertie dans l’organisme en sang, en chair, et en excroissances variées, telles que les cheveux et les ongles. Comme le lait se change spontanément en caillé et l’eau en glace (sans que ce passage d’un état à un autre implique d’ailleurs aucun changement de nature), ainsi Brahmaब्रह्म Se modifie diversement (dans la multiplicité indéfinie de la manifestation universelle), sans l’aide d’instruments ou de moyens extérieurs de quelque espèce que ce soit (et sans que Son unité et Son identité en soient affectées, donc sans qu’on puisse dire qu’Il soit modifié en réalité, bien que toutes choses n’existent effectivement que comme Ses modifications)(8). Ainsi l’araignée forme sa toile de sa propre substance, les êtres subtils prennent des formes diverses (non corporelles), et le lotus croît de marais en marais sans organes de locomotion. Que Brahmaब्रह्म soit indivisible et sans parties (comme Il l’est), n’est pas une objection (à cette conception de la multiplicité universelle dans Son unité, ou plutôt dans Sa « non-dualité ») ; ce n’est pas Sa totalité (éternellement immuable) qui est modifiée dans les apparences du Monde (ni quelqu’une de Ses parties, puisqu’Il n’en a point, mais c’est Lui-même envisagé sous l’aspect spécial de la distinction ou de la différenciation, c’est-à-dire comme sagunaसगुण ou savishêshaसविशेष ; et, s’Il peut être envisagé ainsi, c’est parce qu’Il comporte en Soi toutes les possibilités, sans que celles-ci soient aucunement des parties de Lui-même)(9). Divers changements (de conditions et de modes d’existence) sont offerts à la même âme (individuelle) rêvant (et percevant dans cet état les objets internes, qui sont ceux du domaine de la manifestation subtile)(10) ; diverses formes illusoires (correspondant à différentes modalités de manifestation formelle, autres que la modalité corporelle) sont revêtues par le même être subtil sans altérer en rien son unité (une telle forme illusoire, mâyâvi-rûpaमायावि रूप, étant considérée comme purement accidentelle et n’appartenant pas en propre à l’être qui s’en revêt, de sorte que celui-ci doit être regardé comme non-affecté par cette modification tout apparente)(11). Brahmaब्रह्म est tout-puissant (puisqu’Il contient tout en principe), propre à tout acte (quoique « non-agissant », ou plutôt par cela même), sans organe ou instrument d’action quelconque ; ainsi aucun motif ou but spécial (tel que celui d’un acte individuel), autre que Sa volonté (qui ne se distingue pas de Sa toute-puissance)(12), ne doit être assigné à la détermination de l’Univers. Aucune différenciation accidentelle ne doit Lui être imputée (comme à une cause particulière), car chaque être individuel se modifie (en développant ses possibilités) conformément à sa propre nature(13) ; ainsi le nuage pluvieux distribue la pluie avec impartialité (sans égard pour les résultats spéciaux qui proviendront de circonstances secondaires), et cette même pluie fécondante fait croître diversement différentes semences, produisant une variété de plantes selon leurs espèces (en raison des différentes potentialités respectivement propres à ces semences)(14). Tout attribut d’une cause première est (en principe) en Brahmaब्रह्म, qui (en Soi-même) est cependant dénué de toute qualité (distincte) »(15).

« Ce qui fut, ce qui est et ce qui sera, tout est véritablement Omkâraओंकार (l’Univers principiellement identifié à Brahmaब्रह्म, et, comme tel, symbolisé par le monosyllabe sacré Om ; et toute autre chose, qui n’est pas soumise au triple temps trikâlaत्रिकाल, c’est-à-dire la condition temporelle envisagée sous ses trois modalités de passé, de présent et de futur), est aussi véritablement Omkâraओंकार. Assurément, cet Âtmâआत्मा (dont toutes choses ne sont que la manifestation) est Brahmaब्रह्म, et cet Âtmâआत्मा (par rapport aux divers états de l’être) a quatre conditions (pâdasपाद, mot qui signifie littéralement « pieds ») ; en vérité, tout ceci est Brahmaब्रह्म »(16).

« Tout ceci » doit s’entendre, comme le montre d’ailleurs clairement la suite de ce dernier texte, que nous donnerons plus loin, des différentes modalités de l’être individuel envisagé dans son intégralité, aussi bien que des états non-individuels de l’être total ; les uns et les autres sont également désignés ici comme les conditions d’Âtmâआत्मा, bien que d’ailleurs, en soi, Âtmâआत्मा soit véritablement inconditionné et ne cesse jamais de l’être.