CHAPITRE XII
L’état de veille
ou la condition de Vaishwânaraवैश्वानर

« La première condition est Vaishwânaraवैश्वानर, dont le siège(1) est dans l’état de veille (jâgarita-sthânaजागरित स्थान), qui a la connaissance des objets externes (sensibles), qui a sept membres et dix-neuf bouches, et dont le domaine est le monde de la manifestation grossière »(2).

Vaishwânaraवैश्वानर est, comme l’indique la dérivation étymologique de ce nom(3), ce que nous avons appelé l’« Homme Universel », mais envisagé plus particulièrement dans le développement complet de ses états de manifestation, et sous l’aspect spécial de ce développement. Ici, l’extension de ce terme semble même être restreinte à l’un de ces états, le plus extérieur de tous, celui de la manifestation grossière qui constitue le monde corporel ; mais cet état particulier peut être pris pour symbole de tout l’ensemble de la manifestation universelle, dont il est un élément, et cela parce qu’il est pour l’être humain la base et le point de départ obligé de toute réalisation ; il suffira donc, comme en tout symbolisme, d’effectuer les transpositions convenables suivant les degrés auxquels la conception devra s’appliquer. C’est en ce sens que l’état dont il s’agit peut être rapporté à l’« Homme Universel » et décrit comme constituant son corps, conçu par analogie avec celui de l’homme individuel, analogie qui est, comme nous l’avons déjà dit, celle du « macrocosme » (adhidêvakaअधिदेवक) et du « microcosme » (adhyâtmikaअध्यात्मिक). Sous cet aspect, Vaishwânaraवैश्वानर est aussi identifié à Virâjविराज्, c’est-à-dire à l’Intelligence cosmique en tant qu’elle régit et unifie dans son intégralité l’ensemble du monde corporel. Enfin, à un autre point de vue, qui corrobore d’ailleurs le précédent, Vaishwânaraवैश्वानर signifie encore « ce qui est commun à tous les hommes » ; c’est alors l’espèce humaine, entendue comme nature spécifique, ou plus précisément ce qu’on peut appeler le « génie de l’espèce »(4) ; et, en outre, il convient de remarquer que l’état corporel est effectivement commun à toutes les individualités humaines, quelles que soient les autres modalités dans lesquelles elles sont susceptibles de se développer pour réaliser, en tant qu’individualités et sans sortir du degré humain, l’extension intégrale de leurs possibilités respectives(5).

Par ce qui vient d’être dit, on peut comprendre comment il faut entendre les sept membres dont il est question dans le texte de la Mândûkya Upanishad, et qui sont les sept parties principales du corps « macrocosmique » de Vaishwânaraवैश्वानर : 1o l’ensemble des sphères lumineuses supérieures, c’est-à-dire des états supérieurs de l’être, mais envisagés ici uniquement dans leurs rapports avec l’état dont il s’agit spécialement, est comparé à la partie de la tête qui contient le cerveau, lequel, en effet, correspond organiquement à la fonction « mentale », qui n’est qu’un reflet de la Lumière intelligible ou des principes supra-individuels ; 2o le Soleil et la Lune, ou plus exactement les principes représentés dans le monde sensible par ces deux astres(6), sont les deux yeux ; 3o le principe igné est la bouche(7) ; 4o les directions de l’espace (dishदिश्) sont les oreilles(8) ; 5o l’atmosphère, c’est-à-dire le milieu cosmique dont procède le « souffle vital » (prânaप्राण), correspond aux poumons ; 6o la région intermédiaire (Antarikshaअन्तरिक्ष) qui s’étend entre la Terre (Bhûभू ou Bhûmiभूमि) et les sphères lumineuses ou les Cieux (Swarस्वर् ou Swargaस्वर्ग), région considérée comme le milieu où s’élaborent les formes (encore potentielles par rapport à l’état grossier), correspond à l’estomac(9) ; 7o enfin, la Terre, c’est-à-dire, au sens symbolique, l’aboutissement en acte de toute la manifestation corporelle, correspond aux pieds, qui sont pris ici comme l’emblème de toute la partie inférieure du corps. Les relations de ces divers membres entre eux et leurs fonctions dans l’ensemble cosmique auquel ils appartiennent sont analogues (mais non identiques, bien entendu) à celles des parties correspondantes de l’organisme humain. On remarquera qu’il n’est pas question ici du cœur, parce que sa relation directe avec l’Intelligence universelle le place en dehors du domaine des fonctions proprement individuelles, et parce que ce « séjour de Brahmaब्रह्म » est véritablement le point central, tant dans l’ordre cosmique que dans l’ordre humain, tandis que tout ce qui est de la manifestation, et surtout de la manifestation formelle, est extérieur et « périphérique », si l’on peut s’exprimer ainsi, appartenant exclusivement à la circonférence de la « roue des choses ».

Dans la condition dont il s’agit, Âtmâआत्मा, en tant que Vaishwânaraवैश्वानर, prend conscience du monde de la manifestation sensible (considéré aussi comme le domaine de cet aspect du « Non-Suprême » Brahmaब्रह्म qui est appelé Virâjविराज्), et cela par dix-neuf organes, qui sont désignés comme autant de bouches, parce qu’ils sont les « entrées » de la connaissance pour tout ce qui se rapporte à ce domaine particulier ; et l’assimilation intellectuelle qui s’opère dans la connaissance est souvent comparée symboliquement à l’assimilation vitale qui s’effectue par la nutrition. Ces dix-neuf organes (en impliquant d’ailleurs dans ce terme les facultés correspondantes, conformément à ce que nous avons dit de la signification générale du mot indriyaइन्द्रिय) sont : les cinq organes de sensation, les cinq organes d’action, les cinq souffles vitaux (vâyusवायु), le « mental » ou le sens interne (manasमनस्), l’intellect (Buddhiबुद्धि, considérée ici exclusivement dans ses rapports avec l’état individuel), la pensée (chittaचित्त), conçue comme la faculté qui donne une forme aux idées et qui les associe entre elles, et enfin la conscience individuelle (ahankâraअहङ्कार) ; ces facultés sont celles que nous avons précédemment étudiées en détail. Chaque organe et chaque faculté de tout être individuel compris dans le domaine considéré, c’est-à-dire dans le monde corporel, procèdent respectivement de l’organe et de la faculté qui leur correspondent en Vaishwânaraवैश्वानर, organe et faculté dont ils sont en quelque sorte un des éléments constituants, au même titre que l’individu auquel ils appartiennent est un élément de l’ensemble cosmique, dans lequel, pour sa part et à la place qui lui revient en propre (du fait qu’il est cet individu et non un autre), il concourt nécessairement à la constitution de l’harmonie totale(10).

L’état de veille, dans lequel s’exerce l’activité des organes et des facultés dont il vient d’être question, est considéré comme la première des conditions d’Âtmâआत्मा, bien que la modalité grossière ou corporelle à laquelle il correspond constitue le dernier degré dans l’ordre de développement (prapanchaप्रपञ्च) du manifesté à partir de son principe primordial et non-manifesté, marquant le terme de ce développement, du moins par rapport à l’état d’existence dans lequel se situe l’individualité humaine. La raison de cette anomalie apparente a déjà été indiquée : c’est dans cette modalité corporelle que se trouve pour nous la base et le point de départ de la réalisation individuelle d’abord (nous voulons dire de l’extension intégrale rendue effective pour l’individualité), et ensuite de toute autre réalisation qui dépasse les possibilités de l’individu et implique une prise de possession des états supérieurs de l’être. Par suite, si l’on se place, comme nous le faisons ici, non au point de vue du développement de la manifestation, mais au point de vue et dans l’ordre de cette réalisation avec ses divers degrés, ordre allant au contraire nécessairement du manifesté au non-manifesté, cet état de veille doit bien être regardé comme précédant en effet les états de rêve et de sommeil profond, qui correspondent, l’un aux modalités extra-corporelles de l’individualité, l’autre aux états supra-individuels de l’être.